Tuer, c'est vivre !

par le Col. Michel Goya - le 01/09/2016.



Tuer n’est normalement jamais une fin en soi dans une guerre, sauf s’il s’agit d’une lutte à mort, cas assez rare, ou parce qu’on ne sait pas quoi faire d’autres, cas plus fréquent.

De la tentative de « saigner à blanc » l’armée française à Verdun à la stratégie de « tuer plus de Taliban que les madrasas n’en fabriquent » (Donald Rumsfeld) en passant par le body count  ou le programme Phoenix au Vietnam, les campagnes de tueries de masse n’ont guère suffi à emporter la victoire, la vraie, pas le succès tactique.

Les guerres sont essentiellement des campagnes psychologiques utilisant des moyens violents pour imposer une volonté. Infliger des pertes à l’adversaire est évidemment utile mais uniquement lorsque cela contribue à en effrayer encore plus, à affaiblir, voire annihiler les capacités d’action et induire l’idée de la défaite inéluctable. On peut espérer alors une reddition ou au moins une négociation favorable. Dans les guerres clausewitziennes, on ne cherche pas à décapiter l’adversaire, sinon il n’y a plus personne avec qui faire la paix et qui pourra imposer l’acceptation de la défaite à son propre peuple.

 

Si on cherche absolument à détruire l’ennemi, ce qui est le cas notamment dans la culture stratégique américaine, on ne s’intéresse pas au dialogue. La tête de l’ennemi, son haut-commandement, devient dès lors une cible comme les autres. Elle est même une cible mieux que les autres puisqu’on peut espérer obtenir un effondrement général de son élimination.

Le problème lorsqu’on coupe des têtes est qu’on ne peut plus parler avec et dans ce cas-là il est toujours difficile d’obtenir une soumission. Lorsque Saddam Hussein, que l’on a cherché à tuer plusieurs fois, est obligé de s’enfuir en avril 2003 et son régime détruit, aucun traité de paix n’est signé. C’est le discours du Président Bush sur le porte-avions Abraham Lincoln, le 1er mai, qui en fait office unilatéralement. En réalité, en l’absence de paix acceptée par une partie des Irakiens, c’est une nouvelle guerre qui a alors déjà commencé et la capture de Saddam Hussein en décembre 2003 n’y change pas grande chose. Bien sûr, comme dans les cas d’Adolf Hitler ou du colonel Kadhafi, lorsque le dictateur préfère mourir qu’accepter la paix, il est difficile de faire autrement mais là aussi il est nécessaire d’anticiper et de gérer le vide politique créé par leur fin. Dans le cas de l’Allemagne ou du Japon en 1945, la capitulation officielle qui a précédé de peu disparition des régimes et la puissance militaire écrasante des Alliés ont facilité la transition ; dans celui de l’Afghanistan et surtout celui de l’Irak, la faiblesse des moyens et surtout l’incohérence de la gestion par le département d’Etat américain ont largement gâché les chances de succès. En Libye, cela n’a même pas été essayé.

 

La recherche de l’élimination des leaders est encore plus tentante lorsqu’il s’agit de combattre des organisations armées puisqu'on refuse généralement à celle-ci, au moins initialement, le statut d’interlocuteur. Ce refus classe donc immédiatement les groupes dans l’autre statut possible, celui de criminel, et avec les criminels on ne négocie pas, on les neutralise. Cela peut prendre des années mais normalement les moyens, éventuellement renforcés militairement, de police ou des services, si on agit à l’extérieur, suffisent à réduire ces petits groupes, sans ancrage populaire et centré autour d’un leader. L’élimination Jonas Savimbi par l’armée angolaise en 2002 a engendré la disparation de l’UNITA devenue pur groupe de prédation coupé de la population. Il est probable qu’il en sera de même pour l’Armée de libération du Seigneur lorsque Joseph Kony sera arrêté ou tué.

Les choses deviennent beaucoup plus compliquées dès lors que les groupes que l’on affronte disposent d’une assise populaire et donc d’une facilité de renouvellement. Le statut de guerre peut difficilement être évité mais encore faut-il l’admettre clairement, le légitimer et définir précisément la zone où s'applique le droit de la guerre. 

 

Plusieurs problèmes se posent à la force de contre-guérilla qui est alors essentiellement militaire. Les adversaires sont souvent imbriqués au milieu de la population, les combats sont multiples et souvent de très petites ampleur. La lutte contre la force prend l’aspect d’une campagne systémique, globale, sans grande victoire, sans mouvement de ligne de front, sans drapeau. Les indicateurs de victoire sont plus flous et souvent chiffrés. Il faut présenter des bilans, avec cet inconvénient que ceux qui collectent les données sont aussi jugés sur ces mêmes données, ce qui induit de nombreux effets pervers (focalisation sur les indicateurs au dépend du reste, faux comptes rendus, etc.). Ces données de pertes sont le résultat d’attaques mais aussi de traques, baptisées "Kill or capture" par les Américains. C’est ingrat et plein d’embûches, entre erreurs tragiques, dégâts collatéraux et manipulations (la dénonciation reste une bonne manière de se débarrasser d’un ennemi personnel) qui peuvent rendre la chose contre-productive. On peut arriver par maladresse à créer plus d'ennemis que l'on en élimine.

De temps en temps, on tombe sur une cible importante, de celle qui sont dans les listes de recherche «morts ou vifs ». Présenter de belles têtes peut alors constituer un substitut à une bataille victorieuse. Comme dans l’Illiade, à côté des masses de guerriers, ce sont les « nobles » qui seuls ont un nom et comptent. Pour autant, ce n’est pas forcément efficace.

 

Les Américains ont une vieille tradition de chasse à l’homme depuis Geronimo en 1885 jusqu’à Ben Laden (le nom de code de l’opération était d’ailleurs « Geronimo ») en passant par Pancho Villa ou le général Aïded en Somalie. Cela n’a pas toujours été heureux. La mort d’Oussama Ben Laden à Abbottabad, en mai 2011 a porté un coup sévère à Al-Qaïda. Le processus de succession qui a suivi a été assez tendu et a contribué à l’absence d’Al-Qaïda dans le Printemps arabe. Le nouveau leader, Ayman al-Zawahiri, ne possède incontestablement pas le même charisme que son prédécesseur. Pour autant, même contestée et en perte de vitesse, même avoir perdu peut-être la moitié de ses cadres supérieurs depuis 2001 (dont 10 fois semble-t-il leur « numéro 3 ») l'organisation est toujours là. Avant cela, en juin 2006, la mort d’Abou Moussab al-Zarkaoui, leader d’Al-Qaïda en Irak, avait été présentée par le Président des Etats-Unis en personne comme une grande victoire dans la « guerre contre le terrorisme » (sic). Quelques mois plus tard, et alors que l’Etat islamique en Irak s’est constitué sans Zarkaoui, les Etats-Unis étaient incapables de sécuriser Bagdad, leur plus grand échec dans cette guerre, et envisageaient sérieusement un repli général piteux. Pire, on peut même se demander si cette élimination (on est là dans le cadre d’une guerre, il ne s’agit donc pas d’un assassinat) n’a pas été contre-productive, la politique et l’intransigeance de Zarkaoui ayant fini par pousser les mouvements nationalistes sunnites irakiens à préférer l’alliance américaine à celle de l’EII. 

 

Il est parfois plus utile de maintenir un incompétent que de laisser la chance à un plus brillant stratège. Les Israéliens doivent avoir souvent regretté la mort de Sayed Abbas al-Moussaoui en 1992 et son remplacement par Hassan Nasrallah. L’expansion, et la violence, de Boko Haram ont également commencé après la mort de son premier leader, Mohamed Yusuf, tué par l’armée nigériane en 2009. Bien sûr, on peut avoir aussi l’effet inverse et une diminution des compétences. Dans tous les cas, plus l’organisation est centralisée et plus l’effet, positif ou non, sera sensible. Dans une organisation riche en hommes et plutôt décentralisée comme l’Etat islamique, l’élimination de cadres supérieurs de l’organisation comme Abou Mohammed al-Adnani et dix autres avant lui depuis le début de l’année, ne constitue pas un élément décisif puisque les éliminés sont remplacés assez rapidement.

 

Ces campagnes de traques et de frappes, par n’importe quel moyen (il faut rappeler au passage que cela ne se limite pas aux drones, quasi-fétichés), peuvent être efficaces mais pas seules. Comme la campagne de bombardement stratégique de la Seconde Guerre mondiale, cela produit des effets puissants (pression et entrave au commandement, suspicion, déstabilisation momentanée, nécessité de disposer d’un réservoir de cadres compétents de remplacement, etc.) qui ont surtout pour effet de faciliter l’action d’autres modes opératoires. En 2007, le général Petraeus a multiplié les traques mais il a fait cela en conjonction avec une occupation des rues de Bagdad avec les forces irakiennes, une alliance avec les anciens ennemis sunnites, une politique des prisons, le soutien à l’armée irakienne, etc. La dernière bataille américaine en Irak a eu lieu de mars à mai 2008 autour du quartier chiite de Sadr-City. C’était la troisième guerre contre l’armée du Mahdi depuis 2004 et elle s’est terminée, comme les précédentes, par une négociation avec son leader, Moqtada al-Sadr, que les Américains n’ont jamais réussi à éliminer et c’est peut-être tant mieux pour eux.

 

Il ne faut pas oublier enfin que si les hommes tués sont vite remplacés, c’est qu’il y a des volontaires pour prendre des risques énormes et donc aussi de bonnes raisons de le faire. On s’aperçoit alors qu’il est finalement beaucoup plus complexe d’empêcher des hommes de se porter volontaire que de les tuer sur le front. La stratégie de frappe et de traque, que nous, Français, pratiquons au Sahel, où nous tuons et capturons un homme tous les deux jours, est finalement une stratégie « facile ». Elle donne quelques résultats à court terme, elle dispense aussi de se doter de moyens plus importants et plus décisifs mais forcément plus coûteux. Elle constitue un appauvrissement de la réflexion stratégique.

Quand dans l’atelier, il n’y a plus que des marteaux, on ne s’occupe plus que des clous, avec cette particularité que les clous réapparaissent. En l’absence de stratégie (et de moyens, mais cela va ensemble) nous sommes condamnés à frapper éternellement.

 


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