Engager l'armée en sécurité intérieure : Le cas Irlandais

...par le Col. Michel Goya - Le 21/04/2020.

 

Publié le 1er janvier 2012.

Le 1er août 2007, les opérations militaires en Irlande du Nord ont officiellement pris fin après trente-huit ans. A une époque où la tentation est forte de plus intégrer les forces armées dans la sécurité intérieure, il n’est peut-être pas inutile de revenir sur cette période de « Troubles », où sont tombés 719 soldats britanniques soit plus que pendant que pendant tous les combats réunis de la guerre du Golfe, des Balkans, de l’Irak et de l’Afghanistan.
Une armée engagée sur sa bonne image
La crise a éclaté en Irlande du Nord lorsque les habitants de certains quartiers catholiques n’ont plus supporté d'être maintenus dans un état de prolétarisation et n’ont eu plus aucun espoir dans le processus politique démocratique. La seule réponse ayant été répressive pendant des années, la police (Royal Ulster Constabulary, RUC) était devenue insupportable et sa seule présence suffisait à déclencher des émeutes. Simultanément, les forces armées, professionnalisées depuis huit ans et fortes d’une expérience dans de nombreuses opérations extérieures, bénéficiaient d’une excellente image. Aussi lorsque les affrontements deviennent meurtriers à Londonderry et à Belfast en août 1969, l’intervention de l’armée apparaît-elle comme une bonne solution pour apaiser les esprits. Et effectivement dans un premier temps, les militaires sont bien accueillis dans les quartiers difficiles.
 
Cette « lune de miel » ne dure guère car la réussite de cette projection intérieure sert de substitut à de vrais décisions politiques. Or, contrairement à ce que croyaient certains « spécialistes », les savoir-faire nécessaires aux opérations de maintien de la paix sont différents de ceux du maintien de l’ordre. Les militaires, à qui cette mission répugne, ne sont pas préparés et la coopération avec la police s’avère délicate. Cette dernière est d’ailleurs si décrédibilisée qu’elle est engagée dans une profonde réorganisation. On se retrouve ainsi avec la juxtaposition d’une police compétente juridiquement mais ayant perdu toute légitimité et d’une armée admise mais incompétente. Refusant de se substituer à la police pour des missions qui ne relèvent pas de leur rôle dans la nation, les militaires se contentent de constituer un « cordon sanitaire » autour des poches de colère qui deviennent ainsi rapidement des zones de non droit puis des bases pour des organisations paramilitaires.
L’intervention militaire fait glisser les « troubles » vers la guerre
Ce gel de la situation locale ne s’accompagnant d’aucune mesure pour s’attaquer aux causes profondes du malaise, devient vite insupportable pour la population catholique qui voit désormais l’armée comme le nouvel instrument du maintien de son état. Les militaires sont alors la cible d’attaques de plus en plus violentes. Les troupes commencent à éprouver un profond sentiment d’impuissance, ce qui pousse le commandement à lancer des opérations offensives. Celles-ci sont d’une grande maladresse comme à Belfast, en juillet 1970, lorsque la fouille d’un quartier sensible se solde par la mort de cinq civils. La situation se dégrade alors très vite. Le 6 février 1971, le premier soldat est tué en service. Le 9 août 1971, contre l’avis des militaires, le ministre de l’Intérieur décide d’autoriser la détention sans jugement et lance une immense rafle de suspects. Cette mesure d’exception, les innombrables erreurs de cette opération mal préparée et les conditions de certains interrogatoires suscitent une réprobation générale, qui dépasse les frontières du pays. Le 30 janvier 1972, un bataillon parachutiste ouvre le feu, dans des conditions qui font encore polémique, sur une manifestation catholique illégale. Treize civils, pour la plupart mineurs, sont tués dans ce Bloody Sunday, inaugurant l’année la plus meurtrière des troubles. Le désastre dans l’opinion est immense d’autant plus que les militaires communiquent très mal sur cet événement.

Durant cette seule année 1972, plus de 1 500 bombes explosent sur un territoire à peine plus étendu que deux départements français et 108 soldats sont tués. Mais peu à peu, l’armée s’adapte et prend le dessus sur l’Irish Republican Army (IRA). Un régiment de réserve à recrutement local est formé. Toutes les zones de non droit sont occupées à la fin de 1972 et l’organisation du renseignement atteint un niveau qui autorise des opérations offensives efficaces. L’IRA demande une trêve dès 1972 tandis qu’une branche « provisoire » (PIRA) résiste jusqu’en 1976 pour abandonner alors le terrain de la guérilla et rejoindre celui du pur terrorisme. Sans que personne ne l’ait envisagé, l’engagement de l’armée a ainsi facilité le glissement vers une forme de guerre où elle s’est d’ailleurs retrouvée un peu plus à l’aise que dans le maintien de l’ordre.
 
L’armée de terre sous forte tension
 
Ce résultat a été acquis au prix de lourdes pertes et de fortes tensions, illustrant par là même les forces et les vulnérabilités d’une armée de métier occidentale moderne. Outre des pertes humaines qui vont atteindre au total le volume d’une brigade, l’armée de terre a été obligée d’accepter de perdre des compétences en matière de combat de haute intensité, à une époque où le Pacte de Varsovie représentait une menace majeure. Forte de 155 000 hommes, l’armée de terre a été obligée de maintenir 10 % de ses effectifs en Irlande du Nord pendant presque trente ans, en même temps qu’un corps d’armée en Allemagne. Comme de plus certaines unités (Gurkhas, bataillons irlandais) n’étaient pas engagés en Ulster, la pression qui s’est exercée sur les bataillons restants a été très importante. Le nombre de rotations et le caractère extrêmement frustrant, pour un militaire, des opérations de sécurité intérieure ont fortement pénalisé le recrutement et les rengagements, contribuant à la perte de mémoire tactique et obligeant à orienter une partie du budget de fonctionnement vers les soldes plutôt que vers l’entraînement. Pendant plus de dix ans, la British Army on the Rhine (BAOR), fer de lance de l’armée de terre, n’a pu effectuer d’exercice à grande échelle. Tout cela parce que 1,3 % de la population britannique était en colère.
Une victoire militaire impossible
Si les militaires obtiennent des succès tactiques, ils comprennent aussi qu’ils ne parviendront jamais à éradiquer les organisations clandestines tant que celles-ci bénéficieront du soutien d’une partie importante de la population locale. Les opérations s’engagent donc à la fin des années 1970 dans une phase d’endurance où l’objectif n’est plus que le maintien de la violence sous un seuil « acceptable », en attendant que les réformes sociales et politiques, enfin lancées, portent leur fruit. La police, reconstituée, est à nouveau en première ligne et l’armée passe en soutien, ce qui ne va pas sans poser de multiples problèmes de coordination. Un imposant quadrillage de surface (un militaire ou un policier pour trois catholiques d’âge militaire) permet de contrôler la zone tandis que des opérations ciblées démantèlent peu à peu les réseaux terroristes. Au milieu des années 1990, la population catholique, lasse de la violence et dont le sort s’est considérablement amélioré, se désolidarise de la PIRA, créant ainsi les conditions d’un règlement du conflit. Le dernier soldat britannique tombe en 1997. Le 10 avril 1998, le Belfast agreement est signé puis approuvé par référendum. En 2005, les effectifs militaires sont revenus à ce qu’ils étaient avant les troubles et depuis l’été 2007, l’armée n’a plus aucun rôle en matière de sécurité intérieure. 
 
Fiche au CEMA, 2008. Res Militaris.
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