Veille sur les relations franco-turques

....par Albert Kandemir, chargé de mission chez Geopragma

Le 28/06/2021

10/06/2020 : non loin des côtes libyennes, la frégate française Courbet est « illuminée » par un navire de guerre turc, geste considéré comme un acte de guerre.

30/06/2020 : Mevlüt Çavuşoğlu déclare « la France que Macron dirige ou plutôt qu’il n’arrive pas à diriger en ce moment, ne se trouve en Libye que pour poursuivre ses intérêts avec une mentalité destructrice ».

01/07/2020 : la France se retire temporairement de l’opération de sécurité maritime de l’OTAN en Méditerranée jusqu’à l’obtention de réponses à ses demandes dans le cadre de ses frictions avec la Turquie.

26/08/2020 : France, Italie, Grèce et Chypre mènent des exercices militaires conjoints consécutifs aux tensions entre Athènes et Nicosie d’une part, et Ankara d’autre part

22/10/2020 : A la suite du discours d’Emmanuel Macron rendant hommage à Samuel Paty, décapité par un terroriste islamiste, et défendant la liberté d’expression, Erdoğan appelle à ne pas « stigmatiser » les musulmans. Il appelle également au boycott des produits français. Cet appel a eu des répercussions, certes très marginales, dans de nombreux pays musulmans.

24/10/2020 : Emmanuel Macron rappelle à Paris l’ambassadeur de France en Turquie, Hervé Magro, après les propos du président turc mettant en doute la « santé mentale » du chef de l’Etat français.

04/11/2020 : le mouvement ultranationaliste et néofasciste turc, les « Loups Gris » est dissous par le ministre de l’Intérieur français à la suite des actions violentes dirigées contre la communauté arménienne auxquelles se sont prêtés certains de leurs membres.

25/01/2021 : la France signe la vente de 18 Rafales à la Grèce.

22/03/2021 : la mairie de Strasbourg (Europe Ecologie les Verts) accorde une subvention pour la mosquée Eyyub Sultan, gérée par le Milli Gőrüş, une confrérie islamiste agissant en Europe et créée par Necmettin Erbakan. Ce dernier, auquel s’est rapproché Erdoğan durant sa jeunesse, est un ancien Premier ministre turc, renversé lors du coup d’Etat de 1997 à cause de ses déclarations anti-laïques.

15/04/2021 : le Milli Gőrüş retire sa demande de subvention pour la mosquée de Strasbourg.

14/06/2021 : dans le cadre du sommet de l’OTAN, Erdoğan et Macron s’entretiennent, dans un « climat apaisé » dit-on.

En 1536, l’alliance franco-ottomane entre le roi François 1er et le sultan Soliman le Magnifique, immortalisée par Le Titien, est souvent décrite comme la première alliance non-idéologique entre un souverain chrétien et un souverain non-chrétien. Plus globalement, on peut l’interpréter comme l’une des manifestations de la grande tradition diplomatique française, autonome et réaliste. En outre, cette alliance est un événement fondateur de la diplomatie française en Orient. Pourtant, la responsabilité de la France dans la guerre civile libyenne, la fermeture de l’ambassade française en Syrie à l’orée de la guerre civile et la mise en suspens des contrats économiques français en Iran par peur des représailles américaines ont porté un coup dur à cette tradition diplomatique. Et les tensions saillantes et croissantes entre Paris et Ankara n’arrangent pas la situation.

En effet, si l’AKP a toujours voulu faire de la Turquie une puissance régionale voire, dans ses plus grands excès fantasmagoriques, une puissance mondiale, depuis le coup d’Etat manqué de 2016 et le rêve devenu chimère d’intégrer l’Union européenne, le parti au pouvoir, pour mener à bien ce projet, mène une politique plus agressive, y compris envers la France. Depuis l’alliance entre l’AKP (islamo-conservateur) et le MHP (extrême-droite nationaliste), la synthèse turco-islamiste se retrouve à nouveau appliquée, tout comme l’alliance du sabre et du turban. Le président turc joue ainsi sur la rhétorique nationaliste présentant l’Occident, France en tête, comme l’ennemi de la Turquie. Si les désaccords et divergences, à tous les niveaux, ont été nombreux entre les deux Etats, ils n’ont jamais atteint un tel niveau. Le paroxysme des tensions a sans doute été atteint lors de l’épisode de l’illumination de la frégate Courbet par un navire de guerre turc au large des côtes libyennes.

Si dans le cadre de son entretien en novembre 2019 avec The Economist, Le Président Macron a dit que l’OTAN était en « état de mort cérébrale », c’est parce qu’il soulignait la contradiction entre le fait  d’être à la fois allié à la Turquie et d’avoir un tel allié jouant contre les intérêts de certains pays membres. Le fait que l’OTAN n’ait pas accrédité les accusations de la France contre la Turquie, selon lesquelles, cette dernière aurait illuminé la frégate Courbet, est un exemple parmi tant d’autres des limites de l’alliance atlantique. En effet, comme l’explique le journaliste turc, Fehim Taştekin, l’impasse de la France en Libye vient du fait qu’elle est tombée du même côté que la Russie en soutenant Haftar, et même si la France pouvait difficilement prévoir que la Turquie interviendrait directement aux côtés du gouvernement de Tripoli, en liant le conflit à la rivalité énergétique en Méditerranée orientale, force est de constater que Washington soutient de fait la politique d’Ankara. Paris semble d’ailleurs intégrer délibérément cette soumission à l’ordre atlantique souhaité par Washington avec la Turquie en allié-cheval de Troie contre l’Europe, ainsi qu’en témoignent les récentes déclarations du président français sur son souhait de travailler de concert avec Ankara sur le dossier syrien, c’est-à-dire en fait aux côtés de ceux qui nient la souveraineté syrienne en patronnant l’engeance islamiste à Idlib notamment. L’impasse de notre politique syrienne devrait donc perdurer, ruinant notre crédibilité régionale pour donner des gages de notre soumission ultime aux oukases otaniens. C’est également l’une des raisons entre autres pour lesquelles la France doit de toute urgence mener une politique militaire extérieure plus autonome et privilégier les relations bilatérales comme elle l’a fait avec la Grèce ou Chypre.

Si lors du sommet de l’OTAN du 14 juin 2021, les médias se sont empressés de pointer le « climat apaisé » ayant caractérisé la rencontre entre les présidents Macron et Erdoğan, rappelant leur volonté commune d’enrayer l’arrivée de mercenaires sur le sol libyen, il ne s’agit nullement pour le président Erdoğan de faire la part belle à Macron. De fait, le nouveau Premier ministre libyen du GNA, Adbelhamid Dbeibah, a déjà demandé au président turc de retirer ses mercenaires du sol libyen tout en l’assurant que l’accord gazier serait maintenu.  Ainsi, qu’il maintienne ou non la présence des mercenaires, le président turc a remporté une victoire décisive en Libye et a déjà commencé à y structurer sa présence puisque la Turquie dispose d’une base navale dans le port de Misrata, déploie les programmes de formation de formation militaire et qu’elle possède une base aérienne à l’aéroport de Mitiga. La présence de la Turquie en Libye inquiète directement la France qui soutient Haftar, mais plus encore car l’un des objectifs turcs est d’avoir le contrôle de l’une des principales routes migratoires vers l’Europe pour poursuivre son chantage, comme Erdoğan le fait actuellement avec les réfugiés syriens. D’autre part, il s’agit aussi pour la Turquie de sanctuariser sa présence non plus seulement sur le sol libyen, mais sur l’Afrique, et il est certain que la fin de l’opération Barkhane va réveiller les appétits d’Erdoğan.

De surcroît, les tensions franco-turques ne touchent pas seulement la politique extérieure française, mais également sa politique intérieure. Le projet de financement de la mosquée strasbourgeoise (annulé depuis avril) Eyyub Sultan, a mis (ou plutôt remis) en lumière la présence sur le sol national d’agents d’influence idéologique turcs directement ou indirectement liés à Ankara. De tels agents ont montré leur capacité à se mobiliser pour la défense des intérêts turcs. En effet, à l’automne 2020, dans le cadre de la guerre du Haut-Karabagh, des membres du bras armé du Parti d’Action Nationaliste (MHP), les « Loups Gris », ont mené des actions violentes contre des membres de la communauté arménienne, à Lyon notamment. Si d’après les propres mots de ces ultranationalistes, leurs actions n’étaient nullement menées contre la France en tant que telle, cela en dit long sur l’influence que peut avoir le discours officiel de la Turquie sur le comportement de ses ressortissants en Europe notamment.

La déliquescence des relations franco-turques a de toute évidence porté un coup à l’image de la France dans le monde musulman. Pour y pallier, Paris doit consolider ses relations avec les pays musulmans qui entretiennent de houleuses relations avec Ankara, notamment l’Egypte. Pour autant, il ne s’agit nullement de préconiser une rupture diplomatique entre Paris et Ankara, car les intérêts entre les deux Etats sont nombreux. La Turquie, en pleine récession économique, a besoin de la France, d’autant qu’elle est son quatrième client et l’un de ses premiers investisseurs (les échanges entre les deux pays se chiffrent à 20 milliards d’euros en 2020). La France a en outre déployé de nombreuses grandes entreprises sur le sol turc telles que BNP Paribas, Carrefour, Peugeot ou encore Areva (notamment dans le cadre du projet de centrale nucléaire à Sinop), sans oublier Airbus, essentiel au développement de la compagnie Turkish Airlines, véritable outil stratégique turc à l’international en perpétuelle expansion. La France de son côté, a tout à gagner à maintenir de bonnes relations avec la Turquie, car, comme nous venons de le voir, cette dernière se présente comme un marché propice aux investissements français.

Entretenir de bonnes relations avec un Etat n’implique pas nécessairement d’être aligné sur sa politique étrangère. La Russie l’a parfaitement démontré vis-à-vis de la Turquie. En effet, depuis l’échec du coup d’Etat de 2016, Moscou et Ankara ont renoué leurs relations, mises à mal depuis qu’un F-16 turc avait abattu un SU-24 russe, accusé d’avoir violé l’espace aérien turc. En outre, Moscou est le premier fournisseur d’Ankara et collabore avec elle sur de nombreux projets ambitieux, également sur une centrale nucléaire, celle d’Akkuyu. Pour autant, les deux pays connaissent de nombreuses divergences qui structurent leur politique étrangère, en Syrie, en Libye et dans le Caucase notamment.

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