Attentat de Berlin : décryptage d'un incroyable fiasco sécuritaire et politique européen

Propos recueillis par Alexandre Devecchio  - Le 30/12/2016



FIGAROVOX/GRAND ENTRTETIEN - Alors que l'enquête se poursuit, Thibault de Montbrial revient dans un entretien fleuve sur les attentats de Berlin. Pour lui, le véritable défi qui est posé à l'Europe est celui de l'islamisme et non seulement du terrorisme.


Spécialiste des questions de terrorisme, Thibault de Montbrial est avocat au barreau de Paris et président du Centre de réflexion sur la sécurité intérieure. Son premier livre, Le sursaut ou le chaos, est paru en juin 2015 aux éditions Plon. Il a préfacé le livre La France djihadiste d'Alexandre Mendel, paru en avril 2016 aux éditions Ring.


Deux semaines après les attentats de Berlin, l'enquête se poursuit et les révélations se multiplient. La police berlinoise avait surveillé Anis Amri de mars à septembre 2016 car elle soupçonnait cet individu classé «dangereux» depuis des mois de vouloir acheter des armes pour commettre un attentat. Peut-on parler de négligence?

Thibault de Montbrial: Même s'il est difficile de se prononcer de la base de premiers éléments d'enquête nécessairement incomplets, il semble que la sécurité intérieure allemande ait en l'espèce, pour le moins, fait montre d'une certaine légèreté.

Pour autant, en même temps que sont révélés ces possibles dysfonctionnements, il faut noter que les dirigeants allemands ont aussitôt engagé une analyse critique de leur politique anti-terroriste avec une certaine lucidité, du moins dans le propos. Il faudra voir si au-delà des mots, l'audit annoncé débouche sur la mise en œuvre de modes opératoires plus performants.

L'Allemagne a-t-elle sous-estimée la menace terroriste?

Très clairement oui. Pourtant, depuis le début 2016, les coups de semonce se multipliaient: attaque d'un policier par une adolescente germano-marocaine de 16 ans à Hanovre (février, 1 blessé) ; attaque des passagers d'un train à l'arme blanche par un jeune demandeur d'asile de 17 ans à Wurtzbourg (juillet, 5 blessés) ; attentat suicide d'un réfugié Syrien de 27 ans lors d'un festival à Ansbach (juillet, 15 blessés) ; projets d'attaques d'un aéroport berlinois par un réfugié syrien (octobre) et d'un marché de noël à Ludwigshafen par un enfant de 12 ans d'origine irakienne (fin novembre) sans compter l'identification d'une taupe au sein du renseignement intérieur allemand il y a quelques semaines: on ne peut pas dire que les avertissements aient manqués.

Mais pour un certain nombre de raisons qui tiennent tant à son histoire qu'à l'euphorie qui a accompagné la vague migratoire de 2015/2016, les allemands se sont sans doute crus plus à l'abri que des pays comme la France et n'ont que peu adapté leur arsenal juridique (pas de texte de procédure anti-terroriste spécifique) et sécuritaire (peu ou pas de vidéo surveillance ; peu de présence policière sérieusement armée sur le terrain).

Les observateurs qui comparent l'attaque de Berlin à celle de Nice ont raison pour le mode opératoire, mais pas pour l'effet psychologique. Celle de Berlin est la première attaque islamiste d'ampleur subie par l'Allemagne alors que celle de Nice est venue s'ajouter à une liste hélas déjà longue d'attaques massives réussies (Charlie, 13 novembre) ou ratées (Villejuif, Thalys) que la France avait connues depuis 18 mois.

D'un point de vue psychologique, l'attaque de Berlin correspond, pour les allemands, à ce qu'a constituée l'attaque de janvier 2015 pour les français. Il sera intéressant d'observer la réaction de nos voisins sur le moyen terme, aussi bien dans l'adaptation juridique que de la posture sécuritaire. Il est d'ores et déjà manifeste que le débat sera central au cours de la période électorale qui s'ouvre outre-Rhin.

Amri a aussi pu échapper à une expulsion d'Allemagne après le rejet de sa demande d'asile. Le jeune homme, sous le coup d'une condamnation dans son pays pour vol, avait fui la Tunisie par la mer en mars 2011. En Italie, il a purgé jusqu'en mai 2015 près de quatre années de détention pour un incendie criminel. Après l'attentat, il a transité par la France. Cela interroge sur les frontières de l'Europe et le droit européen …

Le parcours d'Amri est consternant. Après avoir incendié le centre de réfugiés qui l'avait accueilli à son arrivé début 2011, l'intéressé a pu rester en Europe à l'issue de ses quatre années de détention en Italie ; repéré par les Allemands pour sa radicalisation, il a fait l'objet d'une surveillance pour le moins légère ; après le rejet de sa demande d'asile, il est demeuré sur le territoire européen ; enfin, après l'attentat et bien qu'il ait fait l'objet d'une fiche de recherche dans toute l'Europe, il a pu tranquillement traverser quatre frontières (Allemagne/Pays-Bas, Pays-Bas/Allemagne, Allemagne/France, France/Italie) tout en portant une arme sans être inquiété le moins du monde. Ces évènements successifs illustrent la faillite de la construction européenne en matière de sécurité, mélange d'angélisme idéologique et d'impuissance à appliquer ses propres textes.

Pour ce qui concerne le cas particulier des conséquences sécuritaires de la libre circulation au sein de l'espace Schengen, je suis frappé par le parallèle entre le parcours d'Amri et celui de Medhi Nemmouche fin mai 2014.

À l'époque, l'auteur de l'attaque du musée juif de Bruxelles (4 morts) avait pu tranquillement monter dans un autocar en Belgique et n'avait été arrêté à Marseille que par l'heureux hasard d'un contrôle douanier inopiné. Il avait passé la frontière belgo/française avec une kalachnikov dans son sac sans la moindre difficulté. Trente mois plus tard, et bien que les pays intéressés aient entretemps fait application des mécanismes dérogatoires du traité de Schengen permettant de reprendre les contrôles aux frontières, l'homme le plus recherché d'Europe a donc pu lui aussi franchir quatre frontières avec une arme à feu sans être inquiété le moins du monde, et c'est là encore un contrôle inopiné qui a permis sa neutralisation.

À chaque attentat, les mêmes causes produisent les mêmes effets. Le gruyère européen est traversé de part en part par ceux qui sont venus s'y attaquer. Il est à cet égard particulièrement navrant que la réponse du Président de la Commission Européenne Jean-Claude Juncker aux derniers évènements soit d'encourager à toujours plus d'ouverture. Vient un moment où on ne peut plus s'étonner que l'irresponsabilité de tels discours renforce l'attractivité de certains populismes.

En Allemagne, le débat s'est également focalisé sur l'accueil des migrants. Il est avéré que des djihadistes se glissent parmi ces derniers. Un principe de précaution doit-il être mis en place?

Non seulement il est avéré que des djihadistes se glissent parmi les migrants, mais tout le monde a oublié que le programme avait été annoncé dès l'hiver 2015! En effet, les services de sécurité italiens avaient indiqué dans une note que l'État islamique allait contribuer à organiser une vague migratoire sans précédent à compter de l'été, afin d'une part de déstabiliser l'Europe par le nombre de migrants et d'autre part de permettre, par les conséquences de la submersion sur l'efficacité des contrôles, l'infiltration de ses combattants au sein du territoire européen.

Force est de constater que le programme annoncé a été exécuté à la lettre. Outre les auteurs d'attaques ou de projets d'attaques en Allemagne rappelés ci-dessus, il faut se souvenir que plusieurs des auteurs de l'attaque du 13 novembre sont passés par la route des migrants. C'est également le cas de l'auteur de l'attaque du Thalys d'Août 2015, qui l'a détaillé récemment sur procès-verbal devant le Juge d'Instruction, ou encore de l'assaillant du commissariat du 18ème arrondissement de Paris, abattu par des policiers le 7 janvier 2016.

Dès lors, il est par hypothèse certain que d'autres individus sont ainsi entrés en Europe par la route des migrants et qu'ils attendent des instructions et/ou des moyens pour agir.

Dans ces conditions, je suis sidéré d'entendre encore certains hommes politiques français nier encore la réalité que constitue l'infiltration des migrants par les djihadistes, alors qu'elle a d'ores et déjà été judiciairement établie à de multiples reprises.

S'il n'est évidemment pas question d'opérer un amalgame mécanique entre migrants et djihadistes, il faut avoir conscience que la formidable vague migratoire qui s'est abattue sur l'Europe depuis deux ans porte le germe de difficultés à venir qui dépassent d'ailleurs largement le terrorisme. Anesthésiés par l'émotion d'une photo, nos dirigeants ont ouvert tout grand leurs portes à des centaines de milliers de personnes dont ils ont pour la plupart été incapables de contrôler l'origine et l'identité.

Depuis, outre la problématique de l'infiltration terroriste, il est avéré que beaucoup ne fuient pas la guerre mais s'inscrivent dans une logique de migration économique et l'Allemagne a brutalement découvert à l'occasion de la Saint-Sylvestre 2015 non seulement à Cologne, mais dans plus d'une dizaine de villes, des difficultés imprévues liées à cette nouvelle immigration. Nos dirigeants ont cru que, parce qu'ils fuyaient la précarité, les nouveaux migrants allaient accepter de renoncer à leur culture et l'expérience montre aujourd'hui que la réalité est significativement plus complexe.

Enfin, cette affaire illustre de façon criarde la faillite de l'Union Européenne à appliquer son propre droit, puisque le taux d'exécution des expulsions liées au refus d'asile est inférieur à 5%: ainsi en pratique, il est acquis que quelle que soit son origine sociale et son objectif (fuir la guerre ou immigration économique), un migrant qui arrive à pénétrer sur le territoire de l'Union Européenne a plus de 95% de chance d'y rester quoi qu'il arrive.

Cette politique devrait à mon sens être totalement revue, selon des modalités de fermeté (sur le modèle australien par exemple) qui mériteraient à elles seules un article entier ; en toute hypothèse, il est irresponsable d'accueillir ces gens en sachant à l'avance qu'on ne pourra pas expulser ceux qui ne remplissent pas les critères de l'octroi de l'asile, car cela constitue un appel d'air que la complicité de certaines associations avec les passeurs, récemment dénoncée par l'agence FRONTEX, ne risque pas d'atténuer.

Près de deux ans après la tuerie de Charlie Hebdo, l'Europe est-elle prête à relever le défi de l'islamisme et du terrorisme?

Le véritable défi qui est posé non seulement à l'Europe, mais à l'Occident, est celui de l'islamisme. Nombreux sont ceux qui évoquent encore «le terrorisme» comme s'il s'agissait d'une entité autonome. Il faut rappeler une fois encore que le terrorisme n'est qu'un moyen, mis au service d'une cause: l'islamisme, qui est une doctrine politique de conquête.

Or, le terrorisme n'est lui-même qu'un des moyens d'action de cette doctrine. En effet, pour s'en tenir à la France, nombreux sont ceux qui, dans le monde associatif notamment, sont aujourd'hui engagés dans un combat communautariste qui a vocation à saper notre lien social. Le CCIF est par exemple aussi actif qu'habile en la matière, combinant logique victimaire, culpabilisation de notre société et revendications communautaristes incessantes. Du côté de l'UOIF, la logique et les objectifs sont régulièrement mis en lumière, comme encore récemment dans l'excellente enquête de Bernard de la Villardière diffusée sur M6 qui a en particulier mis en exergue la duplicité de certains élus locaux.

Il faut rapprocher ces agissements des chiffres révélés par l'Institut Montaigne cet automne: 28 % de ceux qui se réclament de religion, de culture ou de tradition musulmane considèrent la charia comme supérieure à la loi de la république (avec une terrifiante proportion de 50 % chez les jeunes…). Il apparaît ainsi que le défi qui est proposé aux occidentaux par l'islamisme radical dépasse de loin la seule violence du terrorisme commis en son nom.

Cette «guerre» peut-elle être gagnée uniquement par une politique sécuritaire? Le combat est-il également idéologique et psychologique?

Bien entendu. C'est la nécessaire conséquence du constat qui précède. L'islamisme de conquête est loin de reposer exclusivement sur la violence. En toute hypothèse, il est essentiel de tenter d'éviter la fracture que les islamistes veulent nous imposer. Pour tenter d'y parvenir, il est absolument crucial de «réarmer» notre société sur les plans idéologiques et psychologiques. Les travaux de l'universitaire Gilles Kepel démontrent notamment que l'attirance d'une fraction de la jeunesse française pour le djihadisme repose pour beaucoup sur une quête de sens et une transcendance proposée par l'islam.

L'Occident traverse aujourd'hui une grave crise d'identité. Notre survie comme civilisation ne passera que par une réappropriation du socle millénaire sur lequel nous nous sommes construits: un rationalisme issu de la culture gréco-latine et une gouvernance humaniste issue des Lumières, qui ont offert à l'Homme le cadre le plus libre d'organisation sociale connue à ce jour: liberté de croire, de ne pas croire ou de changer de croyance ; égalité homme/femme ; choix de nos dirigeant.

Ceux qui considèrent que l'Occident en général, et l'Europe en particulier, doit renier ses racines et s'accommoder d'un multiculturalisme qui gommerait ce socle millénaire commettent à cet égard une erreur stratégique calamiteuse. D'abord, ils offrent à notre ennemi l'un de ses arguments majeurs de recrutement, qui repose sur le constat de notre propre vacuité. Ensuite, et quelles que soient les intentions qui président à leurs errances, leur attitude n'est perçue que comme une faiblesse qui renforce la détermination islamiste. Enfin ils oublient que, dans la construction des individus comme celle des peuples, seule la connaissance et l'acceptation de son identité permet de se structurer et donc d'une part, de vivre selon des règles admises par chacun, et d'autre part, de tendre la main aux autres avec la confiance que confère cette solidité intérieure.

Dans son livre Les revenants, le journaliste David Thomson annonce le retour de nombreux djihadistes français potentiellement dangereux. Que faire?

David Thomson a longtemps prêché dans le désert. En 2014, il était raillé par nombre d'intellectuels qui, entre dogmatisme et aveuglement, n'ont pas compris ce qui était en train de nous arriver. Certains de ces «idiots utiles de l'islamisme» (Boualem Sansal), qu'ils sévissent dans les médias, le monde associatif ou la classe politique, n'ont d‘ailleurs pas fini de nous faire du mal.

Aujourd'hui, le sérieux des travaux de David Thomson fait enfin l'objet de la reconnaissance qu'ils méritent. Et effectivement, l'intéressé souligne la dangerosité inhérente au retour des djihadistes, non seulement français, mais plus généralement francophones, les plus aguerris.

Il met également en exergue l'échec des entreprises dites de «déradicalisation»-

Il faut avoir une claire conscience de ce que ces combats impliquent: nous allons être confrontés non seulement à des guerriers expérimentés en mesure d'engager des actions de type militaire sur notre territoire, mais également capables de recruter et de former des combattants qui eux, ne seront jamais partis au djihad. Le terreau islamiste est hélas fertile dans notre pays.

Libération faisait récemment sa une sur les «zones d'ombre» de la guerre contre l'EI et évoquait des assassinats ciblés. Que cela vous inspire-t-il?

J'ai été un des premiers à dire et à écrire que la logique de conquête que nous oppose l'islamisme est une guerre. Compte-tenu de la gravité de la situation actuelle, j'ai aujourd'hui la conviction que la réponse à l'islamisme constituera la grande priorité à laquelle devra s'atteler le prochain Président de la République.

En effet, notre société m'apparaît bien plus fragilisée que beaucoup ne le pensent. Le renforcement constant du communautarisme combiné aux dangers extrêmes que fait peser sur notre sécurité le retour des combattants djihadistes les plus aguerris, nous exposent à un vrai risque d'effondrement. Dès lors, il faut en tirer les conséquences et, puisque c'est une guerre, se donner les moyens de la gagner.

Cela impliquera de renforcer significativement les budgets régaliens traditionnels: la Défense, l'Intérieur, la Justice, l'Éducation.

Citons quelques uns des multiples chantiers qui m'apparaissent importants.

À l'aune de la menace, il me semble nécessaire de repenser la protection du territoire national dans une logique de temps long.

L'opération Sentinelle ne peut durer éternellement selon les modalités actuelles et un nouveau modèle coordonné entre différentes forces (sécurité privée armée pour protéger certaines cibles molles, patrouilles dynamiques de police ou de gendarmerie selon les zones de compétence, forces militaires en réserve pour le cas d'une crise aigüe et/ou pour opérer un bouclage de zone s'il s'avérait nécessaire…) devra, à mon sens, être envisagé.

À propos de la Défense, le général de Villiers a eu parfaitement raison d'attirer vigoureusement l'attention sur la déperdition de l'outil militaire français à l'horizon 2020 si un effort budgétaire conséquent n'était pas mis en place dès l'an prochain.

En ce qui concerne la prison, dont il faut avoir conscience qu'il s'agit d'une des institutions dont l'évolution inquiète le plus les services de renseignement à l'heure actuelle, il deviendra vite indispensable de créer quelques établissements exclusivement dédiés aux islamistes, ce qui permettra à la fois de contenir le prosélytisme et d'optimiser la surveillance des détenus.

Enfin, pour répondre directement à votre question, la logique des assassinats ciblés me paraît parfaitement cohérente avec l'objectif qui consiste à gagner cette guerre. Quelle que soit leur nationalité, éliminer les individus qui ont juré notre perte et pris les armes contre nous me paraît tout à la fois correspondre à un impératif de sécurité et répondre à l'exigence de couper les racines du mal pour tarir la source de propagande, de recrutement et d'entraînement des islamistes, optimisant ainsi les chances de succès du «réarmement» idéologique et psychologique évoqué ci-dessus.

Si de telles opérations m'apparaissent donc absolument indispensables, il est tout aussi nécessaire de ne pas en évoquer l'existence officielle (et naturellement de ne pas en discuter publiquement des modalités), pour des raisons évidentes d'efficacité des missions et de sécurité de leurs auteurs, tout au long de la chaîne de commandement.

Après 70 ans d'une paix inédite en Europe, nous redécouvrons progressivement le tragique de l'histoire. L'Europe et la France en particulier sont aujourd'hui à la croisée des chemins. Les décisions et actes qu'il faudra prendre dans les mois qui viennent et dans les toutes prochaines années seront difficiles et nécessiteront un courage certain. L'expression est sûrement galvaudée, mais on peu dire, avec une gravité certaine, que notre avenir et celui de nos enfants en dépendent.


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