Entretiens avec Thierry Meyssan


Re-Colonisation (1/3)

...par Thierry Meyssan - le 15/01/2019.

 

Consultant politique, président-fondateur du Réseau Voltaire.

 

Dernier ouvrage en français : Sous nos yeux - Du 11-Septembre à Donald Trump(2017).

Pour Thierry Meyssan, une des conséquences de la fin successive du monde bipolaire et du monde unipolaire est le rétablissement des projets coloniaux. Successivement, des dirigeants français, turcs et anglais ont publiquement déclaré le retour de leurs ambitions. Reste à savoir quelles formes elles pourraient prendre au XXIème siècle.

 

Source : https://www.voltairenet.org/article204637.html


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L’Empire britannique sur lequel le soleil ne se couche jamais

L’empire français

 

Depuis une décennie, nous avons relevé, comme une incongruité, la volonté française de rétablir son autorité sur ses anciennes colonies. C’était la logique de la nomination par le président Nicolas Sarkozy de Bernard Kouchner comme ministre des Affaires étrangères. Il substitua la notion anglo-saxonne de « Droits de l’homme » à celle des Révolutionnaires français de « Droits de l’homme et du citoyen » [1]. Plus tard, son ami, le président François Hollande déclara, lors d’une conférence de presse en marge de l’Assemblée générale des Nations Unies, qu’il était temps de rétablir un mandat sur la Syrie. C’est encore plus clairement que le petit neveu de l’ambassadeur François George-Picot (celui des accords Sykes-Picot), l’ancien président Valéry Giscard d’Estaing, en parla. Et c’est évidemment de cette manière qu’il faut comprendre la volonté du président Emmanuel Macron de continuer la guerre contre la Syrie, sans les États-Unis.

 

 

Il y a toujours eu en France un « parti colonial » qui traversait les partis politiques et agissait comme un lobby au service de la classe possédante. Comme à chaque période où il devient difficile à des capitalistes sans scrupules d’écraser la main d’œuvre nationale, le mythe de la conquête coloniale ressurgit. Si les « Gilets jaunes » se révoltent, alors poursuivons « l’exploitation de l’homme par l’homme » sur le dos des Syriens.

 

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L’empire français « apporte » la civilisation

 

Jadis cette forme de domination se cachait, selon les mots de Jules Ferry —sous les auspices duquel François Hollande consacra son mandat [2]—, derrière « le devoir d’apporter la civilisation ». Aujourd’hui, elle vise à protéger les peuples dont les élus sont qualifiés de « dictateurs ».

La France n’est pas la seule ancienne puissance coloniale a réagir ainsi. La Turquie n’a pas tardé à suivre.

 

L’empire ottoman

Trois mois après la tentative d’assassinat et le coup d’État avorté de juillet 2016, le président Recep Tayyip Erdoğan prononçait le discours inaugural de l’université qui porte son nom (RTEÜ). Il dressait alors un aperçu des ambitions de la République turque depuis sa création et de celles de son nouveau régime [3]. Faisant explicitement référence au « Serment national » (Misak-ı Millî) [4], adopté par le Parlement ottoman le 12 février 1920, il justifiait son irrédentisme.

Ce serment, qui fonde le passage de l’Empire ottoman à la République turque, revendique les territoire du Nord-Est de la Grèce (la Thrace Occidentale et le Dodécanèse) [5], de tout Chypre, du Nord de la Syrie (y compris Idleb, Alep et Hassakeh), et du Nord de l’Iraq (y compris Mossoul).

Actuellement l’empire en re-formation occupe déjà le Nord de Chypre (la pseudo « République turque de Chypre du Nord »), le Nord-Ouest de la Syrie et une petite partie de l’Iraq. Pour toutes ces zones, où la langue et la monnaie turques s’appliquent, un préfet (« wali ») a été nommé dont le bureau se trouve au Palais blanc d’Ankara.

 

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L’empire ottoman se fonde sur l’ignorance de ses sujets. Il a fermé les écoles du monde arabe.

L’empire britannique

 

Le Royaume-Uni, quant à lui, hésite depuis deux ans sur son avenir après le Bréxit.

Peu après l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche, le Premier ministre Theresa May s’était rendue aux États-Unis. S’adressant aux responsables du Parti républicain, elle avait proposé de rétablir le leadership anglo-saxon sur le reste du monde [6]. Mais le président Trump avait été élu pour liquider les rêves impériaux, pas pour les partager.

Déçue, Theresa May voyagea en Chine pour proposer au président Xi Jinping de contrôler avec lui les échanges internationaux. La City, disait-elle, est prête à assurer la convertibilité des monnaies occidentales en Yuan [7]. Mais le président Xi n’avait pas été élu pour faire affaire avec l’héritière de la puissance qui démantela son pays et lui imposa la guerre de l’opium.

Theresa May tenta une troisième formule avec le Commonwealth [8]. Certaines des anciennes colonies de la Couronne, comme l’Inde, connaissent aujourd’hui une forte croissance et pourraient devenir de précieux partenaires commerciaux. Symboliquement le dauphin de la Couronne, le prince Charles, fut porté à la présidence de cette association. Madame May annonça que l’on allait enfin se diriger vers un Royaume-Uni global (Global Britain)

 

 

Dans un entretien au Sunday Telegraph du 30 décembre 2018, le ministre britannique de la Défense, Gavin Williamson, a dressé son analyse de la situation. Depuis le fiasco du Canal de Suez, en 1956, le Royaume-Uni mène une politique de décolonisation et retire ses troupes du reste du monde. Il ne conserve aujourd’hui de bases militaires permanentes qu’à Gibraltar, à Chypre, à Diego Garcia et aux Malouines (« Falklands » selon leur dénomination impériale). Depuis 63 ans, Londres se tourne vers l’Union européenne, que Winston Churchill a imaginé, mais à laquelle il ne pensait pas initialement que l’Angleterre adhérerait. Le Brexit « déchire cette politique ». Désormais, « le Royaume-Uni est de retour en tant que puissance globale ».

D’ores et déjà Londres envisage d’ouvrir deux bases militaires permanentes. La première devrait être en Asie (à Singapour ou à Brunei), la seconde en Amérique latine. Probablement au Guyana de manière à participer à la nouvelle étape de la stratégie Rumsfeld-Cebrowski de destruction des régions du monde non-connectées à la globalisation. Après les « Grands lacs africains », le « Moyen-Orient élargi », le « Bassin des Caraïbes ». La guerre commencerait avec une invasion du Venezuela par la Colombie (pro-US), le Brésil (pro-Israélien) et le Guyana (pro-Britannique).

Ne s’embarrassant pas du discours lénifiant des Français, les Anglais édifièrent un empire avec le concours de multinationales au service desquelles ils placèrent leur armée. Ils divisèrent le monde en deux, résumé par ce titre : le souverain était roi d’Angleterre (donc soumis ici à la tradition politique) et empereur des Indes (c’est-à-dire succédant à la Compagnie privée des Indes et pur autocrate là-bas).

 

 

La décolonisation était un corollaire de la Guerre froide. Elle a été imposée aux États d’Europe occidentale par le duopole des USA et de l’URSS. Elle s’est maintenue durant le monde unipolaire, mais ne rencontre plus d’obstacle depuis le retrait états-unien du « Moyen-Orient élargi ».

Il est difficile d’anticiper quelle forme la colonisation future prendra. Jadis, elle était rendue possible par d’importantes différences de niveau d’éducation. Mais aujourd’hui ?

 

Thierry Meyssan

Documents joints

 
 

[1] La différence des deux furent le principal sujet de débats durant la Révolution française. Leur incompatibilité fut notamment le thème du livre éponyme de Thomas Paine, le plus vendu durant la Révolution.

[2] « La France selon François Hollande », par Thierry Meyssan, Réseau Voltaire, 30 juillet 2012.

[3] « La stratégie militaire de la nouvelle Turquie », par Thierry Meyssan, Réseau Voltaire, 11 octobre 2017.

[4] « Serment national turc », Réseau Voltaire, 28 janvier 1920.

[5] « La Turquie annonce préparer l’invasion de la Grèce », Réseau Voltaire, 20 février 2018.

[6] “Theresa May addresses US Republican leaders”, by Theresa May, Voltaire Network, 27 January 2017.

[7] « Le Brexit redistribue la géopolitique mondiale », par Thierry Meyssan, Réseau Voltaire, 27 juin 2016.

[8] « La nouvelle politique étrangère britannique », par Thierry Meyssan, Réseau Voltaire, 4 juillet 2016.



La presse refuse les travaux sur l’Histoire qu’elle a couverte (2/3)

 

...par Thierry Meyssan - le 19/01/2019.

 

Consultant politique, président-fondateur du Réseau Voltaire.

 

Dernier ouvrage en français : Sous nos yeux - Du 11-Septembre à Donald Trump(2017).


Ce second volet de l’entretien accordé par Thierry Meyssan aux éditions Demi-Lune porte sur son ouvrage consacré à la guerre d’Israël contre le Liban de 2006. Un travail de nature universitaire qui, pour le moment, fait autorité aussi bien pour l’établissement des faits que par ses réflexions contextuelles. Or, ce livre contredisant le traitement de cette guerre par la presse occidentale, il est ignoré par la presse qui s’était faite intoxiquer à l’époque.

 

Source : https://www.voltairenet.org/article204762.html


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Question . Éditions Demi-Lune : Il était intéressant à différents égards de rééditer votre livre sur la guerre israélo-libanaise de 2006, L’Effroyable Imposture 2. Tout d’abord, parce que vous y développiez un point esquissé dans le premier livre, le sujet fascinant et trop peu connu de la théopolitique, à savoir le rôle et l’importance de la religion (en l’occurrence évangéliste) dans la politique des USA au Moyen-Orient.

 

 

Thierry Meyssan : S’il est tout à fait honorable de trouver dans sa foi la force de son action politique, il est toujours destructeur de maquiller ses ambitions politiques derrière un discours religieux. Ce qui est vrai en Iran, l’est aussi aux États-Unis.

Pendant la Guerre froide, le Pentagone a diffusé à tous les GI’s des livrets assurant que l’Otan défendait le judéo-christianisme face au communisme athée. C’est l’argument du Gott-mit-uns (« Dieu est avec nous »). Nous continuons d’ailleurs à parler de judéo-christianisme ce qui n’a aucun sens puisque le christianisme s’est affirmé contre le judaïsme.

La théopolitique au demeurant est le nom d’un courant politique puissant qui tient des congrès à visage découvert en Israël. Il réunit des leaders politiques, évangélistes chrétiens et leurs équivalents juifs, selon qui le règne de la paix universelle ne surviendra que lorsqu’un gouvernement mondial sera instauré à Jérusalem. C’est par exemple le discours que tient en France Jacques Attali.

Question : L’Effroyable Imposture 2 traite également de manière originale de la création d’Israël… Vous aimez dynamiter les mythes !

Thierry Meyssan : Il existe une tradition antisémite en Europe. Ceux qui la propagent confondent les juifs et l’État hébreu. J’ai voulu montrer qu’historiquement le projet de l’État d’Israël n’a été soutenu par des juifs que depuis Theodor Herzl, au XIXe siècle, alors qu’il a été promu par les gouvernements britanniques successifs depuis Lord Cromwell, au XVIIe siècle. La « restauration d’Israël » fut même inscrite par le Premier ministre anglais à l’ordre du jour du Congrès de Berlin, en 1878.

Il est impossible de comprendre le rôle actuel d’Israël dans le monde si on persiste à penser que c’est un État imaginé par des juifs. C’est un projet commun du Royaume-Uni et des États-Unis, rendu possible par la « Déclaration Balfour » et les « 14 points du président Wilson ».

 

 

Question : Il parle aussi de l’assassinat du Premier ministre libanais Rafic Hariri, immédiatement imputé, sans le moindre commencement de début de l’ombre d’une preuve, au président syrien Bachar el-Assad, ce qui fut comme un avant-goût de la diabolisation incessante dont il fera l’objet 6 ans plus tard à l’occasion du « Printemps arabe » syrien. Aux mensonges et affabulations médiatiques, s’ajoutaient d’extraordinaires manœuvres politico-juridiques…

 

 

Thierry Meyssan : Il est toujours plus facile de comprendre les événements avec retard qu’à chaud. En 2005, on se proposait déjà de condamner Bachar el-Assad, et le secrétaire général de l’Onu (pas l’Onu elle même) a créé un prétendu « Tribunal spécial » dans ce seul but. Comme les témoignages de sa culpabilité se sont tous révélés faux, il n’est plus d’usage d’évoquer cette affaire. Désormais, on l’accuse de torture ; une accusation qui n’est pas plus sérieuse.

Lorsque j’ai écrit ce livre, en 2006, j’ignorais le fin mot de l’histoire. Par la suite, je l’ai trouvé. Les pièces à conviction attestent sans l’ombre d’un doute que Rafic Hariri n’a pas été tué au moyen d’un explosif classique —une thèse stupide qui est toujours celle du « Tribunal spécial »—. J’ai publié mes recherches dans une grande revue russe, Odnako. Le Jerusalem Post m’a accusé d’être un agent rémunéré par Vladimir Poutine et le « Tribunal spécial » a dépensé en vain des dizaines de millions de dollars pour tenter de prouver que j’avais tort. Les éléments que j’ai réunis montrent que l’arme est de conception allemande. Le Hezbollah a diffusé des vidéos qui attestent d’une implication israélienne. Il n’existe pas pour le moment de preuve que l’opération a été organisée par l’ambassadeur US Jeffrey Feltman, mais la suite des événements ne laisse guère de doutes. Vous avez ajouté mon article sur ce sujet dans la réédition de ce livre.

 

 

Question : La diabolisation du Hezbollah, par l’intermédiaire de sa chaine de télévision al-Manar, en préambule à la guerre du Liban en 2006 et pour la préparer, est remarquablement expliquée. Tout comme les mensonges (Fake News) du quotidien Le Monde sur cette guerre, véritables modèles du genre en termes de propagande, ce qui est proprement sidérant quand on pense que ce journal ose se présenter comme le champion de la lutte contre les Fake News alors que depuis des décennies, il n’a cessé d’en colporter…

Thierry Meyssan : Vu la campagne conduite par Le Mondecontre mon travail, je n’ai pas pu m’empêcher préventivement de reproduire quelques une des « unes » les plus mensongères du quotidien. Entre autres, lorsqu’il annonce la victoire d’Israël à Bint Jbeil, alors que ce fut sa plus dure défaite au Liban. Du coup, Le Monde s’est abstenu de conspuer ce livre.

 

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Question : La « Fake News du siècle » à laquelle Le Monde a largement contribué, restant sans doute l’accusation selon laquelle l’Iran d’Ahmadinejad voulait rayer Israël de la carte… un bobard tellement rabâché que Michel Onfray se croit obligé de le répéter aujourd’hui encore en toutes occasions. Sur cette affaire, vous expliquiez pourquoi les gouvernements occidentaux, via leur chancellerie en Iran, ne pouvaient pas être dupes ; ceci dit, le président iranien aurait pu clarifier ses propos, et il ne l’a jamais fait, ce qui peut apparaître comme une grave faute politique, voire irresponsable.

Thierry Meyssan : Pas du tout. L’Iran a émis une réponse et a exigé que l’agence de presse qui avait délibérément falsifié les propos du président Ahmadinejad publie un rectificatif. Mais rien n’y a fait puisque c’était une opération de propagande de l’Otan à l’adresse du public occidental. Il ne sert à rien d’avoir raison quand vous n’avez accès à aucun média et que ces médias sont partiaux.

Il n’y a pas de débat possible et encore moins de démocratie lorsque l’on a racheté un à un les principaux médias et qu’ils prennent tous le même parti.

 

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Question : Il n’est peut-être pas inutile de rappeler qu’avant 2002 (avant L’Effroyable Imposture & Le Pentagate), vous étiez très respecté pour votre travail au sein du Réseau Voltaire. Tout a changé quand vous vous êtes opposé à la « guerre contre la terreur » et au « choc des civilisations », vous êtes subitement devenu l’ennemi public numéro 1 (et accessoirement, persona non grata aux USA). D’autant plus que, quelques années après le fameux discours de de Villepin à l’Onu, (2003), la France est rapidement rentrée dans le rang en réintégrant l’Otan et en devenant plus impérialiste que l’Empire ! C’est parce que vous avez estimé que votre sécurité n’était plus assurée en France que vous avez jugé préférable de quitter le territoire.

Thierry Meyssan : Malheureusement, la France n’a pas pu tenir sa position dans la durée. Cependant, lors de mes voyages, le président Chirac m’a protégé face aux États-Unis et à Israël bien que nous étions des adversaires politiques.

Tout a changé lorsque Nicolas Sarkozy a été élu président. Il a négocié avec les États-Unis et s’est engagé en contrepartie, entre autres, à me faire éliminer. Je n’ai eu que quelques jours pour quitter ma patrie. Personne autour de moi ne voulait croire que la France pourrait assassiner un de ses propres ressortissants. J’avais du mal à le croire moi-même. Je pensais que c’était un malentendu et que les choses rentreraient rapidement dans l’ordre. J’ai dû déchanter.

Cependant à chaque chose malheur est bon. Comme je ne savais où aller, je suis parti en Syrie où j’ai immédiatement bénéficié de la protection de l’État. J’y ai vécu huit mois et j’ai donc connu ce pays avant la guerre.

 

 

Lorsque je suis allé prévenir l’ambassadeur de France au Liban, Denis Pietton, que des employés de son ambassade avaient organisé une souricière pour m’enlever et me remettre aux services US, il a été terrifié.

Pour moi il est stupéfiant qu’aucun responsable administratif ou politique français n’ait dénoncé, au cours des douze dernières années, l’attitude d’un service de l’État contre un de ses ressortissants. La démocratie est morte parce que nous l’avons laissée mourir.

Question : Vous êtes parti de France pour aller vivre successivement en Syrie, au Liban, en Libye puis à nouveau en Syrie, 3 pays qui étaient dans la ligne de mire des États-Unis, dont 2 furent victimes non pas de révolutions populaires spontanées, mais de sanglantes déstabilisations (guerres de 4e génération) en vue de changements de régime favorables à l’Empire. Et vous êtes de facto devenu le témoin privilégié de ces guerres, notamment l’un des Français qui a vécu le plus longtemps en Syrie assiégée…

Thierry Meyssan : Durant cette période, j’ai aussi beaucoup voyagé, notamment au Venezuela et en Iran où j’ai suis resté au total six mois. Je suis fier d’être revenu en Syrie en novembre 2011 et d’y résider depuis.

 

 

Question : Certains, ici ou là, vous reprochent de ne pas avoir immédiatement compris ce qui se passait dans la région quand commencèrent les « Printemps arabes » ; d’autres ne vous pardonnent pas d’avoir accusé Kadhafi d’être en lien avec Israël, ce qui l’aurait affaibli internationalement à un moment critique, quand il avait le plus besoin d’aide…

 

La presse ne pense pas de manière scientifique : 
elle ne remet jamais en question ses hypothèses

 

Thierry Meyssan : Durant les trois premiers mois du printemps arabe je me suis laissé intoxiquer par la propagande qui régnait à l’époque. Certains gardaient leur confiance à un gouvernement particulier, mais ils ne comprenaient pas plus que moi ce qui se passait dans la région. Lorsque j’ai été invité en Libye, j’ai immédiatement constaté que les informations diffusées par les agences de presse internationales étaient complétement mensongères : les télévisions du monde entier parlaient du bombardement d’un quartier de Tripoli où se situait mon hôtel. Mais il ne s’y était rien passé, il n’y avait aucune trace de guerre civile.

Depuis, j’ai cherché à analyser cet écart entre la réalité et le discours. J’ai reconstitué la manière dont les Britanniques ont conçu cette opération sur le modèle de ce qu’ils avaient fait en 1915 avec Lawrence d’Arabie. Là encore, alors que tous les éléments sont désormais disponibles, la presse internationale persiste à présenter les événements comme elle l’avait fait sur le moment, c’est-à-dire comme des révolutions. C’est une chose étonnante : la presse ne pense pas de manière scientifique, elle prend ses hypothèses de l’instant pour la réalité et ne les remet jamais en question.

Concernant les relations de Mouammar Kadhafi avec Israël, mes déclarations ont choqué à la fois les imbéciles et les antisémites. C’est être responsables pour les autorités libyennes que d’entretenir des relations — au besoin secrètes— avec chacun de leurs États voisins. Cela n’a rien à voir avec ce que l’on peut penser de la politique israélienne et de la libyenne. Malheureusement cela fait voler en éclats la rhétorique des uns et des autres.

 

 

Question : Nos concitoyens ne peuvent pas savoir, ni même mesurer, l’ampleur de la diffusion internationale de vos analyses et réflexions. Elle est absolument considérable, car réellement planétaire. En basculant le Réseau Voltaire vers des enjeux internationaux (par opposition aux questions sociales et politiques certes importantes mais franco-françaises de ses débuts), vous êtes devenu une source d’informations alternatives particulièrement crédible. Rappelons que le Réseau Voltaire est disponible en 18 langues, ce qui est proprement stupéfiant.

Thierry Meyssan : D’abord restons réalistes : nos articles sont parfois accessibles en 18 langues, mais plus souvent en une dizaine seulement. Ensuite, nous avons toujours cherché à nous adresser aux professionnels (diplomates, militaires, universitaires), tout en restant compréhensibles par le grand public.

Question : Mais le plus remarquable, c’est qu’alors que vous êtes complètement exclu du paysage médiatique français (vous êtes interdit d’antenne, y compris sur de modestes radios associatives censées être de gauche), vous êtes peut-être le journaliste français le plus lu dans le monde. Vertigineux paradoxe !

 

 

Thierry Meyssan : C’est effectivement très paradoxal. Toutefois les choses ont évolué : il y a quelques années, j’écrivais dans les plus grands journaux de la planète, Ce n’est plus le cas. Le département d‘État US a démarché les propriétaires et directeurs de ces médias pour qu’ils cessent de m’héberger dans leurs colonnes. Mais dans cette période, j’ai acquis une notoriété auprès des professionnels de ces pays qui ont continué à me suivre sur Internet. Par exemple j’écrivais chaque semaine dans Kosomolskaïa Pravda, le plus diffusé des quotidiens en russe, que ce soit en Russie même ou dans 17 pays russophones, dont Israël. Son propriétaire ayant des intérêts aux États-Unis a fait le choix de ne pas entrer en conflit avec eux. Aujourd’hui mes articles sur le Net sont reproduits dans les revues de presse gouvernementales de la majorité des pays où ils étaient disponibles sur papier.

Question : Et en même temps, vous restez présent tel un spectre dans l’esprit de beaucoup… On s’en rend compte de manière incidente, quand votre nom est mentionné sans qu’il vous soit donné le moindre droit de réponse,, comme par exemple dans l’article de l’illustre directeur-inconnu du magazine Le Point(« Thierry Meyssan a fait des émules. ») à l’occasion de la sortie du livre de Fabrice Arfi sur le financement par Kadhafi de la campagne présidentielle de Sarkozy en 2007 ; incidemment, vous avez été l’un des premiers à révéler cette affaire.

Thierry Meyssan : Je suis toujours étonné quand des chaînes de radio ou de télévision —généralement du service public— consacrent une émission pour me conspuer. Bien sûr, elles ne discutent jamais mes analyses et se contentent de me décrire comme le scribouillard des dictateurs. Cela fait douze ans que j’ai quitté la France et qu’elles me ferment leurs antennes, mais je leur pose visiblement toujours un problème.

 

 

Question : Ou encore quand France-Culture entend « clarifier les idées » de ses auditeurs sur les « théories du complot », à coup d’arguments-massues totalement ineptes (du style : tant que George Bush n’avoue pas, face caméra, que le 11-Septembre a été orchestré par sa propre administration, il faut raison garder) !

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Thierry Meyssan : Je me réconforte en pensant aux honneurs que j’ai reçus dans d’autres pays. Celui dont je suis le plus fier, c’est l’Ordre des Libérateurs qui m’a été remis par l’université de la Patria Grande (Argentine) pour mon travail au service de l’égalité des peuples.

Nous autres, Européens, n’avons jamais admis que les peuples soient égaux. Durant la Conférence de Versailles, en 1919, nous nous sommes opposés à ce que le texte final précise cette pensée (sauf le radical-républicain Léon Bourgeois). Nous avons refusé que la SDN le fasse et nous en avons profité pour continuer le colonialisme. Aujourd’hui, nous continuons à refuser que les Syriens choisissent leur président. Nous parlons de « transition politique » en Syrie, non pas entre la guerre étrangère et la paix, mais entre la République et le régime que nous voulons mettre en place.

Question : À cause de l’outrance de leurs mensonges, contre-vérités, propagande, partis-pris en faveur des guerres, des élites et de la mondialisation, les médias (mais aussi les politiques) ont graduellement perdu l’essentiel de leur légitimité aux yeux du peuple (lequel est encore très largement victime de cette propagande incessante et multiforme dont il n’est que très partiellement conscient). Il faut en effet beaucoup de mensonges pour faire accepter une guerre à une population qui n’en veut pas… (D’ailleurs, comme Daniele Ganser le souligne dans son livre Les Guerres illégales de l’OTAN, on ne dit jamais « guerre », et on préfère les termes « intervention » ou « opération » dont la connotation est bien plus positive).

 

 

Thierry Meyssan : Le travail de Daniele Ganser a porté ses fruits. Il n’est plus possible aujourd’hui dans les milieux universitaires de dénier l’organisation par l’Otan de coups d’État et d’attentats sous faux drapeaux en Europe dans les années 1970 et 80.

La constitution française faisait du Parlement le décideur ultime de la guerre et de la paix. Mais au cours des dernières années, on a considéré que des interventions militaires ne sont pas des guerres et que le Parlement doit simplement en être tenu informé. Ce fut le cas dans les Grands lacs africains, au Kosovo, en Libye, en Syrie et au Sahel. Cela illustre que la France n’est pas une démocratie. La Politique étrangère et de Défense n’est pas du ressort des citoyens, mais du « domaine réservé » du président de la République.

Question : En 2002, on vous a accusé de faire du « révisionnisme en direct » ; pendant un temps, on a appliqué le terme « théoricien du complot » au seul 11-Septembre, puis on l’a élargi à l’assassinat de JFK, et très vite à toutes sortes d’interrogations circulant sur le Net ; à toute forme de contestation du discours politiquement correct ambiant, de l’innocuité des vaccins au « poison motel » que représente le dioxyde de carbone. Un mélange informe jusqu’à la caricature, avec la « théorie de la Terre plate », tentative (pathétique) de bien ancrer dans les esprits que s’écarter de la doxa pouvait rapidement mener à la folie.

 

 

Thierry Meyssan : On mesure la panique de nos dirigeants avec ce sondage de la Fondation Jean-Jaurès selon lequel plus d’un Français sur 20 croit que la Terre est plate. Je n’ai jamais rencontré personne qui tienne de tels propos, c’est juste un sondage imaginaire pour nous convaincre que nous sommes des imbéciles.

La première fois que l’on m’a accusé d’être « complotiste », je ne comprenais pas ce que cela voulait dire. Par la suite, j’ai appris que c’était un mot états-unien utilisé par le FBI pour décrire les opposants politiques : les gens selon qui JFK n’avait pas été tué par un homme seul, mais par plusieurs, c’est-à-dire juridiquement par un complot. Le fait d’utiliser un mot étranger qui n’existait pas dans la langue française indique bien d’où vient cette campagne.

Question : On peut reprocher au Réseau Voltaire de ne pas s’être suffisamment intéressé à tout ce qui a trait à la lutte contre les « Fake News » et « théories du complot ». Car avant le projet de loi sur les « Fake News » annoncé par Macron en janvier 2018, (et qui a été récemment refusé par le Sénat pour la seconde fois), l’Éducation nationale s’était mobilisée sous la présidence Hollande pour établir un plan d’action contre les « théories du complot » aussi bien dans les programmes scolaires que sur le Net, avec le site « On te manipule ». Alors bien sûr, il ne s’agit pas de nier que circulent sur l’Internet des théories et infos parfaitement absurdes et délirantes, voire odieuses… mais de rejeter l’amalgame qui est fait entre ces idées délirantes et de légitimes questionnements. Par ailleurs, il semble évident que ces initiatives tendent à minorer ou à détruire la crédibilité croissante des sites d’informations alternatives et/ou étrangères ; en ce sens, on pourrait tout aussi bien les appeler lois anti Russia Today, ou anti Réseau Voltaire, bien que ces 2 médias très différents ne soient évidemment pas les seuls concernés…

 

 

Thierry Meyssan : Il y a évidemment beaucoup de théories idiotes qui circulent sur le Net, mais il en circule tout autant dans la presse subventionnée. Les exemples que j’ai relevés en 2006 dans Le Monde et publiés dans L’Effroyable imposture 2 en sont la preuve.

Contrairement à ce que vous dites, le Réseau Voltaire a beaucoup travaillé sur la rhétorique des Fake News, mais avant qu’elle n’envahisse l’Europe. Nous ne nous intéressons pas à commenter l’actualité au fur et à mesure, mais à examiner ce qui n’est pas encore considéré comme de l’actualité et à prévoir ce que cela va donner. Nous traitons des sujets souvent un ou deux ans avant qu’ils n’entrent dans le débat public. Vous trouverez par exemple sur notre site une analyse de 2016 du plan à venir de l’Otan en matière de falsification de l’information. Au demeurant, nous nous serions saisis de ce thème si le Conseil constitutionnel n’était pas intervenu. Il n’a pas censuré la loi, mais l’a rendue largement inapplicable.

Question : D’une certaine manière, n’est-ce pas la loi Gayssot de 1990 sur le révisionnisme qui a ouvert la boite de Pandore, c’est-à-dire l’instauration de vérités historiques officielles ?

Thierry Meyssan : Franchement, je ne crois pas. Nous avions déjà des vérités officielles sanctionnées par les tribunaux. Nous devons relire Casamayor, qui fut magistrat au procès de Nuremberg et qui, en tant que juriste, critiqua vertement ce tribunal des puissances victorieuse. L’acte final de Nuremberg, auquel la loi Gayssot fait référence, comprend quelques passages étranges que les vainqueurs souhaitaient y faire figurer bien qu’ils n’aient pas été traités durant les débats. Le rôle de la Justice est de juger équitablement des prévenus, pas de condamner des politiques vaincues.

Le problème ne réside pas dans un texte particulier, mais dans notre incapacité à accepter d’être contredits.

(À suivre …)

 


Il n’y a pas de recherche de la Vérité sans recherche des documents originaux (3/3)

...par Thierry Meyssan - le 02/02/2019

Alors que les journalistes interprètent les événements internationaux en fonction des positions de leur propre gouvernement, Thierry Meyssan s’est au contraire efforcé d’anticiper les faits pour permettre aux États cibles de protéger leur population le plus efficacement possible. Sa lecture des dix-huit dernières années n’a rien de « complotiste », comme ses adversaires tentent de le faire croire, mais s’appuie sur les documents de travail des pays occidentaux, dont certains sont libres d’accès quoiqu’ignorés par les grands médias. Elle se fonde donc sur une recherche systématique de ces documents et sur leur intégration dans son raisonnement, même lorsqu’il parvient à se les procurer plusieurs années après leur rédaction.

 

 

Source : https://www.voltairenet.org/article204927.html


Question / Éditions Demi-Lune : Venons-en maintenant à Sous nos yeux, un livre qui sort de l’ordinaire… Il est très bien écrit, court et facile d’accès, car vous avez un réel talent pour expliquer simplement des problématiques complexes. En fait, le reproche qu’on pourrait lui adresser, c’est qu’il est bien trop dense ! Il compte quasiment une révélation par page, et la plupart de vos collègues géopolitologues auraient sans doute distillé ces informations en plusieurs ouvrages. Il s’agit en fait du travail que vous avez effectué dans la période de 10 ans qui s’est écoulée depuis la parution de L’Effroyable Imposture 2.

Thierry Meyssan : Lorsque j’ai écrit L’Effroyable Imposture(en 2002), je réagissais à une contradiction visible entre le discours dominant et ce que tout le monde percevait : l’administration Bush ne disait pas la vérité. J’avais des arguments simples, faciles à vérifier et à comprendre. C’était un livre de journaliste. Puis, j’ai rédigé L’Effroyable Imposture 2(2006), comme on rédige une thèse de doctorat. Avec des centaines de références bibliographiques. C’était un ouvrage de chercheur rédigé pour le grand public. Ce troisième volume, Sous nos yeux (2017), est une synthèse pour des décideurs présentée comme un voyage personnel. C’est un livre d’analyste gouvernemental.

Oui, il y a beaucoup trop d’informations, mais elles sont toutes utiles. Il ne s’agit pas de présenter en détail un événement ou un autre, mais de décrire le paysage général des rapports de force mondiaux depuis les attentats du 11-Septembre et la manière dont je l’ai compris. Personne n’a fait ce travail jusqu’ici et certainement beaucoup vont le copier. D’innombrables livres ont été publiés qui s’inspiraient de mes précédents ouvrages, ce sera surement encore le cas avec celui-ci.

Question : Et Sous nos yeux, tout comme votre livre précédent, a probablement 10 ans d’avance sur son temps… Peut-être vient-il trop tôt et ne sera-t-il compréhensible (c’est-à-dire acceptable) que dans une décennie ?

La révolte qui vient d’éclater en France va se propager à tout l’Occident

Thierry Meyssan : J’ai relu L’Effroyable Imposture 2 (sur la guerre israélo-libanaise de 2006) lorsque vous l’avez réédité. J’ai été stupéfait de son actualité, douze ans plus tard. Cela tient au fait que les problèmes d’Israël et du Liban ne sont toujours pas réglés.

Sous nos yeux deviendra un classique lorsque l’affrontement que je décris sera résolu. Or, la globalisation financière touche à sa fin. La révolte vient d’éclater en France et va se propager dans tout l’Occident. Les gens souffrent sans comprendre pourquoi ils s’appauvrissent. Il se peut que cette révolte aille vite désormais.

Question : Sa forme est très originale aussi puisqu’elle décrypte les « Printemps arabes » en 3 parties qui chacune adopte la perspective d’un acteur différent : la France, les Frères musulmans et l’axe Washington-Londres.

Thierry Meyssan : C’est pourquoi je parlais de « voyage personnel ».

J’ai d’abord interprété les événements en fonction des informations disponibles pour le grand public ; celles des médias. Malheureusement c’est aussi la manière dont le gouvernement français a réagi. À ce stade, j’ai commis beaucoup d’erreurs, par exemple de prendre au mot ce que l’on racontait sur Mouammar Kadhafi.

Puis, j’ai exploré la nébuleuse jihadiste. Je me suis rendu compte que malgré les apparences, elle était très structurée, que tous ses chefs (ceux d’Al-Qaïda, de Daesh, etc.) étaient issus de la même organisation, la Confrérie des Frères musulmans. J’ai été franc-maçon durant de longues années et j’ai rapidement compris comment fonctionnait cette Confrérie dont les références sont directement issues de la franc-maçonnerie. Par ailleurs, mon grand-père, qui était officier de Renseignement, m’avait appris le goût du MI6 pour les sociétés secrètes. J’ai alors relu l’histoire des Frères à l’échelle régionale. Cela a renversé tout ce que je croyais avoir compris.

Puis encore, j’ai travaillé sur les concepts stratégiques et l’organisation administrative des États-Unis et du Royaume-Uni. Je connaissais certaines des grandes lignes des événements, mais j’ai cherché les éléments inconnus qui permettent de les relier. J’ai trouvé par exemple les mails du Foreign Office révélés en 2004 par Derek Pasquill, un lanceur d’alerte britannique. Ils attestent comment le Royaume-Uni a préparé et organisé les Printemps arabes. J’ai interrogé différents acteurs, comme le président libanais Emile Lahoud sur le rôle de la Ligue arabe. Ou encore, j’ai analysé bénévolement pour le compte de la République arabe syrienne le plan des Nations Unies contre le pays. Bref, de fil en aiguille, j’ai reconstitué minutieusement l’histoire la plus complète des événements, ce qui a encore une fois bouleversé ma compréhension.

Question : Aussi incroyable que puisse paraître votre analyse, c’est malheureusement la seule qui fasse sens dans sa globalité ; et elle pulvérise littéralement la narration communément admise dans l’Establishment politico-médiatique (la Responsabilité de Protéger, la défense des Droits humains ou de la Démocratie…), qui se dévoile alors pour ce qu’elle est : une fraude massive.

En sciences politiques, comme dans les autres sciences, les hypothèses doivent être confrontées aux nouveaux éléments et rectifiées

Thierry Meyssan : J’aborde les Sciences politiques comme de véritables sciences. Les hypothèses doivent constamment être confrontées aux nouveaux éléments et rectifiées. Il faut donc rechercher et trouver des éléments qui contredisent ce que l’on croit savoir.

La manière actuelle d’interpréter les crimes gouvernementaux en fonction de grands idéaux est stupide. Par exemple, personne ne peut croire que l’on va apporter la démocratie en bombardant un pays. La démocratie, c’est le pouvoir du Peuple, cela ne peut en aucun cas être imposé par un État étranger.

Contrairement à une idée reçue, les néoconservateurs, sont issus d’un parti trotskiste qui participait en France au congrès d’un autre parti trotskiste. Bien qu’ils aient rejoint l’administration Reagan et qu’ils aient changé plusieurs fois de parti politique, ils sont toujours trotskistes, mais pensent aujourd’hui faire la « révolution mondiale » avec l’armée US. Ce sont ces mêmes individus qui ont fourni la caution de gauche des printemps arabes en exhibant sur les télés occidentales leurs homologues trotskistes arabes.

Ils sont en train d’opérer leur grand retour au Venezuela.

Question : Comment des gens intelligents, qui se pensent comme l’élite intellectuelle, ont-ils pu adhérer (et continuent encore à le faire) à de telles foutaises ? Kadhafi et Bachar el-Assad massacrant et torturant leur peuple respectif, des guerres dites « civiles » alors que des combattants étrangers affluent par dizaines de milliers en Syrie, le choix entre la peste de l’État islamique et le choléra Assad, la fable des « rebelles islamistes modérés », L’EI « sorti de nulle part » ou alternativement « créé de toutes pièces par Assad pour semer le chaos », l’usage d’armes chimiques par le « régime de Bachar » en train de gagner la guerre, « le rapport César », etc. ?

Thierry Meyssan : D’abord, Mouammar Kadhafi et Bachar el-Assad ont toujours protégé leurs concitoyens. C’était aussi le cas de Saddam Hussein, même si ce dernier était un despote oriental n’hésitant pas à faire assassiner les membres de son parti qui lui faisaient de l’ombre. Il n’est jamais possible qu’un chef d’État soit le tortionnaire honni de son peuple et reste au pouvoir. L’image que l’on nous a vendue de ces personnalités ressort de l’imaginaire hollywoodien.

Certes, vous avez raison, cette propagande est incohérente. Elle mêle des éléments d‘époques différentes. Par exemple, on nous a présenté les « Printemps arabes » comme des révolutions spontanées. Puis on nous a dit que les choses avaient mal tournées en Syrie donnant lieu à une guerre civile. Mais comme vous le notez, à ce moment là, il y avait déjà des dizaines de milliers de combattants étrangers sur place. Ce ne pouvait donc pas être une guerre civile.

Au demeurant, on a utilisé la même ficelle en Afghanistan, en Iraq, en Libye ou au Yémen. Il y aurait donc une épidémie de guerres civiles au Moyen-Orient élargi. Or ce sont des pays extrêmement différents les uns des autres ; des sociétés sans grand rapport entre elles.

Question : En l’occurrence, je pensais avant tout aux intellectuels de gauche, plutôt qu’aux « faiseurs d’opinion »… Ils font preuve d’une infinie naïveté, de manière tellement récurrente, que cela en devient suspect !

Thierry Meyssan : Les notions de « droite » et de « gauche » renvoient à la Guerre froide qui est terminée depuis un quart de siècle. Il n’y a pas aujourd’hui d’intellectuels de gauche ou de droite, pas plus qu’il n’y a de peuple de gauche ou de droite.

Ce que nous constatons, c’est qu’il se crée une solidarité de classe entre les quelques intellectuels qui ont été approuvés par les médias. Ils ne cherchent donc plus à comprendre le monde, mais à défendre leurs intérêts communs avec leurs employeurs.

Question : Chaque fois qu’il entend ou lit les mots « régime syrien », « armée de Bachar », « homme fort de Damas » (ou de Bagdad, de Tripoli, du Kremlin) en lieu et place de « gouvernement syrien », « armée nationale syrien » et « président syrien », l’auditeur ou le lecteur devrait froncer les sourcils et savoir immédiatement qu’il est confronté non à de l’information objective, mais à un discours qui relève de la propagande ! D’ailleurs, comment les rédactions peuvent-elles justifier d’un tel langage propagandiste ?

Thierry Meyssan : Que penserait-on en effet si l’on parlait d’une « armée d’Emmanuel » pour désigner les armées françaises ? Ceux qui parlent ainsi ne s’honorent pas.

Question : À chaque fois, ce sont les mêmes grosses ficelles de la propagande, les mêmes médias-mensonges comme les appellent Michel Collon, qui sont utilisés… et à chaque fois cela fonctionne ! Est-ce parce que ces fausses nouvelles atroces (nouveaux nés sortis de leur couveuse, tortures d’enfants, fillettes à qui on arrache les ongles vernis, viagra distribué aux soldats pour des viols de masse, etc.) nous révulsent à tel point physiquement qu’elles empêchent toute faculté de réflexion ?

Thierry Meyssan : Non, nous y prenons plaisir. Nous sommes comme des enfants écoutant pour la énième fois l’histoire de la méchante sorcière. Nous savons que c’est faux et cruel, mais nous en voulons encore. Malheureusement nous sommes moins intelligents que les enfants : chaque fois, nous agissons comme si le conte était la réalité.

Question : Bien sûr, ici ou là émergent d’importantes bribes de vérité. Par exemple, à l’occasion de la première accusation de l’usage de l’arme chimique en Syrie, des articles sont apparus sur le Net pour rappeler un fait historique oublié : l’utilisation de ces armes dans la région fut le fait des Anglais pour mater la population indigène !

Thierry Meyssan : Les Occidentaux ont souvent utilisé des gaz contre de vastes populations civiles depuis les progrès de la chimie au XXe siècle : pas seulement les Anglais qui furent les premiers en Afrique australe, mais les Italiens en Éthiopie ou les États-Uniens à Haïti etc. Ils ont décidé de ne plus le faire, non pas par grandeur d’âme, mais parce que cette arme est difficile à utiliser à grande échelle sans risquer d’en subir soi-même les frais.

Les armes chimiques ont été introduites en Syrie par l’Armée syrienne libre, une organisation jihadiste alors sponsorisée par la France. Elle était principalement composée de combattants étrangers issus d’al-Qaïda en Libye. Dans une vidéo, cette armée a annoncé qu’elle allait utiliser du sarin contre les alaouites. Ce qu’elle a fait de nombreuses fois au motif que, selon elle, les alaouites ne sont pas des musulmans.

L’Armée arabe syrienne, celle du pays, disposait de stocks d’armes chimiques datant des années 1960. Elle ne les a jamais utilisés et ils ont été détruits sous la responsabilité des États-Unis et de la Russie. Ce qui est étrange, c’est que personne ne semble savoir qu’Israël n’a pas signé la Convention internationale les interdisant. L’État hébreu a poursuivi jusque dans les années 1980 un programme de recherche en la matière digne des nazis car visant à empoisonner des humains selon leur race.

Question : Après les immenses manifestations contre la guerre partout dans le monde, à la veille de l’invasion de l’Irak, on est fondé à se demander où est passé ce vaste mouvement anti-guerre. Il semble s’être littéralement dissous, évaporé. Mais je ne crois pas que les gens soient totalement dupes. Le mouvement des Gilets jaunes par exemple a débuté à cause de la goutte d’eau de la fiscalité dite « verte » ; mais quand on entend les manifestants, on se rend compte que c’est bien plutôt tout le système de la mondialisation et de la financiarisation de l’économie qui les écœurent et qu’ils rejettent en bloc…

Les « printemps arabes » et les « révolutions colorées » sont des mises en scène

Thierry Meyssan : Le mouvement contre l’attaque de l’Iraq a réuni les plus grandes manifestations dans le monde, sauf en France parce que le président Chirac était le leader de ce mouvement populaire international. Il a échoué à empêcher ce massacre et le président Chirac n’a pas tardé a baisser la tête. La suite des événements a été présentée comme une épidémie de guerres civiles ne permettant pas aux gens de prendre position.

La protestation des Gilets jaunes n’en est qu’à ses débuts. Le premier mois a été une réaction épidermique à une fiscalité excessive que vous qualifiez de fiscalité « verte ». Souvenons-nous à ce sujet que le président Macron avait annoncé son projet de « verdir » la Finance. Mais ce n’est que l’écume des vagues. Voilà un quart de siècle que nous avons cru pouvoir atteindre la prospérité avec la dissolution de l’URSS en laissant libre court au capitalisme. Nos dirigeants internationaux et nationaux successifs ont tous accepté ce choix dont nous découvrons aujourd’hui le prix : des dizaines de millions de personnes appartenant aux classes moyennes ont disparu en Occident et en Occident seulement.

C’est pourquoi le mouvement des Gilets jaunes durera le temps qu’il faudra pour déconstruire les erreurs qui ont été commises depuis la fin de l’URSS. Nous entrons dans une période révolutionnaire d’au moins une décennie.

Certaines personnes se demandent si cette révolte est comparable à celle des printemps arabes. Bien sûr que non. Les printemps arabes et les révolutions colorées sont des mises en scène de contestation fictives. On ne fait pas la révolution pour installer la « démocratie de marché » selon l’expression US, mais parce que l’on a plus les moyens de vivre. Les révolutions colorées ne durent que quelques jours ou semaines et permettent de changer les gouvernants sans changer la société. Les vrais révolutions durent des années et n’ont pas besoin que l’on change les gouvernants, même si c’est la plus part du temps le cas. Elles changent l’organisation de la société.

On distingue aujourd’hui les Gilets jaunes des casseurs. Cela n’a aucune réalité. Dans la mesure où la classe dirigeante refuse de changer le paradigme de la société, elle la contraint à la violence. Ce que nous avons vu pour le moment n’est pas grand chose, du vandalisme et des pillages, quelques homicides sans volonté de tuer. Or, l’ensemble de la classe dirigeante refuse d’aborder la question de la globalisation financière. Ce faisant, elle pousse la société vers une violence à très grande échelle. Ne croyez pas que ce qui arrive à l’étranger ne peut pas survenir en France.

Question : Depuis l’émergence de Donald Trump dans le paysage politique US, puis son élection à la présidence, vous tentez dans vos articles d’expliquer qui il est et qu’elle est sa politique, en quoi, contrairement à ce qu’en pensent tous nos médias, elle fait sens. Cela est courageux de votre part, tant l’homme est haï et moqué, présenté comme le pire président que les USA aient jamais connu (à croire que nos élites médiatiques ne se souviennent ni de George Bush fils, ni de Reagan, pour ne prendre que 2 exemples récents). L’homme pourtant semble frustre et est à l’opposé de vos convictions politiques : êtes-vous conscient que dans le monde binaire dans lequel nous vivons, ne pas « être contre », c’est « être pour » ?

Thierry Meyssan : Donald Trump est le président des États-Unis. Il correspond aux besoins des États-uniens et à leur culture. Ce serait un abominable président en Europe, dont il ne partage pas l’histoire, mais c’est la meilleure chose qui est arrivée aux USA depuis un siècle !

Il ne cherche pas à répartir les richesses, mais à relancer le « rêve américain », c’est-à-dire la possibilité pour chacun de sortir de la misère par son travail. Au plan intérieur, il remet donc en cause tous les accords commerciaux internationaux et tente d’établir des règles économiques plus justes pour ses concitoyens. Simultanément, il tente de renverser le politiquement correct, cette morale religieuse que les Puritains ont imposée à toute la société. Enfin, au plan international, il souhaite abandonner l’impérialisme et revenir à l’hégémonisme.

J’ai l’impression d’être à peu près le seul auteur non-états-unien à avoir observé ce programme depuis trois ans. Tout le monde le juge au regard des critères de ses adversaires et en conclut donc que c’est un dangereux imbécile, mais selon ses propres critères, c’est au contraire un homme brillant.

Maintenant, vu son absence d’assise dans la classe politique, il a peu de chances de réussir, surtout depuis qu’il a perdu la majorité à la Chambre des Représentants. Il a cependant déjà amélioré l’économie de son pays où le marché du travail est désormais en pénurie de main d’œuvre.

Question : On s’aperçoit que l’on vit dans un monde où les réalités comme les valeurs sont totalement inversées, quand Obama est méprisé pour ne pas avoir agressé militairement la Syrie, ou quand Trump est unanimement salué pour avoir envoyé quelques missiles sur une base militaire syrienne, et conspué pour avoir renoué le dialogue diplomatique entre les 2 Corées !

Thierry Meyssan : Désormais ce ne sont plus les actes, mais les images que célèbrent les médias. Obama aurait eu tort de ne pas livrer la guerre à la Russie en Syrie, tandis que Trump aurait eu raison de bombarder une base syrienne avec quantité de Tomahawks. Personne ne semblant relever qu’il avait permis à l’armée syrienne d’évacuer cette base avant d’y détruire de vielles carlingues d’avions mis au rebut. En réalité, les deux présidents US savent les guerres qu’ils ne peuvent pas mener.

Question : Je plaide coupable auprès des lecteurs de Sous nos yeux : nous avions, en accord avec vous, choisi de masquer un certain nombre de noms (une vingtaine tout au plus) dans les versions papier et numériques du livre, et nous l’avons fait sans en préciser la raison, tellement elle nous semblait flagrante. D’évidence, c’était une erreur, car certains lecteurs se sont alarmés que l’ouvrage avait été « caviardé » (c’est-à-dire censuré par l’éditeur, l’imprimeur, ou une quelconque mystérieuse autorité). En fait, nous voulions surtout éviter l’éventualité d’un ou plusieurs procès.

Thierry Meyssan : Oui, j’ai publié sur notre site les passages autocensurés. Ils sont au demeurant disponibles dans les éditions étrangères.

J’observe que nous avions tort : aucune des personnes citées n’a émis la moindre protestation auprès du Réseau Voltaire.

Question : Nous avons décidé, d’un commun accord, que vous mettriez rapidement en ligne, dans les semaines à venir, l’intégralité du texte de Sous nos yeux, pour rendre accessible au plus grand nombre ce livre important. Et chaque article sera même enrichi de documents (illustrations, photos, cartes, vidéos, etc. ) qui ne figurent pas dans l’édition originale. Voilà une initiative qui vous honore et qu’il faut saluer… mais en tant qu’éditeur, je me dois de souligner que chaque achat de vos livres contribue à assurer la pérennité de votre travail, comme celle de la petite structure éditoriale dont je suis responsable ! Il est essentiel de le dire : nous effectuons un travail de résistants, avec des moyens financiers limités.

Thierry Meyssan : Depuis 1992, nous luttons contre l’enfumage de la vie politique avec des moyens sans commune mesure avec ceux de nos adversaires. Manifestement, nous avons beaucoup progressé depuis la guerre du Kosovo et le 11-Septembre.

Question : D’ailleurs, en ce qui concerne le « nerf de la guerre », de nombreux lecteurs du Réseau Voltaire se demandent pourquoi le lien « Aidez-nous par un don » sur le site ne fonctionne pas et dirige vers une page blanche depuis des années… Pouvez-vous nous en expliquer la raison ?

Thierry Meyssan : Il y a 7 ans, le secrétariat US au Trésor nous a inscrit sur une liste noire. Notre compte bancaire en France a été fermé et plus aucune banque dans le monde occidental n’accepte de nous en ouvrir un. Plus exactement, dans tous les pays où nous avons essayé, la banque nous a d’abord dit oui, puis a été rappelée à l’ordre par sa Banque centrale et a refusé. Il est aujourd’hui impossible de nous faire parvenir de l’argent.

Nous avons pourtant continué, sans argent de nos lecteurs. Nous avons également refusé l’aide d’États, car cela nous aurait obligés. Nous vivons donc de bric et de broc et avons accumulé les dettes.

Nous devrons demander de l’aide à nos lecteurs pour nous sortir de ce mauvais pas. Mais, à terme, nous devons entretenir ce site à nos frais. Nous devons distinguer ce qui est payant, nos articles dans les journaux et nos livres, éventuellement des rapports privés, de ce qui est gratuit, c’est-à-dire notre engagement politique au service du Bien commun.

Question : Si je ne doute pas que les internautes seront stupéfiés et ne pourront s’empêcher de lire l’intégralité des articles à venir, pourriez-vous nous dire en quelques mots, en quoi votre livre est-il à ce point révolutionnaire ?

Thierry Meyssan : Vous disiez tout à l’heure que les médias ont conspué Obama pour ne pas avoir livré la guerre à la Russie et célébré Trump pour avoir apparemment bombardé la Syrie. Ce n’est qu’un épisode. Aujourd’hui les institutions que l’on croit dédiées à la paix sont celles là mêmes qui organisent la guerre.

Je donne l’exemple du plan de reddition totale et inconditionnelle de la Syrie rédigé par le directeur politique de l’Onu. Ce texte est plus dur que celui imposé par les Alliés aux Japonais à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Lorsque le directeur politique de l’Onu a quitté ses fonctions, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a confirmé ce que j’ai révélé.

Éditions Demi-Lune : Merci M. Meyssan pour ce très long entretien, et bon courage pour la suite de vos travaux.

 

 


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