Amiral Kouznetsov en Syrie : Moscou va employer son porte-avions pour la première fois de l'histoire !

...par Caroline Galactéros - le 20/10/2016.

 

Docteur en Science politique, ancien auditeur de l'IHEDN, elle a enseigné la stratégie et l'éthique à l'Ecole de Guerre et à HEC.

 

Colonel de réserve, elle dirige aujourd'hui la société de conseil PLANETING et tient la chronique "Etat d'esprit, esprit d'Etat" au Point.fr.

Elle a publié "Manières du monde. Manières de guerre" (éd. Nuvis, 2013) et "Guerre, Technologie et société" (avec R. Debray et V. Desportes, éd. Nuvis, 2014).

Polémologue, spécialiste de géopolitique et d'intelligence stratégique, elle décrit sans détours mais avec précision les nouvelles lignes de faille qui dessinent le monde d'aujourd'hui.



Le groupe aéronaval formé autour du porte-avions Amiral Kouznetsov et protégé entre autres par le croiseur nucléaire Pierre le Grand.

Le groupe aéronaval formé autour du porte-avions Amiral Kouznetsov et protégé entre autres par le croiseur nucléaire Pierre le Grand.

Il est en route. Le « croiseur lourd porte-aéronefs » Amiral Kouznetsov, navire amiral de la marine russe, long de 302 mètres et lourd de 65000 tonnes en pleine charge, a quitté la base de Severomorsk dans la Mer de Barents (à 1900 km au Nord de Moscou…) pour rejoindre la base navale russe de Tartous en Syrie. Il n’est pas seul à faire le voyage : il sera accompagné pour l’occasion du navire-amiral de la Flotte du Nord, le Pierre le Grand, un croiseur à propulsion nucléaire de classe Kirov, long de 252 mètres et lourd de 28 000 tonnes, très lourdement armé, ainsi que par deux destroyers de lutte anti-sous-marine de classe Oudaloï basés eux aussi dans la Flotte du Nord, le Severomorsk et le Vice-Amiral Koulakov. Ce n’est probablement pas tout. Sur Twitter, Igor Delanoë, historien spécialiste de la marine russe et directeur-adjoint de l’Observatoire franco-russe, a noté que la nouvelle frégate Amiral Essen (deuxième navire de la classe Grigorovitch, commissionné il y a quelques semaines et destiné à la Flotte de la Mer Noire) fera escale à La Valette (capitale de la République de Malte, ndlr) entre le 25 et 28 octobre. Il est probable qu’elle rejoindra ensuite le porte-avions russe en Méditerranée orientale. Quant au site RussianDefPolicy, celui-ci a noté que deux destroyers de la Flotte du Pacifique avaient quitté Vladivostok, probablement pour rejoindre la Méditerranée. Il s’agirait d’un autre destroyer de classe Oudaloï, l’Amiral Tributs, récemment remis à niveau, et du destroyer de lutte anti-navire Bystry (« rapide » en français) de classe Sovremenny. L’ensemble de ces navires rejoindra la dizaine de navires russes déjà présents sur place, notamment les récentes corvettes de classe Buyan-M qui se sont déjà illustrées en tirant des missiles de croisière « Kalibr » en Syrie. N’oublions pas également qu’un groupe aéronaval ne saurait se passer d’éléments sous-marins. L’Amiral Kouznetsov est donc accompagné d’un sous-marin nucléaire d’attaque (SNA) ou d’un sous-marin nucléaire lanceur de missiles de croisière (SSGN). Au regard des disponibilités de la Flotte du Nord, il pourrait s’agir d’un Akula, d’un Oscar II, d’un Victor III, d’un Sierra ou du dernier Yasen. Au total, la Flotte du Nord dispose en effet de 17 sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) ou lanceurs de missiles de croisière (SSGN), commissionnés entre 1987 et 2000 (hormis le très moderne Yasen commissionné en 2014). La Russie a donc l’embarras du choix, même si ces sous-marins nucléaires ne sont certainement pas tous disponibles (les SSGN Oscar II présentent un excellent taux de disponibilité, supérieur à 50%, ce qui rend probable cette hypothèse).

Il est étonnant de voir que la presse britannique s’est fait un large écho du passage prochain dans la Manche du groupe aéronaval russe... comme s’il s’agissait d’une attaque caractérisée ! Pour Londres, crier “au loup” afin que Washington entende ses suppliques (et sauver la Navy ?)... Pour passer de la Mer de Barents à la Méditerranée orientale, Moscou n’a pourtant guère le choix… et ce n’est pas la première fois que le Kouznetsov se rend dans cette mer chaude (il est vrai que c’est la première fois qu’il pourrait intervenir lors d’un conflit armé). Permettez-moi de remarquer ce très beau “troll” du quotidien Daily Mail qui a publié des photos du sous-marin supposé accompagner le “Kouze”… Sauf qu’il s’agit sur la photo d’un sous-marin nucléaire lanceur d’engins (SNLE) de classe Delta IV et aucunement d’un sous-marin nucléaire d’attaque ou d’un sous-marin lanceur de missiles de croisière ! Protéger un groupe aéronaval avec un sous-marin équipé de missiles intercontinentaux et chargé d’assurer la dissuasion nucléaire, voilà une bien drôle d’idée… La légère malhonnêteté est que l’article donne l’impression que le sous-marin a été photographié par la marine norvégienne ces jours-ci à bord d’un avion de reconnaissance Lockheed P3-Orion. Bigre!

Faisons un bref récapitulatif du déploiement possible des forces navales russes en Méditerranée orientale :

  • 1 porte-avions de classe Kouznetsov (65 000 tonnes)
  • 1 croiseur nucléaire de classe Kirov (28 000 tonnes)
  • 1 sous-marin nucléaire d’attaque de classe inconnue (de 8000 à 19000 tonnes)
  • 1 destroyer de lutte anti-navires de classe Sovremenny (8000 tonnes)
  • 3 destroyers de lutte anti-sous-marine de classe Oudaloï (7500 tonnes)
  • 1 frégate de classe Grigorovitch (4000 tonnes)
  • Plusieurs corvettes déjà présentes en Mer Méditerranée

Sans compter les navires de ravitaillement et de support, une quinzaine de navires russes pourraient ainsi croiser en Mer Méditerranée orientale pour un tonnage approchant les 150 000 tonnes. C’est donc bien un déploiement extrêmement important et un signe géostratégique très fort que Moscou adresse aux puissances occidentales pour marquer son retour dans les affaires du Moyen-Orient et des mers chaudes, ces dernières étant d’ailleurs célébrées dans l’hymne de la Fédération de Russie. L’annonce de la transformation de l’installation de Tartous en Syrie (officiellement « point d'appui matériel et technique ») en « base navale permanente » montre dès lors que la présence russe dans cette zone est bien pour le Kremlin d’une importance stratégique.

Il faut néanmoins modérer notre propos par certaines remarques.

Primo, quelles seront les capacités réelles de ce groupe aéronaval mené par le porte-avions Amiral Kouznetsov ? Dans un récent article, Igor Delanoë expliquait ainsi : « Le groupe aéronaval que devrait emporter le "Kouze" – présenté par les autorités comme devant être "complet" – pourrait comprendre 10 Su-33 et 4 MiG-29K (version monoplace donc), ainsi que des hélicoptères Ka-52K, à l'origine conçus pour être déployés sur les BPC Mistral. Les Su-33 ont été optimisés ces dernières années pour des missions de supériorité aérienne et de protection du groupe naval. Ils ont par ailleurs été dotés du système de désignation des cibles Gefest SVP-24 utilisé notamment en Syrie pour le ciblage des bombes gravitationnelles. Les MiG-29K sont des appareils multirôles de 4e génération appelés à mener, dans le cadre de cette sortie, des missions de combat en Syrie. Il s'agit là d'un tournant à maints égards : jusqu'à présent, le PA russe et son groupe se situaient à la rupture Mer-Air tout en disposant des capacités à mener des missions de lutte anti-surface (mer-mer) et anti-aériennes (air-air). Les MiG-29K pourraient mettre en œuvre des munitions de précision guidées de type KAB-500 pour frapper des cibles au sol, ainsi que des missiles anti-navires Kh-35. Le premier appontage d'un MiG-29K sur le PA s'est ainsi déroulé le 8 août dernier. Il faut également s'attendre à ce que les hélicoptères Ka-52K soient impliqués dans des missions d'appui feu en Syrie : les essais d'appontage se sont déroulés pour leur part fin août 2016 sur le "Kouze"».

Sur le papier, il s’agit donc d’une évolution notable pour le « Kouze » puisque celui-ci principalement conçu pour des missions de défense anti-aérienne et dans une certaine mesure de lutte anti-navires pourrait désormais, surtout avec ses nouveaux chasseurs multirôles MiG-29K, ajouter à ses capacités initiales des missions de projection de puissance et d'attaque, à l’image des groupes aéronavals américains ou français. Néanmoins, rien n’est encore sûr en la matière. Le Kouznetsov n’est pas équipé d’un système de catapultes, mais d’un système de tremplin : dans la terminologie consacrée, on dit qu’il s’agit d’un STOBAR et non d’un CATOBAR (contrairement au Charles de Gaulle par exemple). Concrètement, cela signifie que, sans catapulte, les avions qui décollent du « Kouze » doivent être allégés et disposent donc a priori d’une capacité d’emport en bombes moins importante que pour des chasseurs équivalents disposés au sol. Il faudra donc voir dans quelle mesure les Su-33 modernisés et les Mig-29K seront capables de mener des opérations au sol en Syrie. Il n’est pas impossible que ces missions soient relativement limitées. Ce qui permet de remarquer une chose : si le « Kouze » peut emporter dans l’absolu jusqu’à une vingtaine de chasseurs multirôles (sans compter les hélicoptères de combat), donc légèrement moins que le Charles de Gaulle, il comptera en Syrie sur un nombre d’appareils réduit, probablement entre 10 et 15. On comprend dès lors que cette dizaine d’appareils supplémentaires ne change pas radicalement le rapport de force en Syrie et qu’il aurait été plus simple (et moins coûteux !) pour les Russes d’augmenter le nombre de chasseurs-bombardiers présents sur leur base terrestre de Lattaquié. L’envoi du navire-amiral de la Flotte est d’abord un signal politique et “de prestige” adressé aux Etats-Unis et un banc d’essai formidable pour tester le navire en condition réelle d’opérations en vue de déterminer l’étendue de la modernisation qu’il subira pendant plusieurs années à son retour. Dès 2017, l’Amiral Kouznetsov quittera en effet l’eau pour subir une IPER (Indisponibilité périodique pour entretien et réparation) de sorte à ce que le porte-avions puissent encore servir une bonne dizaine d’années voire davantage au sein de la marine russe. Les systèmes d’armement et les capteurs seront remplacés par des versions plus modernes, le pont d’envol sera restauré de fond en comble. Mais quid d’éventuelles catapultes pour disposer, grâce aux nouveaux chasseurs Mig-29K, d’une véritable force de projection ?Quid dans ce cas d’un nouveau système de propulsion ? Le “Kouze” pourrait-il alors devenir nucléaire ? La chose a déjà été évoquée, mais n’a jamais été confirmée. Ce qui est certain, c’est que la Russie ne construira pas avant longtemps de nouveau porte-avions (un PA2 pourrait entrer en service éventuellement entre 2035 et 2040…) et que le Kouznetsov devra encore rester en service jusque là si la Russie veut disposer d’une capacité de projection aéronavale.

Secundo, cette impressionnante armada qui vogue vers la Syrie montre aussi les limites de la flotte russe, notamment en matière de navires hauturiers de fort tonnage. Car, avec ce groupe aéronaval en mer, il reste peu de navires au(x) port(s)… La Flotte du Nord s’est ainsi séparée de son seul croiseur (le croiseur nucléaire Pierre le Grand). Pour ses destroyers, avec ses deux Oudaloï de lutte anti-sous-marine déployés, il ne lui en reste plus que trois à Severomorsk. Elle peut également compter sur deux destroyers de lutte-anti-navires de classe Sovremenny. Mais là encore il faudrait s’attarder précisément sur l’état et la disponibilité réels de ces navires car, dans le cas desSovremenny, ces destroyers sont connus pour des problèmes récurrents de chaudière, qui les clouent le plus clair de leur temps au port. Par ailleurs, les destroyers Oudaloï ouSovremenny, de conception soviétique, sont déjà anciens (ils ont été mis en service entre 1980 et 1996) et ne sont pas multirôles : ils ne disposent pas à cet égard de capacités anti-aériennes à long rayon d’action, ce qui les rend davantage vulnérables. Nous pourrions certes dire la même chose de la Flotte du Pacifique qui, avec deux destroyers déployés, ne dispose plus, non plus que de trois destroyers Oudaloï. En matière de croiseurs, la Russie peut compter, en plus du Pierre le Grand de classeKirov, sur deux autres croiseurs de classe Slava, le Moskova (amarré à Sébastopol) et leVaryag (amarré à Vladivostok), mais ceux-ci ont déjà beaucoup servi depuis le début de l’intervention russe en Syrie pour sanctuariser la zone du conflit grâce à leurs systèmes anti-aériens S 300 à longue portée. Ils sont aujourd’hui dans leur ports et doivent subir une longue modernisation, comme le troisième croiseur de classe Slava, le Maréchal Oustinov, modernisé depuis 2011 et qui devrait faire son retour dans la Flotte à la fin de cette année.

Une fois que le porte-avions aura fini sa mission en Syrie, le Maréchal Oustinovpourrait le remplacer au large de Tartous. On voit ainsi que la marine russe jongle difficilement depuis plusieurs années pour éviter les conséquences d’un vide capacitaire évident : en matière de grands navires hauturiers, la Russie dispose encore de navires soviétiques et n’a pas les moyens pour l’instant de construire de nouveaux bâtiments. Elle tente vaille que vaille de moderniser les anciens fleurons soviétiques à l’image du croiseur nucléaire de classe Kirov, l’Amiral Nakhimov, qui pourra remplacer le Pierre le Grand comme navire-amiral de la Flotte du Nord en 2018, qui partira à son tour en modernisation.

Malgré ses limites évidentes, c’est un tournant important pour la marine russe que l’on comparait parfois à un tas de ferraille en ruine. Depuis son intervention syrienne en 2015, la Russie a montré sa capacité à tirer depuis la mer, des missiles de croisière chargés de détruire des cibles terrestres (avec une portée de 1 500 km). Jusque là, seuls la France et les Etats-Unis avaient une telle expérience opérationnelle. En 2016, la Russie devrait rejoindre la France et les Etats-Unis dans le club restreint des forces aéronavales qui se sont frottées aux difficultés de la projection de telles forces en opération extérieure. On voit ainsi que la puissante armada qui quitte la Mer de Barents pour rejoindre la Syrie  manifeste aussi bien le retour géostratégique de la puissance russe au Moyen-Orient que les limites de diverses natures que Moscou rencontre encore pour s’inscrire durablement comme une puissance complète et équilibrée.


Partager :

Écrire commentaire

Commentaires: 0