Il faut cesser de diviser Chypre

...par Stratediplo - le 09/01/2017.

 

 De formation militaire, financière et diplomatique, s'appuie sur une trentaine d'années d'investigations en sciences sociales et relations internationales.



Pour une fois la ré-information peut précéder une désinformation imminente, et la correction peut anticiper un mensonge prévisible.

 

Dans quelques jours l'OTAN fera diffuser largement aux journaux du monde entier, par l'intermédiaire de ses trois agences de presse AP, AFP et Reuters, un conte écrit en Turquie, membre majeur de ladite OTAN, pour défigurer la réalité et, accessoirement, miner les décisions de l'ONU.

 

Une fois de plus de hauts fonctionnaires de l'ONU vont travailler à l'encontre de décisions et résolutions de l'Assemblée Générale et du Conseil de Sécurité. Ils ne feront là que suivre le fameux exemple (et précédent non sanctionné) de Bernard Kouchner, qui en tant chef de la Mission d'Administration Intérimaire des Nations Unies au Kossovo fit exactement le contraire de son mandat détaillé dans la résolution 1244 votée le 10 juin 1999 : il viola la souveraineté nationale et détruisit l'intégrité territoriale de la République Fédérale de Yougoslavie en l'amputant de la province de Kossovo et Métochie, ne désarma pas les groupes armés d'Albanais, ne tenta pas de restaurer l'ordre public, empêcha le retour des déplacés et interdit le retour du personnel yougoslave aux postes frontières et sur les lieux de patrimoine... et alla même jusqu'à institutionnaliser et réarmer l'Armée de Libération du Kossovo (qu'il était chargé de débander) et lui accorder une solde mensuelle sur le budget de l'ONU, en détournant avec l'aide de fonctionnaires new-yorkais une partie du budget voté par l'Assemblée Générale.

Il fit tout cela en tant que Représentant Spécial du Secrétaire Général, mission temporaire confiée par un autre fonctionnaire, le Secrétaire Général Kofi Annan, imposé par les Etats-Unis d'Amérique après qu'ils se soient opposés par veto au renouvellement du mandat de Boutros Boutros-Ghali, seul cas de non-renouvellement dans l'histoire de l'ONU, et menace leur ayant permis d'obtenir la collaboration sans réserve de Kofi Annan puis de son successeur Ban Ki-Moon.

 

Ainsi lorsque les Etats-Unis dérobèrent au siège new-yorkais de l'ONU, dimanche 8 décembre 2002, la déclaration de douze mille pages sur l'état du désarmement de l'Irak, le Secrétaire Général Kofi Annan s'abstint de protester contre ce vol, puis tenta de le justifier devant les quatorze autres membres du Conseil de Sécurité, et enfin refusa, sur ordre express des Etats-Unis, de distribuer aux dix membres non permanents ce rapport qui leur était destiné, après sa restitution (probablement altéré) à l'ONU par les Etats-Unis. Ce rappel entre parenthèses n'est pas inutile à la compréhension du mode de fonctionnement actuel de l'ONU, ou de la dichotomie entre ses instances internationales de décision et son administration d'exécution manipulée.

 

Depuis 2002 au moins (tant sous Kofi Annan que sous Ban Ki-Moon) le secrétariat général de l'ONU travaille activement, par le biais de missi dominici non mandatés par les instances internationales de décision, à un autre projet états-unien contraire aux décisions et résolutions de l'Assemblée Générale et du Conseil de Sécurité, en l'occurrence d'abord l'octroi d'un statut étatique à la partie occupée de Chypre, puis sa fusion avec la République de Chypre, c'est-à-dire l'incorporation de la partie encore libre à la partie occupée par la Turquie, ou en termes plus pragmatiques l'extension de l'occupation turque à l'ensemble de l'île et la disparition de l'état souverain membre de l'ONU, la République de Chypre.

Ce projet turco-étatsunien a été particulièrement accéléré début 2004 avec l'aide de l'Union Européenne, elle-même inféodée à l'OTAN par le traité de Rome, laquelle avait posé comme préliminaire à l'admission de Chypre l'ouverture de négociations sur ladite fusion, et renouvelle régulièrement depuis lors l'exigence de la poursuite de ces "négociations" imposées.

 

La propagande en cours de rédaction commencera ou terminera tous ses articles, comme d'habitude, en expliquant l'intervention turque de 1974 à 2017 par un projet de coup d'état chypriote le 15 juillet 1974.

Evidemment le coup d'état chypriote aurait été une question interne tandis que l'intervention turque est une immiscion étrangère. On ignore combien de temps aurait duré le régime issu d'un coup d'état si celui-ci avait été couronné de succès (la dictature militaire en Grèce n'a pas tenu longtemps), mais ce qui est certain c'est que l'invasion turque se poursuit et a donné lieu à une colonisation qui, elle, entre dans sa troisième génération.

Surtout, ce matraquage, qu'on va de nouveau lire dans toute la presse alimentée par les trois agences sus-mentionnées, justifie un fait avéré (l'invasion) par une hypothèse (le projet de coup d'état), utilisant là le concept étatsunien de "préemption" (attaque préventive) formellement condamné par le droit international puisqu'il tend à justifier une agression par un prétendu projet d'agression adverse future... sans considération d'ailleurs de la menace réelle qu'un pays d'un million d'habitants, même en cas de changement de régime, aurait pu représenter pour une grande puissance comme la Turquie, membre qui plus est de l'Alliance (alors défensive) Atlantique.

Quant à l'hypothèse, avancée par la Turquie, d'un projet d'unification de Chypre avec la Grèce dans l'esprit des auteurs de la tentative de coup d'état, même cette perspective n'était pas très menaçante pour une Turquie qui, doit-on le rappeler, a par contre commis un génocide avéré contre les peuples grecs (mais aussi assyrien et arménien) parachevé à Smyrne et Phocée en 1922, et occupe toujours de l'Ionie au Pont et jusqu'à Constantinople et la Thrace orientale.

De leur côté les Etats-Unis d'Amérique ont encouragé la tentative de coup d'état chypriote (qui allait servir de prétexte à l'invasion turque) en refusant de le condamner puis en interdisant une réunion d'urgence du Conseil de Sécurité, et ont ensuite soutenu l'invasion turque en refusant d'interrompre leurs livraisons d'armement à la Turquie comme le prévoient tant le droit international que le droit interne étatsunien.

 

Cette propagande prendra pour thème la "réunification" de Chypre, un terme que beaucoup de Français considéreraient inapproprié pour la restauration de l'exercice de la souveraineté française sur l'Alsace et la Lorraine en 1918 ou en 1944 : la plupart des journalistes de l'époque et des historiens d'aujourd'hui considéraient et considèrent que l'Alsace et la Lorraine étaient occupées par une puissance étrangère, pas que la France était divisée et nécessitait une réunification avec une autorité locale installée par l'ancien occupant.

Occupation (présence de troupes étrangères non invitées), c'est ce qui ressort de quatre-vingt-cinq résolutions du Conseil de Sécurité de l'ONU, la 353 et la 2300 comprises, sans compter celles de l'Assemblée Générale. Ce qui n'a pas empêché le secrétariat général de l'ONU d'altérer progressivement le langage de ses rapports, renvoyant maintenant dos-à-dos des prétendues communautés de "Chypriotes grecs" et "Chypriotes turcs" ou convoquant simultanément et sur pied d'égalité les "dirigeants" desdites deux communautés de l'île dite "divisée". Encore une fois on relève que le langage du Secrétaire Général imposé par les Etats-Unis est très différent de celui des résolutions de l'Assemblée Générale des pays membres de l'ONU, qui exigent régulièrement le retrait des forces d'occupation de Chypre.

 

Les Chypriotes sont les indigènes de Chypre. Dans la partie de l'île où le gouvernement légitime et reconnu par tous les membres de l'ONU (sauf un, la Turquie) peut exercer sa souveraineté, la culture grecque est très majoritaire, comme dans l'ensemble du pays avant l'invasion turque, mais la culture turque est présente également, les deux langues ayant statut officiel même si toute la population est hellénophone. Dans la partie occupée de l'île il devient de plus en plus difficile de distinguer les indigènes, dont seuls ceux nés avant l'invasion comprennent le grec, des membres de la colonie de peuplement amenée de Turquie par le gouvernement turc, qui eux ne comprennent pas un mot de grec, et dont certains ont eu sur place des enfants et même des petits-enfants.

 

Les envoyés spéciaux du Secrétaire Général de l'ONU ont réussi, sous la menace d'un refus d'adhésion à l'Union Européenne, à imposer début 2004 la tenue de deux referenda locaux.

Un référendum unique dans toute l'île, comme l'ONU sait en organiser ailleurs dans des pays divisés, aurait eu l'inconvénient de montrer une victoire globale massive du "non" à la fusion de la partie libre et de la partie occupée de l'île.

Il fut donc organisé deux referenda distincts, permettant de brandir deux résultats séparés, en l'occurrence oui à la fusion dans la partie occupée et non à la fusion dans la partie libre, et donc de blâmer les intransigeants "chypriotes grecs" (selon la terminologie des rapports du secrétariat général) de l'échec d'une réunification acceptée par les bienveillants "chypriotes turcs". Evidemment les votes des déportés de la partie occupée ont été comptabilisés dans la partie libre où ils ont trouvé refuge, sans quoi le referendum se serait aussi soldé par une réponse négative dans la partie occupée, bien que les envoyés du Secrétaire Général y aient par contre fait voter les colons turcs, y compris les familles de l'armée turque d'occupation. Les termes du projet de fusion préparé par le secrétariat général étaient aussi inacceptables pour les Chypriotes qu'au regard du droit international, et violaient d'ailleurs toutes les résolutions de l'ONU exigeant le retour des déportés dans la partie occupée et la restitution de leurs biens confisqués par l'armée turque. Non seulement le nombre de déportés (et descendants) autorisés à rentrer chez eux était limité, et très sévèrement, mais de plus ce projet prévoyait à titre de réciprocité l'installation de "chypriotes turcs" (non distingués des colons amenés de Turquie) dans le territoire "chypriote grec", c'est-à-dire l'extension de la colonisation turque dans la partie jusque-là pas encore occupée.

Il prévoyait la construction d'une fédération composée de deux états fédérés de même poids constitutionnel et parlementaire, idée particulièrement inéquitable compte tenu de la répartition de la population. En effet la partie libre, à laquelle serait réduite la République de Chypre actuelle, compte de l'ordre de 800 000 habitants, dont un quart de déportés de la partie occupée, tandis que cette dernière, qui serait érigée en co-république de même poids fédéral, ne compte que de l'ordre de 200 000 habitants (hors contingent d'occupation estimé à 40 000 militaires), pour moitié indigènes chypriotes et pour moitié colons turcs. Le projet adémocratique étatsuno-onusien consiste donc à accorder à chaque citoyen de la Chypre souveraine actuelle un vote affecté d'un coefficient huit fois inférieur à celui du vote d'un ressortissant des territoires actuellement occupés.

A titre anecdotique on peut aussi relever que lors du référendum la population (turcophone) de la partie occupée de l'île s'est massivement autodéterminée en faveur d'une réintégration inconditionnelle à la République de Chypre, poussant son "dirigeant" à la démission ; ces manifestations spontanées ont réuni de l'ordre de 50 000 personnes, soit à peu près toute la population active de la partie occupée, ou la moitié si les colons amenés de Turquie y ont participé aussi, de toute façon un record mondial de taux de participation à des manifestations spontanées, qui plus est interdites et de surcroît sous occupation militaire.

Néanmoins, la manœuvre du secrétaire général de l'ONU visant à amener les "chypriotes grecs" à refuser une "solution pacifique" acceptée par les "chypriotes turcs" fut publiquement considérée par le premier ministre turc Recep Tayyip Erdoğan comme la plus grande victoire de la diplomatie turque en un demi-siècle.

 

Le terme de réunification a acquis une connotation positive notamment lorsque les cinq états issus de la division de la République Démocratique Allemande le 3 octobre 1990 adhérèrent (le lendemain) à la République Fédérale d'Allemagne. Il a aussi été utilisé au sujet du Yémen du Sud et du Yémen du Nord, notamment, mais ne s'applique pas lorsqu'un pays restaure sa souveraineté sur une province libérée d'une occupation étrangère. Enfin, et en particulier dans le cas du projet élaboré par le secrétariat général de l'ONU pour les Etats-Unis (ou l'inverse) au sujet de Chypre, cette réunification suppose la considération de deux (ou plusieurs) états distincts, éventuellement de tailles différentes, mais tous sujets reconnus de droit international avant ladite réunification. En clair, l'étude même d'un projet de réunification présuppose et emporte reconnaissance des différentes entités concernées.

 

Justement la presse qui relancera à la fin de cette semaine sa campagne habituelle n'omettra pas de nommer comme sujet concerné une "République Turque de Chypre du Nord", et de préciser qu'elle est reconnue par la Turquie. Aux yeux du monde, ou du moins de 192 des 193 membres de l'ONU, il ne s'agit que de la dénomination interne turque de l'autorité d'occupation d'un territoire sur lequel tous les membres de l'ONU, hormis l'occupant, ne reconnaissent que la souveraineté de la République de Chypre, elle-même d'ailleurs membre de l'ONU.

La même presse qualifie pourtant systématiquement d'autoproclamés des états pourtant reconnus par plus d'un état de droit ou de fait, comme l'Ossétie du Sud, l'Abkhazie, la Transnistrie, Donetsk, Lougansk... eux certes réellement autoproclamés par leurs populations indigènes, contrairement à la partie occupée de Chypre dont la prétention étatique a été proclamée par la puissance d'occupation après déportation de la population indigène.

 

En termes de droit international Chypre n'est pas divisée et l'île n'abrite pas deux états. Il n'y a qu'un sujet de droit international sur l'île de Chypre, c'est la République de Chypre universellement reconnue et dont toute la communauté internationale exige plusieurs fois par an depuis 1974, tant à l'Assemblée Générale qu'au Conseil de Sécurité de l'ONU, la restauration de l'exercice de sa souveraineté sur l'ensemble de son territoire (toute l'île) après retrait de la force d'occupation militaire turque.

 

Le discours que vont incessamment diffuser les agences des pays de l'OTAN, contraire à la volonté de leurs propres peuples exprimée à l'ONU par l'intermédiaire des ambassadeurs de leurs gouvernements élus, n'est qu'un conte turc


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