Accident ou attentat ? J'ai enquêté sur la vie et la mort de Christophe de Margerie

par Muriel Boselli - le 23/04/2016.



 

Muriel Boselli est journaliste freelance spécialisée dans l'énergie, domaine qu'elle a couvert pour l'agence de presse Reuters de 2006 à 2014.

 

Que s'est-il vraiment passé, le soir de la mort de l'ancien patron de Total, Christophe de Margerie, le 20 octobre 2014 ?

Pourquoi l'enquête avance-t-elle si peu ?

Journaliste spécialisée dans le secteur de l'énergie, Muriel Boselli a publié le 21 avril "L'énigme Margerie", le fruit d'une enquête de 18 mois, où elle tente d'élucider les mystères qui entourent la mort de Christophe de Margerie – mais aussi sa vie.


 

Lorsque j’ai appris la mort de Christophe de Margerie, digne d’un roman de John Le Carré, je me suis dit que sa vie avait été hors-norme du début jusqu’à la fin, et pourrait être le point de départ d’un roman.

 

Mais c’est aux funérailles que je me suis rendue compte que la réalité l’emportait largement sur la fiction. Toute la planète politico-financière était rassemblée dans l’église Saint-Sulpice, des dignitaires du monde entier avaient fait le déplacement pour pleurer la disparition de ce patron si influent.

Puis, soudain cette phrase au milieu de la cérémonie :

"Pourquoi Christophe est-il mort, pourquoi ? Parce qu’il a été victime d’un accident. Ne cherchez pas d’autres raisons."

 

Les paroles au cœur de l’homélie du curé Antoine de Romanet font encore écho dans ma tête. Nous n’en étions qu’au tout début de l’enquête. Comment pouvait-il donc se permettre de faire une pareille injonction, quelques jours seulement après le drame ?

Cette question a été l’amorce de quelque chose pour moi. J’ai eu envie de gratter, d’en savoir plus. Et c’est à ce moment-là que j’ai démarré mon enquête journalistique.

 

Pendant un an, j’ai interviewé une centaine de personnes, en commençant par les collaborateurs de Total.

J’ai également rencontré ses détracteurs, des proches du principal suspect Vladimir Martynenko, ainsi que son avocat, des spécialistes du milieu judiciaire et d’autres de l’aviation.

Je suis aussi allée au Moyen-Orient, où tout avait commencé pour Christophe de Margerie : c’est là qu’il s’était mis à exister au sein de Total, qu’il avait fait ses premiers gros coups et s’était, peu à peu, profilé comme le futur PDG de la major.

 

Incohérences et zones d'ombre

Après le crash, les autorités russes ont d’emblée officialisé la thèse de l’accident, en pointant la responsabilité de Vladimir Martynenko, le conducteur de la déneigeuse qui a percuté le jet de Christophe de Margerie. En retraçant le déroulé de la nuit du 20 octobre 2014, j’ai trouvé nombre d’incohérences et de zones d’ombre dans la version présentée par les autorités.

Contrairement à ce qui a été déclaré, il ne neigeait pas, ce soir-là : il pleuvait. La neige était effectivement tombée la veille, mais le lendemain, elle avait fondu.

Alors, pourquoi envoyer un convoi de déneigeuses à proximité de la piste de décollage ? C’est l’une des nombreuses contradictions que je développe dans mon livre.

Le Comité d’enquête russe a affirmé que Vladimir Martynenko était ivre la nuit du drame. Son taux d’alcoolémie était de 0,6 grammes dans le sang.

N’importe quel médecin pourra vous dire qu’il s’agit de l’équivalent de deux verres de vin. Est-ce suffisant pour perdre complètement ses repères ? D’autant que le conducteur de la déneigeuse avait 10 années d’expérience à son actif dans l’aéroport de Vnoukovo, où il était considéré comme un employé modèle.

Par ailleurs, le chef du convoi est censé garder un œil constant sur ses déneigeuses.

Or ce soir-là, pendant près deux heures, personne n’a su où était la déneigeuse de Martynenko.

L’engin a tout bonnement disparu, et personne ne s’en est inquiété.

 

La loi du silence

Je ne suis pas en train de dire qu’il s’agit d’un attentat. Je suis journaliste, pas magistrate. Durant la durée de l’enquête j’ai constamment oscillé entre les deux thèses. Face à des personnes qui qualifiaient d’emblée le drame d’accident – sans forcément avoir beaucoup de détails – le doute m’envahissait.

Et face à des défenseurs du complot, je me faisais l’avocat du diable, argumentant que la collision s’était jouée à 50 centimètres. En réalité, je n’ai pas d’avis définitif.

Mais ce qui est insupportable, c’est de constater que l’on enterre le dossier. Le procès de Vladimir Martynenko se tiendra à Moscou au mois de mai. Ce serait bien que, d’ici-là, ces éléments soient éclaircis.

Car l’enquête française n’enquête pas vraiment, l’homologue du BEA en Russie n’a jamais publié son rapport sur l’accident. C’est la loi du silence qui domine autour de ce dossier sulfureux. À ce sujet, ma rencontre avec Patrick Vervelle, le veuf de l’hôtesse de l'air qui a été tuée dans l'avion, a été un véritable tournant dans mes recherches.

Tout d’un coup, je sortais du cercle du pouvoir, pour croiser le regard de quelqu’un qui ne travaille pas dans le pétrole, qui n’est pas un puissant. Simplement quelqu’un de meurtri à la recherche de réponses – qu’il n’a toujours pas.

 

"Business is business" J

e ne fais aucune hypothèse sur de potentiels ennemis de Christophe de Margerie.

En revanche, je raconte sa vie par le prisme de sa mort, et je regarde attentivement les passages de sa carrière qui ont posé problème. Ce qui revient le plus, ce sont de grandes difficultés entre l’homme d’affaires français et les États-Unis.

Total est la 4e plus grosse entreprise pétrolière au monde, mais la première qui n’est pas anglo-saxonne : elle ne défend pas les intérêts de l’oncle Sam mais ceux de la France. À plusieurs reprises, cela a posé problème.

On se souvient de l’embargo imposé par les États-Unis contre l’Iran, notamment avec le Iran sanction Act, en 1996, qui interdisait aux entreprises de façon unilatérale de faire des affaires dans le secteur pétrolier de la république islamique. Or Christophe de Margerie détestait qu’on lui dise ce qu’il devait faire ou pas. Il voulait continuer son business là où il le souhaitait. Il était sur un gros coup en Iran, il est allé jusqu’au bout. Ça a fortement déplu aux États-Unis.

 

Plus récemment, il y a eu les sanctions occidentales contre la Russie, dans le sillage de la crise ukrainienne et de l’annexion de la Crimée. Christophe de Margerie a défendu bec et ongle les Russes. Il a été le seul grand patron au monde à se positionner publiquement contre ces sanctions, à dire haut et fort que c’était une mauvaise idée. Le groupe a signé, sous son impulsion, un projet gazier à hauteur de 27 milliards d’euros. Si ça marche, la Russie deviendrait pour Total le premier fournisseur d’hydrocarbures d’ici 2020.

Nous sommes face à des intérêts gigantesques. "Business is business."

 

Margerie/Mattei : des similitudes troublantes

Christophe de Margerie a également beaucoup critiqué l’hégémonie du dollar dans le monde, notamment dans le secteur pétrolier. Le pétrodollar pèse sur l’économie européenne : il a ouvertement évoqué l’idée d’acheter le pétrole dans une autre devise. Une menace directe pour les États-Unis : la demande en dollar est directement liée à la demande en pétrole. Celle-ci permet de maintenir un dollar fort. Il est d’ailleurs intéressant de constater que, depuis que les sanctions ont été levées en Iran en janvier 2016, des contrats d’approvisionnement ont été signés entre l’Iran et Total, en euro et non plus en dollar.

C’est une grande première et un bouleversement dans l’ordre établi de l’économie mondiale. Il est donc clair que les États-Unis ne portaient pas Christophe de Margerie dans leur cœur, et vice-versa. L’ex patron de Total n’est d’ailleurs pas le premier chef charismatique d’une compagnie pétrolière européenne à s’être un jour aventuré sur les plates-bandes des États-Unis au Moyen-Orient.

On se souvient d’Enrico Mattei, le patron de la firme pétrolière italienne ENI, mort lui aussi dans l’explosion de son avion, au moment d’atterrir à Milan en 1962. On invoquera le mauvais temps comme cause de l’accident. Ce n’est que 35 ans plus tard que la vérité éclate.

Suite à des déclarations de repentis de la mafia sicilienne, on ouvrira de nouvelles enquêtes. Si la mafia est identifiée pour l'exécution de l’attentat, l'identité des mandataires reste jusqu’à ce jour inconnue. Dans tous les cas, beaucoup avaient intérêt à voir Enrico Mattei disparaître, à commencer par les grandes sociétés pétrolières anglo-saxonnes, dont l’arrivée d’ENI les a forcés à revoir leurs contrats, avec des pertes colossales à la clef.

Les similitudes entre les histoires de ces deux PDG sont pour le moins troublantes.

 

Omerta chez Total

Le journaliste qui s’était lancé dans une enquête après la mort d’Enrico Mattei a disparu. J’avouerais que, pendant toute une période, je n’étais pas très sereine. À plusieurs reprises, j’ai eu l’impression d’être sur écoute. Je me souviens de cet entretien avec un avocat russe : cela faisait dix minutes que nous parlions, il était sur le point de me révéler quelque-chose, prononçait une syllabe… Puis la conversation s’est interrompue. Je n’ai jamais pu le recontacter.

Plusieurs fois, je me suis demandé si c’était moi qui étais paranoïaque, ou s’il se passait vraiment quelque-chose. Ce qu’il ressort de tout ça ? Que Total préfère ne rien savoir, pour préserver sa relation avec la Russie et ne pas la mettre dans l’embarras. Qu’il s’agisse d’un attentat ou d’un accident, c’est la honte, pour Poutine, que cela se soit produit dans cet aéroport, son aéroport. Des dignitaires étrangers l’empruntent tous les jours, comme les membres du gouvernement russe.

Du coup, on se tait, comme si rien ne s’était passé. Certaines personnes que j’ai pu interroger chez Total parlent d’omerta.

Plus intrigant encore : ni la famille de Christophe de Margerie, ni le groupe Total, ne se sont portés partie civile, alors même que le patron est mort dans l’exercice de ses fonctions.

C’est pourtant le seul moyen de peser dans une enquête et tenter d’accéder à la vérité. Tout cela montre bien une chose : la vérité, certains ne veulent pas forcément la connaître.

 

Propos recueillis par Julia Mourri


...Je ne puis m'empêcher de faire le rapprochement avec le dossier Syrien : https://www.facebook.com/photo.php?fbid=1019952404729155&set=a.223207001070370.53782.100001432166899&type=3

...Tant les odeurs de pétrole sont fortes....Qu'adviendra-t-il lorsque les carburants fossiles deviendront vraiment rares....De belles guerres en perspective...JMR


Le procès sur le crash qui a coûté la vie à Christophe de Margerie, le PDG de Total, s’ouvre à Moscou


Mort du PDG de Total dans un crash : les doutes d'un ex du KGB et du mari d'une défunte


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Commentaires: 1
  • #1

    Lima (mercredi, 15 juin 2016)

    Ce qui est insupportable c'est aussi de ne pas parler des autres victimes.
    Yann Pican, Maxime Rassiat et Ruslana Vervelle

    http://etoilesfilantes-fondation.com/theirstories_fr.html