Note d'actualité n° 449


ETATS-UNIS : ET SI L'ON ÉCOUTAIT POUR UNE FOIS LES SERVICES ?

par Alain Rodier - le 25/07/2016.



James Clapper, le Directeur du renseignement national (DNI) américain, a accordé le 20 juillet, une très intéressante interview à David Ignatius, du Washington Post[1]. Celle-ci a été peu remarquée peut-être parce son contenu ne convenait pas parfaitement aux dirigeants politiques américains actuellement en pleine campagne électorale. Aujourd'hui âgé de 75 ans, cet ancien général de l'US Air Force ayant passé plus de 53 ans dans le renseignement, ce qui ne laisse que peu de doutes sur ses compétences professionnelles même s'il a reconnu avoir parfois commis des erreurs d'appréciations. Mais reconnaître ses erreurs est la marque d'un vrai professionnel.

 

Concernant le terrorisme islamique, tout d'abord, Clapper souligne que si Daech (groupe Etat islamique) représente bien une menace immédiate pour la sécurité des Etats-Unis, Al-Qaida « canal historique », via sa branche syrienne le Front al-Nosra (FAN), constitue de son côté une« menace naissante » qui n'a pas encore atteint le niveau de celle représentée par Daech.

Avant même la création du califat en 2014, les Américains avaient désigné le Front al-Nosra comme un danger pour les Etats-Unis, notamment une unité appelée « groupe Khorasan » qui aurait été composée de combattants étrangers aguerris provenant de la zone Afghanistan-Pakistan. Selon Washington, cette dernière n'avait pas pour but de se mêler de la guerre civile syrienne mais de préparer des attentats dirigés contre les Occidentaux en général et les Américains en particulier. Les premières frappes américaines de septembre 2014 ont visé Daech et le groupe Khorasan. Mais des doutes demeurent quant à l'existence même de cette unité que James Clapper a cité à plusieurs reprises. Dans l'interview du 20 juillet, il ne parle pas directement du groupe Khorasan et semble remettre la menace représentée par Al-Qaida « canal historique » à un niveau inférieur. Reconnaîtrait-il par là une manipulation de l'information ?

 

Sur le front syrien, Clapper se montre réservé sur la fourniture de renseignements aux Russes qui le « demandent désespérément ». Il pense que ces derniers en apprendraient surtout sur les sources, méthodes, tactiques, techniques et procédures des services américains sans que cela ne se traduise par des progrès majeurs dans la lutte contre Daech.

Il est vrai que Moscou demande aux Américains depuis le début de son intervention en Syrie de fournir des informations, particulièrement la désignation des groupes rebelles « modérés » de manière à ne pas les frapper. Washington a toujours opposé une fin de non-recevoir à ces demandes. Il n'est donc pas étonnant que des incidents surviennent, à l'image du bombardement, le 16 juin 2016, dans le sud-est de la Syrie, d'une base rebelle où se seraient trouvés peu auparavant des membres des forces spéciales américaines et britanniques. Mais la remarque de Clapper est justifiée. Cette manière de procéder fait partie du « grand jeu » mené par les services de renseignement.

Comme le président Obama, Clapper doute qu'une intervention militaire ou paramilitaire plus agressive en Syrie en 2012 en soutien de l'opposition armée, aurait changé la situation d'aujourd'hui. Par contre elle aurait été beaucoup plus « coûteuse en sang et en argent».

James Clapper ne parle pas de l'annulation de la frappe aérienne prévue suite au massacre au gaz sarin survenu le 21 août 2013. Il est vrai que l'origine des tirs sur le quartier de la Ghouta à Damas reste encore aujourd'hui controversée, les experts étant très partagés. Seuls les responsables politiques ont des certitudes. C'est leur marque de fabrique : voir la situation à travers un prisme idéologique.

 

Plus globalement, pour lui les Etats-Unis doivent arrêter d'espérer pouvoir « fixer la situation » au Proche-Orient. Ils vont être confrontée à une longue période d'instabilité et de violence menées par Al-Qaida, Daech et les groupes qui prendront leur succession.

Là, James Clapper fait preuve d'une grande lucidité en opposition avec les centaines de déclarations optimistes qui sont de mise à l'heure actuelle, comme par exemple : "Syrte, Mossoul, et Raqqa vont rapidement tomber !". Malheureusement, la réalité de terrain semble bien différente. Il admet que même si Al-Qaida et Daech venaient à être vaincus, d'autres groupes reprendraient le flambeau. Vaincre des mouvements terroristes est faisable, abattre une idéologie politique ou/et religieuse est extrêmement difficile.

 

A propos de la Turquie, Clapper ne croit pas aux accusations du président Erdogan à propos du rôle joué par Fethullah Gülen dans le coup d'Etat militaire. La CIA ne détient encore aucun renseignement qui le démontre. Le coup d'Etat et ses conséquences compliquent la situation syrienne parce que la purge concerne des personnes qui étaient les interlocuteurs de Washington dans la lutte contre Daech, comme le général Bekir Ercan Van, commandant de la base d'Incirlik. Cela va diminuer l'effort de contre-terrorisme parce que les Turcs vont être pris par leurs propres problèmes internes. Toutefois, pour Clapper, il est vital que la Turquie reste dans l'OTAN.

Clapper rejoint les analyses faites par les spécialistes de la Turquie : l'implication des réseaux Gülen - qui sont une réalité puisque la confrérie a profondément infiltré l'administration turque (sauf l'armée) depuis les années 1990 - est sujette à caution. D'ailleurs, Washington demande à Ankara de fournir des « preuves » qui justifieraient l'examen du début d'une procédure d'extradition de son leader vers la Turquie.

Ce qui est certain, c'est que les vastes purges qui ont actuellement lieu étaient préparées à l'avance. Elles vont décapiter l'armée et plus globalement l'ensemble de l'administration turque. Les remplaçants vont être désignés non sur la base de leurs compétences professionnelles, mais sur la fidélité qu'ils entretiennent vis-à-vis Recep Tayyip Erdoğan. Le bon fonctionnement du pays va être directement impacté par l'incompétence et le sectarisme. Quant à la lutte contre Daech, elle ne constitue vraiment plus une priorité, si cela avait été un peu le cas par le passé.

La Turquie ne doit effectivement pas être mise dehors de l'OTAN car cela constitue un des seuls moyens d'influence que possèdent les Occidentaux sur le régime du président Erdoğan.

 

Sur la Russie, Clapper considère que Poutine n'est peut-être pas aussi fort qu'il n'y parait. La crise économique et sociale qui s'accroît dans le pays peut provoquer un mécontentement et la politique de puissance menée par Moscou en Ukraine et en Syrie risque de ne plus rencontrer la même adhésion au sein du peuple russe.

Cela explique la volonté farouche de Washington de poursuivre, voire d'étendre les sanctions économiques à l'égard de la Russie. Affamer le peuple pour rendre ses dirigeants impopulaires ; ce procédé a souvent été employé par les Américains qui accompagnent leurs mesures les plus dures d'un discours toujours très moralisateur. L'ensemble de la planète est aussi plus ou moins « invité » par Washington à participer à la lutte d'influence déclenchée contre la Russie. Les sanctions décidées contre les athlètes russes, dont beaucoup ne pourront participer aux Jeux olympiques 2016, ne constituent vraisemblablement pas un hasard, même si les tricheries semblent incontestables. Tout ce qui peut « humilier » le président Poutine est bon à prendre car Washington estime qu'à terme cela lui fera perdre le soutien populaire dont il bénéficie encore largement. C'est méconnaître l'âme russe qui donne à ce grand peuple une résilience exceptionnelle. Il l'a prouvé à maintes reprises dans l'Histoire, discipline qui ne semble pas bien maîtrisée par les décideurs politiques.

 

Enfin, Clapper souligne la « simplicité » des solutions sécuritaires proposées par les candidats à la magistrature suprême américaine pendant la campagne électorale par rapport à la « complexité » qui prévaut à toute prise de décision en ce domaine.

Là, il a tout à fait raison et ce jugement peut être directement transposé dans tous les autres pays, notamment en France où les réactions de l'ensemble de la classe politique aux derniers attentats survenus dans notre pays illustrent parfaitement ce propos. Deux exemples : la proposition d'équiper les policiers d'armes antichars d'une part, et la décision envoyer de l'artillerie en Irak pour soutenir les forces luttant contre Daech - officiellement sans les servants - de l'autre, constituent deux solutions qui dépassent l'entendement pour ne pas dire plus !

 

[1] « A reality check on the Middle East from America's spy chief ».


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