Considérations européennes sur l'agression états-unienne contre la Syrie

...par Stratediplo - le 09/04/2017.

 

  De formation militaire, financière et diplomatique, s'appuie sur une trentaine d'années d'investigations en sciences sociales et relations internationales. 

Parmi les nombreuses interrogations soulevées par l'agression ouverte de la Syrie par les Etats-Unis d'Amérique figure une question technique avec des répercussions stratégiques.

 

Les Etats-Unis déclarent avoir lancé cinquante-neuf missiles de croisière or la Syrie déclare n'en avoir reçu que vingt-trois, sur la base aérienne de Ch'eyrat au sud-est d'Homs. Evidemment s'il en est tombé comme d'habitude dans les pays voisins ou en chemin, en l'occurrence dans tous les cas au Liban, celui-ci ne sera pas autorisé à le reconnaître. Et, pour des raisons que l'on ignore encore, les défenses antiaériennes de la Syrie n'ont pas intercepté ces missiles, ou pas tous. Pourtant cette défense antiaérienne ne repose pas sur de vulgaires Patriot à la cécité et l'imprécision légendaires mais sur des S-300 servis par l'armée syrienne et des S-400 servis par l'armée russe. Et, sauf erreur, la Russie a aussi déployé, soit dans le cadre de son accord de défense avec la Syrie soit plus vraisemblablement au titre de l'autodéfense de ses propres forces, son nouveau système de brouillage radioélectrique capable de désorienter et désarmer tout aéronef états-unien, piloté ou non.

Cependant, pour des raisons au moins politiques, tous ces systèmes défensifs ne sont opérationnels que dans l'espace aérien syrien, que les missiles états-uniens n'ont traversé de manière certaine que sur une cinquantaine de kilomètres soit pendant moins de quatre minutes, ayant vraisemblablement traversé préalablement l'espace aérien libanais pendant une durée équivalente.

Les Etats-Unis disent avoir annoncé aux pays européens (Russie comprise) leur décision d'attaquer la Syrie, mais il est vraisemblable qu'ils n'aient pas précisé le lieu de l'attaque. Même l'excellente synchronisation ou réactivité des forces islamistes, qui ont lancé une offensive générale en direction d'Homs, de la même manière qu'elles avaient parfaitement exploité l'attaque états-unienne sur la base de Deir ez-Zor le 17 septembre 2016, peut être simplement le fait des officiers de liaison états-uniens déployés dans les états-majors de l'Etat Islamique et d'Al Qaeda (Al Nosra).

 

On peut donc formuler au moins quatre hypothèses, qui ne s'excluent pas mutuellement, concernant ce qui s'est passé :

- les Etats-Unis ont trouvé, et installé sur leurs missiles, des contre-mesures au brouillage russe ;

- la Russie et la Syrie ont désactivé les systèmes automatisés S-300 et S-400 ;

- la Russie a décidé de ne pas abattre les missiles dans l'espace aérien libanais ;

- la Russie a dévié tous les missiles vers le secteur le moins important de l'aérodrome.

 

La première est industriellement peu plausible, la quatrième n'est pas techniquement impossible, la troisième est politiquement vraisemblable.

La deuxième hypothèse, par contre, soulève la question des arguments par lesquels la Russie (ou les Etats-Unis) aurait pu convaincre la Syrie de désactiver sa défense antiaérienne. 

Thierry Meyssan opine que l'attaque était symbolique et avait l'assentiment de la Russie. Il est certain qu'elle était une occasion de plus pour que les Etats-Unis montrent leurs véritables intentions, au lendemain de la destruction d'un dépôt d'armes chimiques de la coalition atlanto-islamique par l'armée de l'air syrienne.

 

Les autres pays européens, et notamment les membres de l'Union Européenne et de l'OTAN, ont immédiatement manifesté leur soutien total et inconditionnel envers les Etats-Unis en dépit de cette violation flagrante du droit international et de la charte des Nations-Unies, et en ont même profité, avant même l'agression états-unienne (dans le cas de la France en particulier), pour prononcer des déclarations hostiles envers la Russie, l'accusant nommément de soutenir diplomatiquement et militairement un régime qu'ils accusent mensongèrement de crimes de guerre, bien qu'ils sachent parfaitement, dans ce cas comme dans les précédents, que ce sont leurs supplétifs islamistes qui utilisent des armes prohibées, comme l'Organisation pour l'Interdiction des Armes Chimiques l'établit à l'issue de chacune de ses enquêtes en Syrie.

 

Les alliés européens des Etats-Unis sont, pour l'essentiel, gouvernés par des régimes provisoires sans perspective de survie et de maintien au-delà du prochain conflit majeur en Europe. Toutefois plusieurs d'entre eux ont encore, sinon la liberté de décision, du moins des capacités d'observation et de réflexion. En gros, si ces pays européens sont d'accord pour la guerre contre la Russie, c'est pour plusieurs raisons, que l'on développera prochainement.

 

D'une part les décideurs européens pensent que les Etats-Unis ne déclencheront la guerre que s'ils pensent pouvoir la gagner. Car même s'ils ont limogé toutes les compétences militaires réelles de leurs pays respectifs et n'ont conservé que de serviles chargés de liquidation des forces armées, et peut-être aussi parce qu'ils occultent le démantèlement de leurs outils de défense par quelques opérations coup de poing offensives inconséquentes, les dirigeants européens ne perçoivent de la guerre que la confrontation armée, et une confrontation armée qui n'est généralement déclenchée que si l'on estime pouvoir la gagner.

La pensée politique européenne, si elle existe encore et n'a pas été réduite à l'état de praxis, ne conçoit ni le conflit pour le conflit, ni le conflit pour le chaos, ni le conflit sans espérance de victoire.

Il y a certes eu des guerres en Europe qui n'ont été gagnées par personne, ou qui ont été perdues par celui qui les a déclarées, mais il s'agit de développements ultérieurs que le déclencheur considérait comme des revers de fortune. Bien que ce ne soit pas totalement impossible, il est difficile de croire que le gouvernement français qui a déclaré la guerre à l'Allemagne en 1939, après plusieurs années de désarmement intensif de la France, savait qu'elle serait vaincue en un mois de combat.

Les politiciens d'Europe pensent certainement que les Etats-Unis n'entreront pas en guerre totale contre la Russie avant d'avoir une certaine assurance de la gagner. Par ailleurs, sans prêter aux dirigeants des pays membres de l'UE et de l'OTAN des préoccupations éthiques qu'ils démontrent régulièrement ne pas avoir, il n'est pas impossible que certains d'entre eux soient en quelque sorte un peu rassurés de voir finalement leur allié les Etats-Unis attaquer frontalement une armée ennemie au lieu de bombarder une population civile à 10 000 mètres d'altitude ou à 1000 kilomètres de distance. Le tir de quelques dizaines d'aéronefs téléguidés ne représente pas un grand risque létal pour les stagiaires en informatique qui les pilotent sur écran depuis leurs chambres d'étudiants en Californie, mais le gouvernement états-unien a pris le risque de tuer des officiers russes présents sur une base aérienne syrienne en application d'un accord de défense opposable en droit international. Ceci est un risque militaire donc objectif et physique, bien plus concret que l'hypothétique éventualité de voir un jour un ambassadeur états-unien poursuivi par un tribunal international pour avoir arrangé la livraison par la Turquie de précurseurs chimiques à des milices islamistes terroristes en Syrie.

Les pays européens ont tous, chacun à leur tour, perdu des guerres, et leurs dirigeants d'aujourd'hui ne peuvent pas imaginer que les Etats-Unis s'engageraient dans une guerre sans de raisonnables espérances de victoire. En ce sens, l'agression frontale des forces armées syriennes, et en un domaine où elles étaient censées bénéficier d'un soutien militaire russe, revêt une importance stratégique immense pour les alliés européens des Etats-Unis. Le fait qu'elle ait été entreprise marque une victoire pour les Etats-Unis, et le fait qu'elle n'ait pas été contrée sur le terrain, pour des raisons encore indéterminées, marque une deuxième victoire sur ce qui pouvait rester de réticences pacifistes dans l'Union Européenne, comme l'a confirmé le soutien spontané immédiat de ces pays.

 

D'autre part les décideurs européens pensent que la Russie capitulera sans réagir. Ils n'ont peut-être pas tous poussé la réflexion sur les conséquences et la matérialisation concrètes d'une capitulation de la Russie, encore que la suggestion immédiate du gouvernement italien pour faire cesser la guerre, à savoir soumettre le gouvernement du pays agressé (pour l'instant la Syrie) à une tutelle administrative de l'ONU, montre que des consultations ont déjà eu lieu.

Mais pour tous ces dirigeants, le seul exemple récent d'un pays européen attaqué par l'OTAN, c'est en 1999 la dernière Yougoslavie, dont le gouvernement traître avait interdit à l'armée de tirer le moindre obus d'artillerie sur les camps, à portée de canon en Macédoine et en Albanie, où se mettait en place l'armée d'invasion.

Il est vrai que jusqu'à présent la Russie a avalé sans riposter toutes les provocations, qu'elles soient médiatiques, diplomatiques, politiques ou militaires. Collant indéfectiblement au droit international qu'elle rappelle inlassablement, elle utilise tous les moyens pacifiques à sa disposition pour exposer les attaques, forfaitures et violations de normes de la coalition atlanto-islamique, au Proche-Orient comme en Europe.

De plus en plus de dirigeants européens voient là de la faiblesse, surtout qu'une grande majorité d'entre eux se réclament du matérialisme et nient l'idée d'une éthique immanente. Ayant condamné leurs pays respectifs au rang de puissances moyennes voire mineures, ils ne comptent plus que sur l'effet de meute, cette surenchère verbale sur fond de prétendue "mutualisation" des moyens militaires, chaque parlement tentant de convaincre ses peuples qu'on peut réduire encore les moyens militaires puisqu'on les met en commun avec les pays voisins, et chaque gouvernement se permettant d'aboyer un peu plus fort puisqu'il est entouré d'une meute. Dans ce contexte où la surexcitation compense la force, selon l'équation du roquet, l'augmentation de l'agressivité est proportionnelle à la diminution des capacités, et la placidité apparente de l'ours est prise pour de la faiblesse. Sur ce point également, l'absence de réaction de la Russie face à l'attaque de la base aérienne de Ch'eyrat marque une victoire pour les Etats-Unis, et renforce l'acceptation ou la détermination des pays de l'Union Européenne en faveur de la guerre contre la Russie.

 

Enfin les décideurs européens pensent que les Etats-Unis envisagent une confrontation conventionnelle, du moins on doit espérer qu'ils le pensent, sans quoi ils seraient encore plus monstrueux qu'ils ne le laissent paraître. Ayant, comme on l'écrivait ci-dessus, limogé toute réflexion ou étude stratégique, ils sont dans l'ignorance absolue des nombreux débats politiques, stratégiques et techniques sur les usages de l'arme nucléaire, pourtant étalés dans toute la presse états-unienne, ainsi que des développements techniques et opératoires conduits depuis une vingtaine d'années. Il est vraisemblable que même les pays européens, membres de l'OTAN, qui acceptent le déploiement sur leur sol (en violation du Traité de Non-Prolifération) d'armes nucléaires tactiques, n'ont pas la claire conscience de leur finalité. Les forces armées professionnelles de ces pays connaissent évidemment la portée et l'usage de ces armes, mais les décideurs politiques intérimaires ne s'intéressent pas aux questions stratégiques et préfèrent diffuser à leurs peuples et électeurs les brochures publicitaires du "dissuasif" qui ne résiste pourtant pas à l'analyse. Il n'est pas certain que la connaissance de la véritable finalité de la présence de ces outils nucléaires états-uniens en Europe changerait la détermination des décideurs politiques, mais il est vraisemblable qu'elle modifierait sensiblement l'appréciation et donc le vote des citoyens de leurs pays. Là encore, l'illusion d'une supériorité conventionnelle états-unienne, telle qu'elle ressort de l'attaque contre la Syrie, est une victoire états-unienne qui joue en faveur du soutien uniopéen à la guerre contre la Russie.

 

Que le résultat tactique fût véritablement la destruction de six avions syriens en réparation ou simplement l'ensevelissement de six épaves abandonnées, le résultat politique est une victoire pour les Etats-Unis d'Amérique, qui ont ainsi intimidé leurs alliés européens.

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