Overkill

...par le Col. Michel Goya - Le 06/06/2020.

 


 
 
Pendant la guerre du Vietnam, pour chaque soldat américain qui tombait, toutes causes confondues, il y avait en moyenne huit combattants ennemis. Cette différence de pertes s’explique largement par celle de la puissance entre les deux armées. Les Américains n’hésitaient pas à utiliser une moyenne de trois tonnes d’explosif pour tuer un combattant ennemi, alors que l’inverse n’était pas possible.
 
Quand trop se protéger tue les autres
 
Dans cette guerre d’usure, l’objectif opérationnel était de tuer autant d’ennemis que possible tout en préservant au maximum ses propres soldats, et ce quel qu’en soit le prix. On peut douter fortement de la réelle efficacité d’une telle stratégie, mais elle n’était en soi ni illogique, ni illégitime dans un contexte de guerre. Le problème majeur fut que ce transfert de risques de soi vers l’ennemi affectait aussi largement l’environnement physique et surtout humain. Or, s’il est légitime de tuer des combattants ennemis, tuer même involontairement des civils ne l’est pas.
 
De fait c’est une chose impossible à éviter complètement, mais par principe une armée doit s’efforcer de limiter ces dégâts au maximum, ce qui signifie forcément aussi limiter l’ampleur du transfert de risque. Quand on fait un peu plus attention à l’usage de la force, que l’on s’abstient de tirer lorsqu’il y a un risque avéré de toucher des innocents on s’expose forcément plus soi-même. Limiter les risques pour la population, c’est accepter d’en prendre un peu plus pour ses soldats. C’est une question de principe, mais c’est aussi une question d’efficacité. Quand ceux que l’on combat les armes à la main sont des volontaires issus de la population qui nous environne, il n’est peut-être une bonne idée de tirer sur cette même population.
 
Cette obsession du transfert du risque a été exacerbée durant la guerre du Vietnam, où un officier américain déclarait avoir dû détruire la ville de Ben Tre pour la sauver, mais elle constitue un problème permanent de l’engagement des forces américaines surtout dans des contextes compliqués. L’épisode de «la chute du faucon noir» en Somalie en 1993 a été popularisé dans un livre et un film. Dans cet engagement qui a coûté la vie à 19 soldats américains, il y eut aussi un bon millier de Somaliens, pour la grande majorité parfaitement innocents, abattus par le feu américain. Et s’il y a eu ce jour-là autant de Somaliens venir de toute la ville de Mogadiscio pour combattre les Américains, ce n’était pas pour rien. On pourrait raconter d’innombrables bavures et au moins usage très excessif de la force en Irak ou en Afghanistan, particulièrement dans les premières années de présence et qui ont largement nourri toutes les rebellions qui n’en demandaient pas tant.
 
On peut s’interroger sur ce problème récurrent, aux racines profondément culturelles depuis l’idée que la guerre consiste à donner un grand pouvoir aux militaires afin d’écraser un ennemi malfaisant («nous ne résolvons pas les problèmes, nous les écrasons» dixit un général américain en Bosnie) jusqu’à la glorification du citoyen libre et armé et même libre car armé. Le paradoxe est qu’assez régulièrement la recrue américaine est jugée naturellement peu agressive, comme après les observations très contestées de l’historien SLA Marshall en Normandie en 1944 ou même au début des années 2000 lorsqu’on a mis en place, non pas un code d’honneur mais un «credo» du soldat de l’US Army. Dans son article 11, il n’est pas question, cas unique dans ce type de document, de «vaincre» mais de «détruire» les ennemis des États-Unis.
 
Les cultures militaires sont multiples, depuis celles mettant en avant plutôt la discipline, la maitrise de soi et le courage stoïcien, jusqu’à celles, plus flamboyantes, mettant en avant le duel, et le courage individuel et homérique. Assez logiquement, car tout y pousse depuis de nombreuses années, l’Américain qui joue à la guerre se verra plutôt dans la deuxième catégorie, par exemple dans la peau d’un Navy Seal ou du Punisher, ancien Marine devenu justicier agissant seul ou en petite équipe, mais dans le cadre d’un grand dessein quasi-mystique de lutte contre le mal, «le» terrorisme, la délinquance, etc. Notons au passage, avec le Punisher cette figure hybride d’ancien soldat tuant délinquants et criminels.
 
La rue, champ de bataille
 
Maintenant quand on examine les statistiques de l’action des polices américaines prises dans leur ensemble, on s’aperçoit que depuis dix ans pour chaque policier mort en service, toutes causes confondues, il y a eu également sept à huit personnes qui sont morts «à cause» de la police. En nombre absolu, on est évidemment très loin de la guerre du Vietnam. Au niveau microtactique en revanche, c’est sensiblement la même chose. À titre de comparaison, chaque année le nombre de policiers et gendarmes qui perdent la vie en service en France est supérieur à ceux qui perdent la vie à cause de leur action. C’est un phénomène que l’on retrouve dans la plupart des services équivalents en Europe ou au Canada, un ensemble aussi divers que peut l’être l’ensemble des polices américaines. Cela ne veut pas dire que tout soit parfait et exempt de reproches dans l’action des polices européennes, et notamment en France, tant s’en faut. Cela souligne qu’il y a une particularité des polices américaines dans l’usage de la force
 
Un usage important de la force ne signifie pas forcément un usage illégitime. Un policier est comme un soldat dépositaire d’une petite partie du monopole de la force. Il a le droit de se défendre, en proportion de la menace, et plus encore le devoir de défendre la population contre des individus dangereux. On pourra rétorquer aussi qu’aux États-Unis que ces individus dangereux sont plus nombreux qu’ailleurs. Toutes proportions gardées, il y a chaque année quatre fois plus de meurtres et six fois plus de policiers tués aux États-Unis qu’en France. Mais toujours en proportion, la police américaine tue aussi dix fois plus. Cette pratique policière américaine se rapproche donc beaucoup plus de celle d’une force américaine en campagne que celle des polices européennes. Il faut probablement en référer à une vision commune de l’usage de la force, ce qui n’est pas tout à fait normal la guerre et la police étant deux missions très différentes et presque opposées.

On parle de la militarisation de la police américaine, dont depuis vingt ans de plus en plus de membres sont des copies de fantassins ou de marines, mais le phénomène va dans les deux sens. Dans «la guerre contre la drogue» puis surtout la «guerre contre le terrorisme», les forces armées américains ont été engagées dans des choses qui relèvent franchement de missions de police ou qui y ressemblent dans la forme. S’il y a de nombreux anciens militaires dans la police américaine, il y a également de nombreux policiers dans les réserves des forces armées. Par la «policiarisation» des missions militaires, il y a eu également «policiarisation» des méthodes militaires en partie grâce à ces réservistes. Ils ont par exemple aidé à faire évoluer en Irak l’organisation du renseignement militaire de la recherche de bataillons de chars à celle de réseaux clandestins.


Et puis il y a eu l’effet en retour. En France, on a argué de la «militarisation» de la menace terroriste pour introduire plus de soldats dans les rues. Aux États-Unis, ce sont les policiers qui sont devenus encore plus militaires. Ancien militaire d’active ou réserviste, il y a désormais un policier américain sur cinq qui a été engagé comme soldat en Irak ou en Afghanistan. La «brutalisation» des sociétés par la présence de nombreux vétérans n’est pas évidente du tout. La société américaine a connu sans doute la période la moins violente de son histoire après Seconde Guerre mondiale alors qu’elle connaissait également la plus grande proportion de vétérans. Il semble cependant que ce soit en partie le cas dans la police américaine, les vétérans y faisant l’objet de nettement plus de plaintes que les autres. Cela tendrait à prouver qu’en réalité il y a eu une tendance à reproduire aux États-Unis le comportement brutal en Irak ou en Afghanistan, comportement qui lui-même n’avait pas été créé mas exacerbé par le contexte. On pourrait parler alors d’«irakisation» du contexte américain, déjà tendu et violent, ou du moins de certaines poches du territoire américain.


De fait, pour certains se déplacer dans un quartier américain pauvre, et donc dans le contexte américain un quartier ethniquement homogène et le plus souvent afro-américain, n’est pas très différent que se déplacer depuis une «forward operating base» (FOB) périphérique jusqu’à des quartiers du «triangle sunnite» irakien. Les soldats américains appelaient cette zone le «territoire indien» quils abordaient comme des colonnes de cavalerie sortant des forts pour traquer les Apaches. Dans cette zone jugée par principe hostile, les relations sont forcément méfiantes et facilement violentes, ce qui justifie en retour l’appréhension réciproque. Les accrochages armés, les gunfights, s’assoient sur un environnement de multiples accrochages non armés. Le glacier de la violence s’autoentretient surtout si tout le monde a intérêt à ce qu’il en soit ainsi, des gangs ou rebelles jusqu’aux policiers-soldats jugés sur des bilans chiffré. À la fin de 2003 en Irak, il fallait «faire du chiffre», on a multiplié les patrouilles en territoire hostile, et effectivement il y a eu du chiffre. Au début de 2004 avant la première relève en Irak, il fallait montrer que la sécurité était revenue, on a donc réduit les patrouilles et là aussi il y a eu moins d’attaques contre les Américains. 


Il n’est pas évident que la police américaine contemporaine soit intrinsèquement raciste. Il est clair que dans certains endroits la masse critique des racistes fait système, dans beaucoup d’autres cela reste une série de cas individuels. Ce qui est certain en revanche c’est qu’elle a un biais violent qui, lui, est systémique. Ce biais violent s’applique en fait à tous, y compris les blancs qui représentent la moitié des gens tués par la police. Un homme noir a 2,5 fois plus de risques qu'un blanc d'être tué par la police qui peut rétorquer que c’est sensiblement le même risque qu’il a d'être un meurtrier. L’ampleur de la riposte serait ainsi proportionnelle à celle de la menace. Si la police était  «macro-sociologiquement» raciste, cet homme aurait probablement encore plus de risques d’être tué par cette même police.

En réalité, la police est là pour gérer les conséquences sociales d’une société profondément inégalitaire et plutôt instable, et les victimes premières sont surtout les pauvres, souvent noirs évidemment et cela s’ajoute à d’autres problèmes mais pas seulement. Les Américains pauvres ont peu de porte-paroles en tant que pauvres.
 
Résoudre ce problème de brutalité policière ou de «transfert excessif de risques» est difficile, car il suppose de briser certaines chaînes qui s’autoalimentent comme le dilemme autoprotection-violence et bien sûr le cycle pauvreté-délinquance-ghettoïsation-sous administration-pauvreté. Une des solutions peut venir paradoxalement du monde militaire, car si l’expérience initiale en Irak a été désastreuse, il y a quand même eu une évolution des comportements forcée par les événements. Les officiers américains ont été obligés de trouver des solutions. La principale a consisté à réduire autant que possible le fossé qu’il pouvait y avoir entre les soldats américains et leur environnement. Quand on vit vraiment au milieu des gens, mieux encore quand on en est issu, on finit par se connaître, la méfiance décroît, le renseignement s’accroît et l’usage de la force est moins en réaction et beaucoup plus précis.
 
Avant de partir en Irak, le colonel Mc Master, futur très éphémère conseiller du président Trump, avait imposé un stage d’arabe de trois semaines à 10 % de sa brigade et obligé ses cadres à connaître la culture irakienne, en martelant l’absolue nécessité de respecter la population et en insistant sur la patience et la maîtrise de la force. Cela ne s’est pas fait sans difficulté et il a fallu se séparer de plusieurs réticents mais le résultat a été remarquable. La sécurisation de la ville de Tal Afar à la fin de 2005 par une présence permanente à l’intérieur et non dans une base périphérique, en fusionnant avec des forces locales dans de petits postes reste un modèle. Le processus d’évolution américain très fragmenté fonctionne souvent par imitation du succès, celui de Mc Master tranchait avec la spirale violence-distanciation qui dominait alors. Lui-même s’inspirait de ce qu’avait fait le général Petreaus en 2004 dans le nord de l’Irak et il a été imité à son tour par d’autres notamment à Ramadi en 2006, avant d’être généralisé à nouveau par le général Petraeus, nouveau commandant en chef.
 
Le procédé était contre-culturel et même contre-intuitif. Il a fallu prendre initialement plus de risques en vivant au milieu des gens et avec eux et effectivement les pertes américaines du début de 2007 ont été les plus importantes de la guerre. Mais dans le même temps, celles des civils diminuaient très vite. Et puis presque d’un seul coup la situation s’est inversée, la violence et les pertes de tout le monde ont chuté. Point important, la politique de sécurité s’est accompagnée d’actions sociales et économiques, qui pour une fois ont porté leurs fruits parce qu’il y avait une présence de sécurité. La campagne s’est même portée dans les prisons avec là encore un succès indéniable.
 
Il y a plus d’individus dangereux aux États-Unis que dans beaucoup d’autres nations. On peut se contenter d’essayer de tous les neutraliser. On peut s’interroger aussi sur les raisons de ce nombre élevé et même se demander si la manière dont on les traite ne fait pas partie du problème.

Source : https://lavoiedelepee.blogspot.com/2020/06/overkill.html?utm_source=feedburner&utm_medium=feed&utm_campaign=Feed:+LaVoieDeLpe+(La+voie+de+l%27%C3%A9p%C3%A9e)

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