La crise diplomatique enfle entre Paris et Alger, sur fond de critiques d’Emmanuel Macron du pouvoir algérien. Un risque pour la France qui risque de voir
un partenaire stratégique dériver vers l’Est, estime Kader Abderrahim, chercheur à l’IPSE.
Le torchon mémoriel brûle entre Paris et Alger. Les conséquences géopolitiques commencent à se faire sentir. Sur la base de déclarations attribuées à
Emmanuel Macron, suggérant que l’Algérie s’est construite sur « une rente
mémorielle » entretenue par « le système
politico-militaire », Alger a successivement rappelé son ambassadeur à Paris pour consultations et fermé son espace aérien à l’aviation militaire française.
La plus importante conséquence de cette crise pour Paris n’est toutefois pas le rallongement des itinéraires des avions de Barkhane. D’après Kader
Abderrahim, auteur de « Géopolitique de
l’Algérie » (Éd. Bibliomonde, 2020), le cœur du problème s’inscrit dans une tendance de long terme : l’éloignement de l’Algérie au profit de nouveaux partenariats
géopolitiques.
« D’autres acteurs ont
émergé dans la région. Ils veulent y jouer un rôle. Notamment la Chine, la Russie et la Turquie », résume le spécialiste du Maghreb.
Ces trois acteurs peuvent être considérés a minimacomme
des concurrents de la France. Ils continuent de multiplier les ponts avec Alger.
Les
Chinois édifient la plus grande mosquée d’Afrique à Alger
Ce n’est plus un secret pour personne : la Chine a une stratégie d’investissements massifs en Afrique. En particulier dans les infrastructures. Le phénomène
a pris une telle ampleur que l’expression ChineAfrique a vu le jour. L’Algérie ne déroge pas à cette stratégie chinoise. Au contraire ! On y compte aujourd’hui au moins une
centaine de projets chinois d’investissements, selon la base de données du Ministère chinois du Commerce, le Mofcom. Sur le plan symbolique, ceux-ci ont même frappé fort en
construisant la grande mosquée d’Alger, accessoirement la plus grande d’Afrique, et l’opéra de cette même ville.
Avec la Russie également, les liens hérités du soutien de Moscou aux forces indépendantises durant la guerre d’Algérie sont toujours plus profonds.
« Il y a une alliance
stratégique historique entre l’Algérie et la Russie », rappelait à Sputnik Brahim
Oumansour, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), spécialiste du Maghreb et du Moyen-Orient.
Axée surtout sur le domaine militaire, cette relation ne
cesse de grandir. Le pays est le meilleur client du continent en matière d’armes russes. Alger acquérait en 2018 « la moitié des armes
russes » exportées vers l’Afrique.
« Sultanisme »
turc
En outre, l’Algérie et la Russie ont récemment multiplié les échanges dans le civil. « Moscou coopère avec
Alger sur le nucléaire civil », précisait Brahim Oumansour. Et sur le plan agricole, la Russie a également grapillé
des parts de marché à… La France. Alger a rejeté une cargaison française de 27 000 tonnes de blé pour non-conformité avec les exigences sanitaires. Avant de passer commande
auprès de Moscou en juin dernier. Tout un symbole !
Aux pressions de ces deux mastodontes géopolitiques s’ajoute un troisième acteur : la Turquie. L’Algérie est aujourd’hui le deuxième
partenaire commercial de la Turquie en Afrique, tandis qu’Ankara se classe au premier rang des pays ayant le plus investi en Algérie ces dernières années.
« Il y a un degré de
« sultanisme » dans ces investissements turcs. Ils souhaitent reprendre de l’influence dans les anciennes zones ottomanes du Maghreb », affirmait Yahia Zoubir
professeur en relations internationales à la Kedge Business School et spécialiste du Grand Maghreb, au micro de Sputnik.
Dans le même temps, la France qui reste un partenaire de premier plan pour l’Algérie, n’a cessé de s’en éloigner sur les plans économique et diplomatique.
La France reste ainsi le « deuxième fournisseur
de l’Algérie (après la Chine) avec une part de marché stable depuis 2015 à environ 10% », résume le Trésor français. Et les services de Bercy d’ajouter : « Malgré une hausse
régulière du montant annuel d’exportation, la part de marché française a été divisée par plus de deux depuis 2000 (alors à 24%) ».
Instrumentalisation
mémorielle
De fait, les récentes crises successives ne risquent pas d’améliorer les relations diplomatiques entre ces deux partenaires stratégiques, liés par
l’histoire. En mai 2020, l’ambassadeur algérien à Paris avait déjà été rappelé après la diffusion d’un documentaire par deux chaînes publiques françaises sur les manifestations
pro-démocratie (Hirak) en Algérie. Au printemps 2021, le premier ministre Jean Castex avait dû annuler à la dernière minute une visite à la demande d’Alger, mécontente car la délégation
française était jugée trop petite. Pas plus tard que la semaine dernière, le ministère algérien des Affaires étrangères a convoqué l’ambassadeur français en raison de l’annonce française
de réduire le nombre de visas accordés aux ressortissants algériens.
« La question
mémorielle de la période coloniale a souvent été instrumentalisée tant par la France que par l’Algérie », confiait Brahim Oumansour.
Alger désignerait ainsi un ennemi extérieur contre lequel l’ensemble de l’Algérie doit faire bloc, afin panser des plaies devenues de plus en plus béantes
au sein même de sa société.
De l’autre côté, Moscou, Pékin et Ankara se gardent bien de porter des jugements sur le fonctionnement du système politique algérien et le rapport du
pouvoir à son histoire. Pas question pour eux d’irriter d’une manière ou d’une autre le pouvoir algérien comme l’a fait Emmanuel Macron !
« Ces acteurs ont tous
un intérêt à ce que la France perde pied et perde son influence en Algérie », explique notre interlocuteur.
Malgré ces divergences importantes entre Paris et Alger, Kader Abderrahim « ne croit pas à une
rupture totale » des relations et à une réorientation radicale d’Alger vers l’Est.
« La politique et la
diplomatie ne décident pas toujours de tout. Il y a en France une très importante diaspora algérienne et notamment des jeunes gens qui sont des citoyens français »,
tempère-t-il.
Encore récemment, côté algérien comme côté français, on se félicitait des « excellentes » relations entre les présidents Abdelmadjid Tebboune et
Emmanuel Macron.
Néanmoins, Kader Abderrahim juge que Paris court un risque important en s’éloignant d’Alger. Au-delà de perdre un important marché, la France entrerait dans
une spirale négative avec son quatrième
fournisseur de pétrole et son quatrième
fournisseur de gaz naturel. Mais surtout elle perdrait pied chez un voisin, une puissance régionale avec qui elle est historiquement liée et un partenaire de premier plan dans la
lutte contre les groupes armés terroristes au Sahel.
Sans bouleverser les plans de Barkhane, la fermeture de l’espace aérien algérien aux avions tricolores « va compliquer les
choses pour Barkhane au Sahel. Les appareils français devront faire d’importants détours », précise Kader Abderrahim, directeur de recherche à l’Institut de prospective et de
sécurité en Europe (IPSE).
En effet, l’espace aérien algérien est le plus étendu d’Afrique. Pour tout acteur souhaitant opérer dans la région du Sahel, et plus particulièrement au
Nord-Mali limitrophe de l’Algérie, le refus de l’accès à l’espace aérien algérien est dommageable. D’autant plus quand cet espace se situe entre la zone de départ et la zone d’action de
l’armée en question.
Comment le piège algérien s’est refermé sur Emmanuel Macron
...par Jean-Pierre Filiu - Le 10/10/2021.
La volonté du président français de réconcilier les mémoires autour de la guerre d’Algérie aboutit paradoxalement à une
crise sans précédent entre Paris et Alger.
« L’Algérie n’est pas à vendre », pancarte anti-française lors dune manifestation à Alger, le 9 avril 2021 (Riyad
Kramdi, AFP)
L’enfer est pavé de bonnes intentions. La détermination d’Emmanuel Macron à tourner enfin la page des querelles mémorielles franco-algériennes vient de déboucher
sur une crise sans précédent entre Paris et Alger. Ce n’est pas la première fois que la parole présidentielle, mêlant l’officiel à l’informel, suscite trouble et incompréhension sur la scène
internationale, entraînant de la part de l’Elysée de laborieux efforts de clarification des « malentendus ». Mais jamais la confusion
des genres entre le registre franco-français et le discours diplomatique n’a provoqué une telle tension, compromettant sans doute pour longtemps la sérénité des relations franco-algériennes. Car
Macron est parvenu à faire contre lui l’unanimité en Algérie, aussi bien chez les partisans du régime que dans les rangs de l’opposition.
UNE LUCIDITE BIEN TARDIVE SUR LE REGIME ALGERIEN
Le président français paie aujourd’hui des années d’aveuglement sur la nature réelle du régime algérien. Il a longtemps cru, ou voulu croire, que son homologue à
Alger, Abdelaziz Bouteflika jusqu’en avril 2019, Abdelmadjid Tebboune depuis décembre 2019, pouvait être son partenaire dans une réconciliation des mémoires entre la France et l’Algérie. Macron
se rêvait ainsi en héritier d’un Mitterrand aux côtés de Kohl à Verdun en 1984, permettant à deux peuples enfin apaisés de regarder ensemble vers l’avenir. Un aussi respectable projet était cependant fondé sur
une analyse profondément erronée du rapport de force en Algérie, où la contestation populaire du Hirak, une fois obtenue la démission de Bouteflika, a accentué la crispation des généraux
algériens et leur mainmise sur la façade civile du pouvoir. Alors que les manifestants exigeaient une « nouvelle indépendance » et remettaient en cause l’histoire officielle de l’Algérie,
Macron a préféré accorder son soutien sans réserve à Tebboune, pourtant élu dans un scrutin massivement boycotté par la population.
Tout à son grand œuvre mémoriel, le président français a, en novembre 2020, qualifié de « courageux » son homologue algérien, oubliant que Tebboune avait, sept mois plus tôt, accusé la France d’avoir massacré « plus de la moitié de la population
algérienne ». L’annulation, en avril dernier, de la visite du premier ministre français à Alger, sur fond de déclaration anti-française d’un membre du gouvernement, a souligné
la fragilité du pari de Macron sur Tebboune. Sans doute frustré par une telle impasse, le président français saisit l’occasion d’un déjeuner à l’Elysée, le 30 septembre, avec des « petits-enfants » de la guerre d’Algérie pour décrire un
« système politico-militaire » à la fois « fatigué » et « très dur », car « construit sur la rente mémorielle ». Ces propos provoquent naturellement l’ire du pouvoir
algérien, avec rappel de l’ambassadeur d’Algérie à Paris et interdiction du survol de l’Algérie par les avions français opérant au Sahel.
DES PROPOS PRESIDENTIELS DENONCES AUSSI PAR L’OPPOSITION
Le chef de la diplomatie algérienne vient de dénoncer, depuis le Mali, la « faillite mémorielle qui est malheureusement
intergénérationnelle chez un certain nombre d’acteurs de la vie politique française, parfois au niveau le plus élevé ». A Alger même, la presse pro-gouvernementale se déchaîne contre
« des propos inacceptables qui résonnent comme un casus belli » (L’Expression), contre
« la haine et la rancune exprimées par le président Macron » (El Fadjr) ou la « pitoyable quête de voix dans un vote qui fait aux idées d’intolérance et de haine la part belle » (Le Soir d’Algérie).
L’opposition n’est pas moins sévère à l’encontre du président français qui, le 30 septembre, s’est également interrogé : « Est-ce qu’il y avait une nation
algérienne avant la colonisation française ? Ça, c’est la question. » Cette mise en cause de l’existence même d’une nation algérienne, que seul le colonisateur français aurait fait
émerger, fait pour le coup l’unanimité contre elle en Algérie.
C’est ainsi que Karim Tabbou, figure de proue de la contestation, fustige une « assertion absurde », fruit, selon lui, du « profond désarroi d’un homme
qui, faute de gagner de grandes batailles, espère tout au moins gagner sa bataille électorale ». L’ancien ambassadeur Abdelaziz Rahabi, très engagé dans le Hirak, dénonce pour sa
part « l’opportunisme » du président français et ses « contre-vérités
historiques ». Emmanuel Macron a ainsi réussi le tour de force de coaliser contre lui, et à travers lui contre la France, l’ensemble des sensibilités algériennes. L’entêtement de son
pari sur Tebboune, qu’il a cru compenser par sa mise en cause tardive d’un « système politico-militaire », a beaucoup pesé dans un tel fiasco.
Mais le doute jeté par l’Elysée sur la profondeur historique de la nation algérienne peut difficilement s’apparenter à un travail d’apaisement des mémoires. Et il faudra du temps pour prendre la
mesure des dommages infligés à la relation franco-algérienne par une séquence aussi heurtée.
Dans un tel contexte, les mots qu’Emmanuel Macron prononcera le 17 octobre prochain sont très attendus. Le soixantième anniversaire des ratonnades policières de
Paris, au cours desquelles des dizaines d’Algériens ont été tués, peut en effet être marqué par des gestes mémoriels d’une grande portée. Reste à savoir s’ils suffiront à apaiser le trouble
profond qui prévaut désormais dans les relations franco-algériennes.