Les Russes reviennent en Afrique

...par Alain Henry de Frahan - le 23/05/2018


Il n’y a donc pas que les Chinois… Après s’être massivement retirée d’Afrique à la suite de l’effondrement de l’Union soviétique au début des années 1990, la Russie commence à revenir sur le continent de manière parfois étrange. Par exemple, depuis décembre 2017, elle a signé des accords avec le gouvernement centrafricain mais également avec des chefs rebelles, soulevant des questions au sujet de ses intentions dans ce pays africain en proie à de violents troubles ethniques, religieux, économiques et politiques.

 

En décembre 2017, la Russie a demandé au Conseil de Sécurité de l’ONU de l’autoriser à fournir des armes à la nouvelle armée entraînée par l’UE en Centrafrique. Après quelques objections de la France, la Russie a obtenu une exception à l’embargo UN sur les armes et a commencé à en expédier à partir de janvier 2018. D’ici la fin de l’année, la Russie compte livrer 5.200 fusils d’assaut, diverses autres armes légères et envoyer 170 instructeurs « civils » (souriez !).

 

Fin mars 2018, le président de Centrafrique, Faustin-Archange Touadéra, est apparu en public avec un garde personnelle russe, un complément aux gardes du corps rwandais qui lui ont été assignés par la mission de maintien de la paix des Nations-Unies. Au moins 40 soldats des forces spéciales russes – et peut-être des mercenaires du groupe Wagner lié au Kremlin – sont dans le pays pour protéger le président, et d’autres seraient en route. Le porte-parole du président Albert Yaloke-Mokpem a déclaré au magazine Jeune Afrique que les Russes travaillent à tous les niveaux et sont là pour observer et former la garde présidentielle.

 

Le président Touadéra se sent davantage incité à travailler avec la Russie plutôt qu’avec la France ou les Nations-Unies. L’aide de la Russie pour l’armement de l’armée centrafricaine constitue un énorme avantage pour l’État chroniquement sous-financé. La mission de formation de l’UE en Centrafrique est, depuis le début, terriblement lente, laissant une armée sous-équipée faire face à une situation de sécurité qui se détériore sans cesse. Les instructeurs russes, certes moins préoccupés par les dilemmes moraux ou éthiques engendrés par la guerre, peuvent donner à Touadéra l’armée dont il a besoin pour combattre les groupes rebelles à travers le pays.

 

La présence de gardes russes contribue également à protéger le président d’un coup d’État, voir même d’un assassinat. En avril dernier, un groupe armé a attaqué la base des Nations-Unies située près de la résidence présidentielle, probablement en représailles aux efforts déployés par les Nations-Unies et le gouvernement centrafricain pour déraciner les milices qui se cachent à Bangui, la capitale. Il semble que cette attaque ait effrayé le président. Sa garde personnelle a dès lors intensifié les patrouilles dans la région et il a demandé l’envoi de forces spéciales russes supplémentaires.

 

Le président se méfie également de la présence militaire occidentale dans le pays. Alors que les forces UN et centrafricaines combattent les groupes armés dans la capitale et au-delà, l’équipe du président est davantage soucieuse de résister à l’Occident. Le soutien de la communauté internationale à Touadéra est en train de fléchir en raison de la lenteur des progrès enregistrés dans la reconstruction du pays. Un conseiller présidentiel a déclaré à Jeune Afrique qu’il pensait que les occidentaux sont capables d’organiser la chute de Touadéra ; il a précisé que le président était conscient des « choses » qui sont en train d’être orchestrées contre lui. Alors, pour Touadéra, la situation est gagnant-gagnant : la Russie acquiert une influence régionale et le président se sent à l’abri de la menace représentée par l’ONU (un comble !).

 

Mais Touadéra peut avoir plus à craindre des Russes qu’il ne le pense. De janvier à mars 2018, les autorités russes ont rencontré au moins trois grands chefs rebelles dans le pays. Deux d’entre eux – Michel Djotodia, ancien président de la République, et le musulman Noureddine Adam, qui dirige le Front populaire pour la Renaissance de la Centrafrique (FPRC) – sont actuellement sanctionnés respectivement par les États-Unis et l’ONU pour leur rôle dans le coup d’État de 2013 et le règne de la terreur qui a provoqué la crise humanitaire actuelle du pays. Dès lors, vu que les Russes démontrent leur soutien à Touadéra, leurs négociations avec ses ennemis paraît vraiment étrange.

 

Le motif de cette « double conduite » est vraisemblablement économique : les groupes rebelles contrôlent la majeure partie du pays, y compris les régions riches en pétrole, en uranium et en diamants. La réunion des Russes avec Michel Djotodia en mars aurait concerné l’accès aux gisements de platine et de mercure sur ses terres. Le ministère russe des Affaires étrangères a publié une déclaration indiquant que Moscou avait l’intention de travailler avec le gouvernement pour obtenir des concessions minières, mais comme Touadéra est peu susceptible de négocier la paix ou de reprendre la terre, la Russie pourrait essayer d’acquérir de manière détournée les richesses minières qu’elle vise.

 

D’autre part, les actions de la Russie la placent dans une position unique pour exercer une influence politique dans le pays. En équipant son armée, en signant des accords commerciaux avec des groupes rebelles et en assurant la sécurité personnelle du président, la Russie peut poursuivre beaucoup plus efficacement ses intérêts, financiers, économiques et autres. Contrairement à d’autres acteurs de la région tels que le Rwanda ou le Tchad, l’engagement de la Russie est indépendant de la mission des Nations-Unies, avec plus de liberté pour opérer ou jouer le rôle de « faiseur de roi » si la mission de maintien de la paix se retire.

 

La présence déstabilisatrice de la Russie est une source de préoccupation pour les décideurs politiques américains. À l’heure où l’ambassadeur des États-Unis auprès de l’ONU, Nikki Haley, cherche à réduire considérablement le budget des opérations de maintien de la paix, la mission en Centrafrique – la troisième intervention de l’ONU depuis vingt ans – se révèle très coûteuse et même, comme d’autres, un Tonneau des Danaïdes… La situation sécuritaire déjà précaire laisse également le pays dans l’impossibilité de faire face à l’éventualité d’une irruption de l’épidémie d’Ebola de plus en plus grave qui sévit dans la République démocratique du Congo voisine.
Une Centrafrique instable constitue également un refuge pour des groupes armés tels que l’Armée de Résistance du Seigneur (LRA, Lord’s Resistance Army) de Joseph Kony, un groupe terroriste que les États-Unis pourchassent depuis 2008, et les milices Janjaweed qui ont perpétré une grande partie des violences dans la région soudanaise du Darfour. Les groupes rebelles du Tchad voisin – un partenaire clé du contre-terrorisme pour les États-Unis en Afrique – se cachent également fréquemment en Centrafrique pour se renforcer.

 

On ne sait pas comment la France, qui a encore plus d’intérêt historique et économique dans les affaires de la Centrafrique, répondra à cette situation. L’ancienne puissance coloniale a été politiquement active en Centrafrique depuis l’indépendance du pays, le 13 août 1960, et a été l’un des acteurs clés du pays après que l’ONU ait détrôné Djotodia en 2014. Mais deux ans plus tard, la France a retiré la plupart des soldats impliqués dans la mission de l’ONU en Centrafrique, bien que 900 d’entre eux restent sur place comme force de réaction rapide, ostensiblement pour aider l’ONU si nécessaire. La France a apparemment tenté de fournir des armes au gouvernement centrafricain mais une exception à l’embargo UN a été refusée par la Russie qui, elle, s’est empressée d’offrir ses propres armes…

 

La France craint sans doute que la Russie ne défende efficacement sa position de mécène officieux en Centrafrique, mais elle pourrait néanmoins hésiter à s’affirmer dans le climat politique actuel. L’ambassade de France en Centrafrique a été obligée de publier une déclaration exprimant son soutien total à la mission des Nations-Unies après que, à Bangui, des groupes armés aient commencé à accrocher des drapeaux français et à distribuer des affichettes annonçant qu’ils combattent les soldats de la paix.

 

Les intentions de Moscou en Centrafrique ne sont toujours pas claires. Soutenir à la fois le gouvernement et les rebelles met la Russie dans une position privilégiée pour exercer une influence dans le pays, mais il ne semble pas y avoir de raison évidente de soutenir les deux, alors que soutenir l’un ou l’autre parti seulement lui permettrait d’accéder aux minerais du pays. Quel que soit le résultat final de la politique menée par Moscou, capitaliser sur l’insécurité du pays et l’inaction de la communauté internationale donne à la Russie une influence sans précédent dans un pays traditionnellement aligné sur l’Occident et très riche en ressources naturelles.

 

La Russie va-t-elle essayer d’étendre son retour à d’autres pays africains, en négociant simultanément avec les gouvernements et les rebelles ?

 

Source : https://forcesoperations.com/les-russes-reviennent-en-afrique/

 

Commentaires: 0