TURQUIE

Le Bosphore, point névralgique de la géopolitique

Source : RzO international - Le 06/12/2023.

par Peter W. Logghe

Là où la terre et la mer se rencontrent, il y a place pour des tensions géopolitiques, en particulier lorsqu’il s’agit d’États concurrents bordant des mers ou des lacs intérieurs. Cette tension est évidente pour tous autour du canal de Suez, dans l’océan Indien, dans la mer de Chine méridionale, avec les nombreux différends entre la superpuissance chinoise et des États comme le Japon, Taïwan, les Philippines et d’autres.

Le Bosphore, sur la mer Noire, est moins connu, alors que l’invasion de l’Ukraine par la Russie met de plus en plus en évidence l’importance géopolitique de ce détroit turc. Sur la base de la convention de Montreux de 1936, la Turquie a joué à plusieurs reprises ses atouts stratégiques. En raison de la mondialisation du commerce et donc de l’augmentation considérable du transport maritime, la Turquie a récemment développé le projet du «canal d’Istanbul» – pour soulager partiellement le Bosphore, mais sans bénéficier moins de l’augmentation du transport maritime.

Ana Pouvreau, docteur en études slaves à l’université Paris-IV Sorbonne, diplômée en relations internationales et études stratégiques à l’université de Boston, consacre un long article dans la revue française Conflits (revue de géopolitique), n°48 (novembre-décembre 2023) à ce bras de mer aux dimensions limitées, qui a joué et continuera à jouer un rôle politico-économique très important. Il s’agit d’un détroit d’une trentaine de kilomètres reliant les continents européen et asiatique.

Les Ottomans ont compris depuis longtemps l’importance géopolitique de cette portion de mer : en 1393 et 1451, ils ont construit des fortifications sur le Bosphore, ce qui leur a permis de prendre Constantinople en 1453. Surtout, ils ont compris qu’en agissant ainsi, ils contrôlaient l’accès des navires à la mer Noire, et donc l’ensemble de la mer Noire et de ses États. La mer Noire devint ainsi un lac turc, au détriment de la Russie. Pendant des siècles, les Russes ont été contraints de toujours demander l’autorisation au sultan pour naviguer à travers le Bosphore. L’équilibre a basculé au XVIIIe siècle, lorsque les Russes ont pu conquérir la côte nord de la mer Noire, obtenant ainsi le droit de naviguer en mer et de traverser le détroit. Cependant, le Bosphore a continué à provoquer des tensions géopolitiques.

Importance de la Convention de Montreux (20 juillet 1936)

L’auteur Ana Pouvreau souligne à juste titre dans Conflits l’importance de la convention de Montreux, toujours en vigueur. Cet accord international garantit le libre passage des navires commerciaux. Le passage des navires de guerre est soumis à des restrictions particulières. En particulier, les États de la mer Noire qui ne sont pas riverains doivent limiter le nombre de navires de guerre et leur tonnage. La Turquie a le pouvoir de refuser l’accès au Bosphore à tout navire et de le faire à sa discrétion – en temps de guerre, la Turquie s’est appuyée sur cette disposition. Le 27 février 2022, la guerre en Ukraine a été déclarée menaçante, ce qui a permis à la Turquie de prendre des mesures restrictives sur la base de cette convention.

Si le Bosphore est l’une des portes d’accès à la Russie pour l’Europe occidentale, les détroits sont le seul accès maritime possible à la Méditerranée pour la Russie et donc un point géopolitique névralgique pour la flotte russe en mer Noire. Grâce à l’adhésion de la Turquie à l’OTAN, l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord a contrôlé l’accès à la mer Noire pendant des décennies, ce qui n’est pas négligeable.

Avec l’éclatement de l’Union soviétique, explique Ana Pouvreau, l’espace pontique est devenu encore plus ouvert à l’Alliance atlantique. La tension s’est toutefois accrue avec la sécession de la Transnistrie, de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, qui ont rejoint la Russie. Pour Igor Delanoë, expert de la Russie, cette région reste «une plaque tournante militaire pontique-caucasienne», que la Russie considère comme une opportunité de répondre aux politiques d’endiguement des États-Unis, augmentant ainsi l’influence russe dans la région. Ana Pouvreau, par exemple, fait référence au déclenchement de la guerre en Syrie en 2011. La Russie a alors immédiatement mis en place une base de soutien maritime – également connue sous le nom de Syria Express – afin d’apporter une aide militaire (via le Bosphore) au régime d’Assad sur le terrain. Les navires russes sont passés en masse par les détroits turcs.

La mer Noire et la mer d’Azov sont de véritables plaques tournantes des échanges commerciaux entre la Russie et le reste du monde, notamment par l’intermédiaire du port de Novorossiysk, qui est discrètement devenu le port le plus important de Russie – d’où l’importance, là encore, du Bosphore. Environ 40% de la production brute de pétrole de la Russie passe par le Bosphore. La Russie fournit à la Turquie suffisamment de carburant – la Turquie était et est toujours opposée aux sanctions économiques contre la Russie. La Russie est en outre le premier exportateur de céréales et de farine et, grâce au Bosphore, un acteur mondial de la sécurité alimentaire.

La mondialisation de l’économie a considérablement accru les échanges commerciaux dans et autour du Bosphore. Pour les États riverains que sont la Turquie, la Bulgarie, la Roumanie, l’Ukraine, la Russie et la Géorgie, ce détroit est d’une importance capitale. En 2019, selon l’auteur de Conflits, 40 000 navires ont transité par le Bosphore. Depuis plusieurs années, le trafic est même saturé, obligeant les navires à de longues attentes. Istanbul a grandi avec le commerce mondial et est aujourd’hui l’une des plus grandes métropoles du monde, avec 15,84 millions d’habitants.

De plus, depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la Turquie est devenue une plaque tournante de l’énergie et un port de transit pour le pétrole et le gaz de l’Asie vers l’Europe encore plus important qu’il ne l’était déjà. La Turquie, quant à elle, met en œuvre depuis 2021 son projet de canal d’Istanbul, qu’elle espère achever d’ici 2027. Selon le gouvernement turc, ce canal devrait réduire la pression sur le Bosphore. Le canal aura une longueur de 45 km et une largeur de 275 mètres. Le passage sera payant, ce qui pourrait toutefois avoir des conséquences juridiques car cela compromettrait la liberté de navigation. La Russie se méfie de ce projet, car ce nouveau canal permettrait à l’OTAN d’acheminer plus rapidement ses troupes vers la mer Noire.

Le Bosphore est peut-être moins connu du grand public, mais sa place n’est pas négligeable dans les tensions géopolitiques croissantes.

source : Knooppunt Deltapers via Euro-Synergies

Synthèse géopolitique : La révolte turque contre la menace occidentale d’une révolution de couleur

Source : Le Courrier des Stratèges - Par Edouard Husson - Le 26/05/2023.

Synthèse géopolitique: la révolte turque contre la menace occidentale d’une révolution de couleur

 

 

Nous saurons dimanche soir si Erdogan est réélu président de la Turquie pour un dernier mandat. Reconnaissons, du point de vue occidental, que la surprise l’emporte : non seulement Erdogan est arrivé à quelques encablures d’une élection dès le premier tour ; mais son parti a gagné la majorité absolue aux élections législatives ; et le troisième homme, doté de 5%, appelle à voter pour lui. Tout semble attester que la population turque n’a pas aimé qu’on lui intime, depuis l’Occident, de voter contre Erdogan.  

Au lendemain du premier tour de l’élection présidentielle en Turquie, le 14 mai dernier, M.K. Bhadrakumar écrivait :

« Il n’est pas surprenant que les États-Unis et l’Union européenne n’aient pas eu le courage de saluer la performance de Recep Erdogan et de son parti lors des élections présidentielles et législatives qui se sont déroulées dimanche en Turquie. Les résultats des élections ne servent pas les intérêts géopolitiques des États-Unis et de leurs alliés européens. (…)

Les puissances occidentales espéraient un gouvernement faible et instable et s’inquiètent au contraire de voir un Erdogan survolté, disposant d’une majorité écrasante au parlement, présider un gouvernement fort et ne pas se laisser marcher sur les pieds. (…)

La légitimité de la victoire d’Erdogan sur son rival de l’opposition, Kemal Kilicdaroglu, soutenu par l’Occident, est remise en question. Un rapport en temps réel des conclusions préliminaires de la mission d’observation électorale de l’OSCE est venu à point nommé, alléguant des tentatives de remaniement des résultats de l’élection.  Le rapport accuse Erdogan de bénéficier d’un “avantage injustifié” et de recourir à une “utilisation abusive des ressources administratives”, et la commission électorale d’un “manque de transparence, de communication” et d’indépendance. (…)

Le département d’État américain a rapidement exhorté les autorités turques à mener “la prochaine phase de l’élection présidentielle conformément aux lois du pays et d’une manière qui soit compatible avec ses engagements envers l’OSCE ainsi qu’en tant qu’allié de l’OTAN”.

Le principal porte-parole adjoint du département d’État, Vedant Patel, a déclaré lundi que l’administration Biden “continuait à suivre de près le processus électoral en cours dans le pays”. Il a ajouté que “nous félicitons le peuple turc pour avoir exprimé pacifiquement sa volonté dans les urnes, et nous félicitons également le parlement nouvellement élu”.

M. Patel a réitéré la position américaine selon laquelle “nous continuerons à travailler avec le gouvernement choisi par le peuple turc, quel qu’il soit, afin d’approfondir notre coopération et nos priorités communes”.  (…)  (Il est intéressant de noter que le ministère turc des affaires étrangères a souligné qu’un total de 489 observateurs internationaux ont suivi les élections du 14 mai en Turquie et qu’il est également “reflété dans les rapports de ces délégations que les élections se sont déroulées conformément aux normes d’élections démocratiques libres et avec une participation exemplaire dans la géographie de l’OSCE et du Conseil de l’Europe”).

Erdogan n’est pas certain de remporter le second tour. La grande question concerne le troisième candidat, Sinan Ogan, qui a obtenu 5,2 % des voix lors du premier tour de dimanche et qui se retire maintenant de la course. Où iront ses partisans au second tour ? Il ne fait aucun doute que cela affectera le “rapport de force” au second tour et fera pencher la balance de manière décisive.  (…)

Il est clair que si Erdogan parvient à conserver sa base électorale, qui dépasse les 49,5 %, et à obtenir ne serait-ce qu’un quart des voix obtenues par Ogan, il sortira vainqueur du second tour. Il est fort probable qu’Erdogan l’emporte.

Le fait que l’AKP ait obtenu une majorité confortable aux élections législatives – contre toute attente – crée également une nouvelle dynamique. Le succès de l’AKP montre que les électeurs turcs recherchent un gouvernement stable à Ankara alors que l’environnement extérieur devient extrêmement dangereux pour le pays et que la crise économique exige une attention particulière. Or, le type de coalition arc-en-ciel que Kilicdaroglu dirige a été le fléau de la politique turque pendant plusieurs décennies, avant l’ère Erdogan, et une recette pour l’instabilité. De même, il faut tenir compte du fait que la vague de fond de l’opinion publique turque reste farouchement anti-occidentale ».

Le troisième homme s’est rallié au président sortant

Depuis que Bhadrakumar a écrit cette évaluation des résultats du premier tour, le troisième homme est sorti de l’ambiguïté en surprenant tout le monde : il a annoncé qu’il apportait son soutien à Erdogan. L’élection semble donc jouée :

 « Sinan Ogan, qui est arrivé en troisième position lors de l’élection présidentielle de la semaine dernière en Turquie, a apporté son soutien le président Recep Tayyip Erdogan lors du second tour de scrutin prévu dimanche prochain, 28 mai.

S’adressant aux journalistes lundi [22 mai] à Ankara, M. Ogan a déclaré : “….nous soutiendrons le président Recep Tayyip Erdogan lors du second tour (…) Nous avons mené toutes sortes de consultations avant de prendre cette dernière décision. Nous avons pris cette décision parce que nous pensons que notre décision est la bonne pour notre nation et notre peuple“.

En outre, dès le 14 mai, l’Alliance populaire d’Erdogan a remporté la majorité au parlement :

« L’Alliance du peuple, la coalition menée par Recep Tayyip Erdogan, remporte 321 sièges sur 600. Soit 23 députés de moins que lors des élections générales de 2018. Malgré ce léger recul, la majorité du président Erdogan reste solide. Son principal allié, le Parti d’action nationaliste (MHP, extrême droite), conserve une cinquantaine de sièges. »

L’Occident progressiste obtient désormais le contraire de ce qu’il recherche

La question se pose de savoir dans quelle mesure les pressions des médias occidentaux....;

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PS : Mis en ligne Dimanche soir : Erdogan a remporté les élections.

Diplomatie sismique : Erdogan et les conséquences des tremblements de terre en Turquie

par Pepe Escobar - Le 06/03/2023.

Le président Erdogan est peut-être en train d’instrumentaliser ce qui se passe après les tremblements de terre pour élaborer sa campagne de relations publiques en vue des prochaines élections.

Le décor : un confortable restaurant ossète tenu par deux femmes ossètes près de la rue Istiklal, un quartier central très fréquenté d’Istanbul.

Les acteurs : un échantillon de l’intelligentsia d’Istanbul – universitaires, médias, professionnels libéraux, avocats, très instruits, laïques, très critiques à l’égard du parti au pouvoir, l’AKP.

Les questions : pendant le dîner, j’ai demandé aux participants leur analyse de la réponse de l’État aux tremblements de terre meurtriers en Turquie, et comment le président Erdogan pourrait instrumentaliser ce qui se passe à la suite de ces événements pour élaborer sa campagne de relations publiques en vue des prochaines élections.

Après notre conversation, il n’a toujours pas été officiellement confirmé si les prochaines élections présidentielles auront lieu en mai ou en juin 2023.

Le décor est donc planté pour un exercice inédit de démocratie directe, avec des réponses étonnantes, et bien plus éclairantes que ce que les médias et les groupes de réflexion turcs peuvent raconter. L’un des participants a inventé le néologisme définitif pour désigner ce à quoi Erdogan va s’atteler au cours des semaines et des mois à venir : La diplomatie sismique.

« Selon des universitaires et des géologues, le nombre de morts pourrait atteindre 150 000. Il n’y a pas de fiabilité. Aucun professionnalisme. Aucune organisation. Aucune coordination. Lors du tremblement de terre de 1999, en trois ou quatre heures, les militaires turcs étaient sur place. Cette fois-ci, malheureusement, il leur a fallu près de deux jours. Le président Erdogan a essayé de faire une sorte de campagne électorale. Cela marchera-t-il avant les élections ? Cette fois, il n’a pas eu cette chance ».

« Les gens voulaient de l’aide, et il n’y a pas eu d’aide. Après 48 heures, il n’y avait que 300 à 400 soldats sur place, rien d’autre. Parce qu’Erdogan avait tellement peur de les appeler, contrairement à 1999. Pour les Turcs, leur perception, l’État est très important. Ils ne pensent pas au gouvernement. Ils ne voient pas la présence de l’État. La Turquie est devenue comme une petite Amérique. C’est toujours un truc de relations publiques. L’AKP le sait mieux que tout autre parti politique. Ils sont comme l’establishment politique américain. S’ils ont suffisamment de relations publiques et mentionnent le nom du président dans chacun de leurs communiqués de presse, ils pensent que cela apaisera les gens. Il ne sera pas facile pour le gouvernement d’apaiser le sentiment prédominant. Ils essaieront de reporter les élections ou, deuxième scénario, dès que possible, ils essaieront d’organiser une élection avec l’aide de cette campagne de relations publiques ».

« Permettez-moi d’exprimer une légère dissidence. En termes de réponse aux catastrophes naturelles dans ce pays, au départ, ce que vous avez, c’est des gens qui crient à ce sujet, qui expriment leurs griefs contre le gouvernement ou l’État. En gros, contre l’absence de réponse du gouvernement. C’est une cacophonie. Le gouvernement dit : « nous avons répondu au bon moment, mais à cause de ceci et de cela, l’opposition s’est plainte sans connaître tous les faits ». Le deuxième point est que le gouvernement a maintenant le contrôle de la situation. Et il a fait tant de promesses : construire des maisons, mettre de l’argent dans les poches des gens. Les gens admirent donc désormais le gouvernement. Les gens pensent qu’Erdogan peut aller demander aux riches Arabes de mettre de l’argent dans ce désastre. Certains de mes anciens étudiants ont travaillé avec des ONG spécialisées dans les catastrophes et des institutions gouvernementales ; voici ce qu’ils me disent. Ils disent que le gouvernement a regagné le terrain perdu. Comme il y a tellement de promesses qui circulent, les gens attendent d’Erdogan qu’il les tienne. Il pourrait donc faire basculer le psychisme des gens en sa faveur. Selon mes informations, si les élections ont lieu comme prévu, en mai ou en juin, Erdogan a plus de chances de l’emporter. Dans chacune de ces catastrophes, trois mois après qu’elles se soient produites, les gens sont logés, bien nourris, et quatre mois plus tard, leur état d’esprit change : ils formulent des doléances du type « quand notre maison sera-t-elle prête ? » ou « pourquoi ne nous ont-ils pas construit des maisons de fortune ? » Ainsi, dans quatre mois, les gens seront probablement beaucoup plus critiques à l’égard du gouvernement. Ce sur quoi nous devrions nous concentrer, c’est sur qui va perdre les élections. Et le problème est que nous n’avons pas de véritable opposition. Le principal parti d’opposition est un désastre. Si Erdogan gagne à nouveau, ce ne sera pas qu’il a gagné, mais que l’opposition a perdu une fois de plus ».

« Nous penchons vers le désastre. Nous vivons une situation exactement similaire à « La banalité du mal » de Hanna Arendt. Une énorme catastrophe est expliquée par les médias de masse comme étant une chose banale, ordinaire. En tant que société, nous ne nous en remettrons pas avant de nombreuses années ; blessures physiques, blessures psychologiques, blessures morales, cette catastrophe constituera une grande partie de notre mémoire sociale. La mémoire sociale est importante – car elle accumule notre colère. C’est vraiment un régime autoritaire – nous ne savons pas comment contrôler ou comment orienter notre colère. Nous sommes donc coincés. Je m’intéresse à l’aspect humain. Ce tremblement de terre sera une grande occasion pour ce gouvernement d’un point de vue politico-économique. Le gouvernement se bat contre une énorme crise économique. Ils ont besoin de zones pour l’accumulation de capital. C’est une grande opportunité pour l’accumulation de capital. Pour le secteur de la construction, la promotion des grandes entreprises. Mais en termes de questions morales, nous nous sommes perdus ».

« Les catastrophes naturelles sont cruciales en géopolitique. Elles affectent les relations géopolitiques. Il s’agissait d’une catastrophe extraordinaire. Il y a des critiques réelles et importantes envers le gouvernement. Ils auraient dû réagir plus rapidement, mais ils n’ont pas pu. Plus important encore : pendant plusieurs années, de nombreux experts ont averti le pays et le gouvernement de ce qui pouvait arriver. Maintenant, le gouvernement est dans une situation difficile. Il va essayer de reporter les élections, car sa situation est pire qu’avant le tremblement de terre. Ils ne peuvent en aucun cas utiliser cette situation pour une campagne de relations publiques ».

« La réponse du gouvernement a été très, très tardive. J’ai étudié à Chypre et la plupart de mes amis sont de la région de Hatay. Après les tremblements de terre, j’ai appelé beaucoup d’entre eux et ils m’ont dit qu’ils se sentaient très seuls, « le gouvernement nous a abandonnés à notre sort », et tous ont subi des pertes dans leurs familles. Il pourrait y avoir jusqu’à 15 millions de victimes des tremblements de terre, et la plupart d’entre elles sont des électeurs de l’AKP. Si l’AKP reporte les élections, il devra modifier la constitution. Dans les semaines à venir, ils essaieront de trouver des arrangements sur la constitution. De toute façon, le gouvernement d’Erdogan est politiquement mort ».

« C’est le point de vue des derniers millénaires. Ce n’était pas seulement une catastrophe qui a causé la mort de toutes sortes de personnes, mais la confiance des gens dans le gouvernement a aussi diminué à un point inimaginable. Au cours de ces 20 dernières années, les gens ont vu tellement de corruption. En ce qui concerne les dons, les gens voulaient faire des dons mais ils ne savaient pas où, et ils pensaient que ce qu’ils donneraient finiraient dans les poches de quelqu’un d’autre. C’est un tel sentiment de désespoir. Allons-nous faire confiance aux organisations gouvernementales, aux organisations à but non lucratif – elles recevaient bien plus de dons que le gouvernement lui-même. Le gouvernement a essayé de discréditer les organisations à but non lucratif. Peut-être qu’ils ont raison. Cela prouve seulement que la population n’a pas confiance dans la destination de l’argent. Les tremblements de terre laissent un héritage en Turquie. Pas seulement un tremblement de terre – ce qui compte, c’est la façon dont les gouvernements échouent dans leur réponse à la situation. Erdogan est un homme d’affaires, il obtient toujours ce qu’il veut. Mais l’héritage de ce tremblement de terre pourrait changer cela ».

« Lors du tremblement de terre de 1999, j’ai passé trois mois dans la région. En comparant les deux, je peux dire qu’en 1999, la réponse de l’État a été plus rapide. Cette fois, les gens étaient en avance sur l’État. Lorsque l’AKP est arrivé au pouvoir, ils se plaignaient toujours de l’ingérence de l’armée dans la politique. Vingt ans plus tard, nous avons vu que c’est une mafia de la construction, un lobby de la construction, des entrepreneurs, qui dirige en fait ce pays. Les lois sur la construction peuvent être modifiées en un jour au profit de ces entrepreneurs. Leurs intérêts prévalent. Ils ne se soucient pas de construire sur des lignes de faille ; toutes les décisions sont soumises aux intérêts de ces entrepreneurs. Les gens sont donc très en colère. Les chances d’Erdogan aux prochaines élections sont très minces. Il ne devrait pas être réélu ».

Pepe Escobar

source : Strategic Culture Foundation

traduction Réseau International

Pourquoi la Russie est-elle prête à tolérer la tentative de la Turquie de lancer une « petite guerre victorieuse » en Syrie ?

Source : The Saker francophone.


Par David Narmania/RIA Novosti – Le 1 décembre 2022 –  Source RT

En début de semaine, Reuters citait des hauts fonctionnaires d’Ankara affirmant que l’armée turque avait terminé ses préparatifs pour une incursion terrestre en Syrie.

« Il ne faudra pas longtemps avant que l’opération commence« , aurait déclaré l’une des sources de l’agence dans l’article. « Cela ne dépend plus que du mot d’ordre du président« .

 

À proprement parler, l’offensive potentielle de la Turquie a un peu de retard. Le président Recep Tayyip Erdogan en a annoncé les plans en mai dernier, alors qu’elle était censée commencer d’un jour à l’autre, mais cela n’est toujours pas le cas. Le principal objectif déclaré par Ankara est de lutter contre les unités d’autodéfense kurdes, qui, selon la partie turque, constituent une menace très sérieuse pour sa sécurité.

Pendant ces six mois d’attente, la Turquie a réussi à mener une opération terrestre contre les Kurdes irakiens et a même failli déclencher une guerre contre la Grèce et Chypre (la probabilité en est certes faible, mais en 2022, de tels scénarios ne sont pas impossibles).

Les Turcs ont même mené une opération aérienne contre les Kurdes en Syrie ; la raison en était une attaque terroriste à Istanbul, que la Turquie a imputée au Parti des travailleurs du Kurdistan (KWP). Après la tragédie, les autorités turques ressemblaient un peu à une épave dans la tempête : elles n’ont pas seulement accusé indirectement le KWP de ce qui s’était passé. Damas et, remarquablement, Washington ont également été accusées.

L’allégation était que le cerveau de l’attaque, la citoyenne syrienne Ahlam al-Bashir, a été, selon les forces de sécurité turques, entraînée par des instructeurs américains sur le territoire contrôlé par les soi-disant Forces démocratiques syriennes (FDS).

C’est d’ailleurs pour cette raison qu’une base commune de la coalition occidentale et des FDS, où se trouvaient également des militaires américains, figurait parmi les 89 cibles des frappes. Il est intéressant de noter que la Maison Blanche n’a pas été particulièrement indignée.

La prochaine « opération terrestre » dans le nord de la Syrie ne sera pas une nouveauté pour les troupes turques, Ankara en mène régulièrement, déclarant à chaque fois avoir atteint ses objectifs, mais pour une raison quelconque, elle n’a pas réussi à éliminer complètement la « menace kurde. »

Néanmoins, il existe de nombreuses raisons de reporter un tel événement.

Avant tout, Erdogan veut éviter de se heurter aux intérêts russes : Moscou est un partenaire fiable du président Bachar el Assad, et son soutien a été le facteur clé qui a permis au dirigeant syrien de rester au pouvoir.

Les déclarations du président turc à cet égard sont très révélatrices : dimanche dernier, il a déclaré qu’il n’excluait pas le rétablissement et la normalisation des relations avec Damas à l’avenir. « Il n’y a pas de place pour la rancune en politique », a expliqué Erdogan.

Formellement, bien sûr, toute opération serait une violation de la souveraineté syrienne, mais les forces d’Assad ont peu de contrôle sur les territoires en question. Dans le même temps, toutefois, les responsables russes ont également averti leurs homologues turcs qu’une telle opération ne contribuerait guère à la stabilité de la région.

Ces arguments ne sont pas de nature à calmer les ardeurs du sultan, le fait est que la campagne militaire est un prologue à sa campagne de réélection. L’année prochaine, la Turquie choisira son prochain président, et il n’y a pas de succès à vanter sur la scène intérieure, où une crise économique prolongée accompagnée d’une inflation record crée un terrain fertile pour l’opposition. Erdogan est donc obligé de compenser ce manque de résultats en cherchant à capitaliser sur la fierté de son pays.

Mais même ici, il essaie d’être prudent, ne tirant que doucement sur la barbe de l’Amérique. Prenons, par exemple, l’épopée de la candidature de la Suède et de la Finlande à l’OTAN.

Il est important de noter le contexte : Stockholm s’est récemment doté d’un nouveau gouvernement, et le Premier ministre Ulf Kristersson, commentant au parlement le bombardement des formations kurdes en Syrie, a déclaré que « la Turquie a le droit à l’autodéfense. » Il a également abordé une autre question importante, qu’Ankara considère comme cruciale pour l’acceptation de nouveaux membres dans le bloc militaire dirigé par les États-Unis : Kristersson a souligné que la Suède ne devait pas être un refuge pour les organisations terroristes. Apparemment, il faisait référence aux partisans du KWP, dont Ankara réclame l’extradition. Sa prédécesseur, Magdalena Andersson, s’était montrée beaucoup moins conciliante sur cette question.

Bien sûr, le temps joue en faveur d’Erdogan, ce qui explique le message adressé aux politiciens scandinaves par son ministre des affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu, qui a déclaré que la Suède et la Finlande avaient encore des obstacles à franchir avant de rejoindre l’OTAN.

Le président turc est très doué pour le marchandage, et même lorsqu’il mène des actions qui vont à l’encontre des intérêts de ses partenaires – tant les États-Unis que la Russie – il utilise habilement des concessions attrayantes pour arrondir les angles.

L’essentiel dans cette situation est de comprendre que Moscou et Ankara ne sont pas des alliés, mais des partenaires et des voisins dont les intérêts se chevauchent et doivent être pris en compte. Une politique digne du monde multipolaire que les deux pays espèrent contribuer à construire.

Et bien sûr, une Turquie indépendante et au moins relativement stable, est une bien meilleure option pour la Russie qu’une Turquie obéissant à Washington.

David Narmania

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone

Ukraine vs Turquie : Les Américains jouent contre les pays de la Mer Noire

Source : Le Courrier des stratèges. - Le 17/11/2022.

La Turquie et l’Ukraine étaient passionnément amies jusqu’à l’été 2022. L’Ukraine avait gracieusement accordé à la Turquie une liberté d’action presque absolue sur la péninsule de Crimée, et les Turcs chérissaient les Tatars de Crimée mieux que leurs sujets turcs natifs. Ukrainiens et Turcs formaient une alliance joyeuse contre les Russes. Mais ensuite, les choses ont changé…

 

Cet article initialement publié sur Politika.ru n’engage pas la ligne éditoriale du Courrier 

 

Il est difficile de dire comment Nezalezhnaya (autre nom de l’Ukraine) prévoyait alors de partager la Crimée avec Erdogan. Mais l’Ukraine n’avait pas interféré avec le travail de l’Assemblée des Tatars de Crimée (Mejlis) et du leader du « Mouvement national des Tatars de Crimée » en Ukraine, Refat Chubarov. Elle a même accueilli leurs activités de toutes les manières possibles, jusqu’à la création de « bataillons spéciaux de Crimée Tatars ». Et c’est la Turquie qui a formé et équipé ces guerriers.

 

« Frères pour toujours » …

 

Puis, après février 2022, avec une certaine audace, la Turquie a commencé à fournir à l’Ukraine ses drones « Bayraktar », qui ont fait sensation partout. Et c’est ainsi que les Turcs et les Ukrainiens sont devenus amis : frères pour toujours ! L’amitié de l’Ukraine avec une puissance importante de la mer Noire était plus que justifiée : il n’y a plus de partenaire, sur la côte de cette mer, comme contrepoids à la Russie. Surtout après une tentative désespérée (jusqu’en 2014) d’isoler la Crimée de la Russie, même au prix de sa « turquification ». Et l’OTAN, avec les Anglo-Saxons, a pleinement fait confiance à la capacité du « partenaire d’Erdogan » à rétablir l’ordre nécessaire dans la région de la mer Noire.

 

Cependant, les tensions américaines avec la Russie ont balayé toutes les cartes : pour les Européens, pour les Ukrainiens et pour les Anglo-Saxons eux-mêmes. Les Russes ont procédé avec pugnacité à l’achèvement de la construction de Nord Stream 2 et ont ouvertement déclaré que l’Ukraine était un partenaire de transit peu fiable pour le pétrole et le gaz. Non seulement, il mettait en péril ses besoins énergétiques, mais aussi l’engagement de la Russie envers l’Union européenne. Verser ainsi des milliards de dollars pour le transit d’hydrocarbures à une Ukraine « fraternelle » mais « russophobe » ressemblait déjà à une forme de masochisme. Le président Vladimir Poutine avait, à juste, titre souligné que non seulement les Américains développent un projet « anti-Russie » en Ukraine, mais en outre, ils essaient aussi de le faire financer par la Russie.

 

… jusqu’au projet de Hub gazier Turc

 

La politique de sanctions impulsées par les Américains a conduit l’Europe à subir des prix de l’énergie sept à huit fois plus élevés que d’habitude, et, de facto, à plonger inévitablement son économie dans la récession. C’était prévisible pour tout le monde, y compris par Erdogan. Et quand Vladimir Poutine a proposé de créer un hub gazier pour l’Europe, non pas en Allemagne, mais en Turquie, les Turcs n’ont pas hésité longtemps : ils ont accepté cette proposition et se précipitent maintenant avec la Russie pour réaliser le projet de nouveaux gazoducs au fond de la mer Noire. 

 

Oui, les objectifs de la Russie sont évidents : il s’agit de préserver une bonne partie du marché européen des hydrocarbures et de minimiser les risques lors du transport d’hydrocarbures à travers l’Ukraine, laquelle a totalement basculé dans l’hystérie de Bandera… Cependant, la Russie n’abonne toujours pas le système de transport de gaz de l’Ukraine.

 

Les avantages pour la Turquie sont plus qu’évidents : les Européens ont maintenu les Turcs sur le tapis aux portes de l’UE pendant un temps long, et de façon arrogante, ce qui finalement est impardonnable. Leurs intérêts n’ont pas du tout été pris en compte. La voix de la Turquie ne résonne pas en Europe. Erdogan, en revanche, voit parfaitement le rôle des vecteurs énergétiques dans le monde moderne : l’énergie conduit à tout. Par conséquent, le président Turc a fait un doigt d’honneur, à la fois à l’Ukraine « indépendante » et à l’Europe « unie » : il a accepté la proposition du président russe d’établir un hub gazier.

 

Ayant les forces navales les plus puissantes de la mer Noire, contrôlant l’entrée même de la mer Noire, la Turquie et la Russie sont en mesure de garantir la sécurité des oléoducs et gazoducs posés. La Russie n’a pas réussi à le faire dans la mer Baltique, et il n’y a pas plus de « Nord Stream ». L’Allemagne ne voulait pas ou ne pouvait pas devenir un hub. Maintenant, elle va vivre une histoire complètement différente.

 

Colère ukrainienne ou américaine ?

 

Du coup, les « féroces Ukrainiens ont bien sûr été très en colère contre le « frère » turc, ledit « frère » sélectionnant avec diligence le transit du gaz russe vers l’Europe et ne fournissant plus «Bayraktary». Erdogan a placé les intérêts de son pays au-dessus des bandes dessinées de Zelensky, ou de celui qui en est responsable maintenant …

 

Et dimanche dernier, le 13 novembre, à 16h20, la plus grande attaque terroriste de ces derniers temps a eu lieu dans la rue bondée d’Istiklal à Istanbul : déjà 8 morts et plus de 80 blessés. Les forces de l’ordre turques ont désigné les « détachements d’autodéfense du peuple kurde » comme les auteurs de l’attaque. Le principal auteur de l’attentat ainsi que plus d’une douzaine de ses complices capturés vivants, témoignent déjà avec force et force en ce sens. 

 

Mais voici ce qui est intéressant : les Turcs n’ont infligé aucune « frappe de représailles » aux formations kurdes en Syrie (d’où les terroristes sont arrivés par la Grèce (!)) et, ils ne sont pas revenus sur le sujet des rebelles kurdes … A contrario, le chef du ministère turc de l’Intérieur a commenté en ces termes la réaction américaine à l’attaque terroriste d’Istanbul : « Nous n’acceptons pas et rejetons les condoléances de l’ambassade des États-Unis concernant l’attentat terroriste d’Istanbul » ! Et de poursuivre : « Nous savons où l’attaque a été coordonnée. Nous avons reçu le message qui nous a été donné, et nous savons quel est ce message. Nous ne trahissons personne, mais nous n’avons plus aucune tolérance pour ces actes de trahison ».

 

Entre-temps, le ministère turc de l’Intérieur a indiqué que des tests en laboratoire ont révélé les détails suivants : l’explosif utilisé dans l’attentat terroriste d’Istanbul est du trinitrotoluène (TNT). Certaines sources indiquent très clairement que les explosifs ont été livrés d’Odessa, et les services spéciaux américains ont été mouillés jusqu’au cou dans l’organisation de l’attaque terroriste. C’est pourquoi le ministre turc a eu une réaction d’une sévérité sans précédent en réponse aux condoléances officielles des États-Unis. Traduit dans la langue d’une personne ordinaire, le message du ministre ressemble à peu près à ceci : « D’accord, les Américains – il n’y a nulle part où vous « tamponner » … Mais vous, les Ukrainiens, vous avez tiré en premier. Nous n’oublierons pas et nous ne pardonnerons pas. Attendez de voir ». C’est ainsi que l’on peut traduire les déclarations du ministre turc de l’Intérieur, Suleiman Soylu.

 

Depuis des siècles, les Américains installent le conflit entre l’Ukraine et la Turquie. Ils entendent représenter un contrepoids à la Turquie sur la mer Noire. Et ils croient que l’Ukraine (lorsqu’elle vaincra la Russie dans la guerre…) se débrouillera complètement pour contenir la Turquie sur la mer Noire. Ils vont d’ailleurs construire une flotte dans ce but. C’est pourquoi les Américains n’ont pas trop masqué leur « message ». C’est pourquoi les Ukrainiens avec leurs explosifs, eux, ont été démasqués…

 

Tout ceci nous ramène à la règle séculaire préférée des Anglo-Saxons dans les colonies « Diviser pour régner ! ».

Le gaz naturel, la vraie cause de l'agressivité diplomatique et militaire de la Turquie en Méditerranée ?

...par le Gal. François Chauvancy - Le 14/08/2020.

Source : Théatrum Belli

 

Avec la nécessité de trouver une source d’énergie plus propre que le pétrole ou le charbon, le gaz naturel a pris de plus en plus d’importance. Il est en effet considéré comme l’un des combustibles fossiles les plus propres parce qu’il émet moins de carbone, soit environ 50% de moins que le charbon. La consommation mondiale de gaz continue donc d’augmenter de manière significative, soit de 4,6 % en 2018. L’organisation maritime internationale s’est donnée par exemple pour objectif de réduire ces émissions de CO2 de 50 % en 2050 par rapport à 2008 et les marines du monde entier se transforment pour abandonner le fuel très polluant au profit du gaz[1].

Outre cette réalité environnementale, le gaz naturel contribue surtout à définir indirectement de nouveaux rapports de forces au Moyen-Orient, en Afrique du Nord et en Méditerranée que ce soit pour des raisons économiques ou géopolitiques (Cf. Mon billet du 15 juillet 2020 : « La Turquie, une nouvelle menace militaire pour l’Union européenne ? »).

UN HYDROCARBURE QUI SUSCITE LES CONVOITISES

Quatre-vingts billions de M3 des réserves mondiales déclarées et estimées à environ 200 billions de mètres cubes sont localisés dans la région du Moyen-Orient.

Les réserves de gaz à l’Est de la Méditerranée dans les ZEE d’Égypte, de Palestine (Gaza), d’Israël, du Liban[2], de Syrie et de Chypre, sont évaluées à environ 50 billions de mètres cubes, l’équivalent des réserves du Qatar, premier exportateur en gaz naturel liquéfié (GNL) et 3ème réserve du monde. Depuis 2010, les découvertes de gaz en Méditerranée se sont multipliées au large d’Israël, du Liban, de Chypre et de l’Égypte[3]. Fin 2019, Israël a commencé à extraire du gaz du gisement Leviathan, soit neuf ans après sa découverte. Chypre a autorisé la construction d’une infrastructure de GNL indispensable à la commercialisation du GNL.

En outre, en 2017, les États-Unis ont ravi à la Russie[4] le titre de plus grand producteur mondial de gaz qu’il soit liquéfié ou sous forme gazeuse. Cette exploitation du gaz de schiste a fait chuter drastiquement les prix et a généralisé l’usage du gaz dans l’industrie. En 2017, les exportations de gaz des États-Unis ont surpassé les importations pour la première fois depuis 1957. Les États-Unis devraient devenir le 3ème exportateur de GNL dès 2021, après le Qatar et l’Australie, bien que les conséquences de la pandémie COVID-19 pourraient remettre en question ce positionnement. L’Agence internationale de l’énergie prévoit pour l’instant que ces États approvisionneront près des deux tiers du marché mondial du GNL d’ici 2023.

La croissance du marché mondial du gaz est stimulée en partie par la demande de la Chine. Première importatrice mondiale de gaz naturel dont la moitié est constituée de GNL, elle devrait en 2024 consommer 40% de la demande mondiale[5]. D’ici 2050, sa consommation devrait augmenter de 150 %, notamment pour remplacer le charbon trop polluant.  Constatons surtout que la moitié de ces États producteurs sont concernés plus ou moins directement par les conflits au Moyen-Orient et en Méditerranée orientale.

Les dix principaux producteurs de gaz naturel en 2017

(https://fr.statista.com/statistiques/565249/principaux-pays-en-termes-de-production-de-gaz-naturel-au-monde-en/)

LA MAINMISE SUR LES RÉSERVES DE GAZ EN MÉDITERRANÉE

Le contrôle de l’exploitation et la vente du gaz naturel donnent une explication des tensions actuelles. Ils expliquent en partie la création de l’axe Turquie-Qatar qui s’appuie sur plusieurs facteurs. La Turquie a apporté sa protection au Qatar contre ses voisins saoudien et émiratis depuis juin 2017. Le Qatar était impliqué militairement dans la chute de Kadhafi de 2011 à 2014. Cette alliance permet aujourd’hui un retour de la Turquie en Afrique du Nord, mais aussi en Méditerranée dans cette revendication turque sur les ressources en gaz. Ce positionnement est à la fois géopolitique et économique, avec ce besoin d’accéder à des sources d’énergie la rendant moins dépendante d’Etats gaziers exportateurs.

Aujourd’hui, la Turquie est en effet dépendante des gaz russe et iranien. Dans le passé, elle avait tenté de construire avec Israël un gazoduc entre Tel-Aviv et Ankara. Des accords régionaux avaient été signés en 2011 pour construire des gazoducs, l’un reliant le Qatar à la Turquie en passant par l’Arabie saoudite et la Syrie, l’autre, reliant l’Iran à la Turquie via l’Irak et la Syrie, restés sans suite en raison des crises du Moyen-Orient.

De fait, le soutien politique officiel de la Turquie au gouvernement libyen de Faïez Sarraj, chef du gouvernement d’union nationale se comprend mieux. Reconnu par les Nations unies mais ne contrôlant qu’une partie du territoire libyen, il est soutenu par Ankara et Doha. Or, son opposant, le gouvernement de Tobrouk du maréchal Khalifa Haftar, est soutenu par le Caire, Riyad et Abou Dhabi et contrôle l’ensemble des champs pétroliers et gaziers en Cyrénaïque.

C’est pourquoi la Turquie a signé le 27 novembre 2019 un accord maritime avec Tripoli. Selon cet accord, les nouvelles limites du plateau continental turc apparaissent considérablement élargies en Méditerranée, aux dépens de Chypre mais aussi de la Grèce et de ses îles (Crète et Rhodes). Il légitime la recherche des gisements de gaz par la Turquie en s’appuyant sur le rejet du droit international.

Cette situation n’est cependant pas nouvelle mais jusqu’à présent Ankara maintenait un profil relativement modéré. La Turquie a certes déclaré à maintes reprises ne pas reconnaître les accords concernant la délimitation des frontières maritimes et des zones économiques exclusives signés entre l’Égypte, Israël et le Liban. Elle a menacé les entreprises ayant signé des accords avec ces pays en vue de l’exploration, de l’extraction et de la commercialisation de leur gaz.

En février 2018, la marine turque a bloqué l’accès d’un navire d’exploration de la firme italienne ENI à des gisements offshore. En novembre 2019, des navires de guerre turcs ont ordonné à un navire de recherche israélien de quitter les eaux contestées. Ainsi, le 11 décembre 2019, le ministre des affaires étrangères turc déclarait que son pays pourrait utiliser la force militaire pour s’opposer aux forages au large de Chypre dont elle conteste 44 % de la zone économique exclusive (ZEE). Le 22 juillet 2020, la Turquie déploie dans les eaux grecques 18 navires de guerre protégeant un navire d’exploration d’hydrocarbures. Le 10 août 2020, elle récidive avec cinq navires de guerre dans une autre partie de la ZEE grecque.

UNE CRISE GÉOPOLITIQUE QUI S’ÉTEND AU-DELÀ DE LA MÉDITERRANÉE ORIENTALE

En guise de réaction, le Congrès américain a levé l’embargo le 17 décembre 2019 sur la vente d’armes à Nicosie à travers deux projets de loi en soutien à la République de Chypre dans ses différends territoriaux et énergétiques avec la Turquie. Il renforce l’aide à la sécurité pour Chypre tout en condamnant la Turquie pour ses activités de forage au large de l’île.

Pour sa part, l’Union européenne a décidé d’imposer à la Turquie un certain nombre de sanctions économiques, financières et politiques, compte tenu que la partie de Chypre[6] représentée par les Chypriotes grecs est membre de l’Union européenne. Surtout, la sécurité énergétique de l’Union européenne est menacée par cette agressivité turque qui menace désormais le lancement du projet de gazoduc Eastmed de 2 000 kilomètres. Projet initié en 2010, il vise à transporter entre 9 milliards et 11 milliards de mètres cubes de gaz naturel par an depuis les réserves offshore au large de Chypre et d’Israël vers la Grèce, puis vers le reste de l’Union européenne. Il répond à l’objectif européen de diversifier les sources d’approvisionnement en gaz et d’indépendance face aux fournisseurs russes.

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Le Point du 16 juillet 2020. La complexité géopolitique de la Méditerranée orientale (carte remarquable !)

En effet, le rôle de la Russie, grand producteur de gaz, ne peut être ignoré. En Libye, elle est présente avec les « mercenaires » du groupe Wagner et des forces aériennes « confiées » au maréchal Haftar (Cf. Ouest-France du 20 mai 2020). Elle est surtout un acteur majeur dans le conflit économique concernant le gazoduc Nordstream2 qu’elle construit avec l’Allemagne et fait l’objet de sanctions américaines pour empêcher sa réalisation (Cf. Le Figaro du 19 décembre 2019 et du 10 août 2020).

Ce « conflit géoéconomique » étend la crise en Méditerranée orientale et la complexifie. Il rend encore plus difficile la médiation potentielle de l’Allemagne au nom de l’Union européenne avec la Turquie. Zone de rivalité entre la Russie et les Etats-Unis, la crise ukrainienne s’intègre à ce conflit en Méditerranée orientale par le gaz naturel puisque Nordstream 2 vise à diminuer les taxes de transit dues à l‘Ukraine, soit trois milliards de dollars par an.

POUR CONCLURE

Sans qu’il ne soit la principale cause des tensions en Méditerranée orientale, le gaz est un facteur qui ne peut être écarté. Il reste cependant au moins le prétexte, sinon la raison profonde de l’agressivité diplomatique et militaire de la Turquie.

Le gaz vaut-il une guerre en Méditerranée ? L’avenir le dira mais l’inquiétude exprimé par les Etats-Unis sur la tension franco-turque d’une part, sur les relations particulières américano-turques interpellent. Les Etats-Unis ne soutiennent pas vraiment la France d’autant que d’importantes manœuvres navales ont rassemblé fin juillet les marines américaines et turques, symbole bien gênant de la solidarité transatlantique.

Quant à la France, le président Macron a décidé de renforcer les moyens militaires navals et aériens en Méditerranée. Cette décision répond à plusieurs objectifs :

  • D’abord, mettre en application le partenariat stratégique que la France et la Grèce ont signé en 2020. Les souverainetés grecque sinon chypriote doivent être garanties ;
  • Ensuite, donner un coup de semonce à la politique agressive sinon militariste de la Turquie en Méditerranée orientale ;
  • Enfin, montrer l’inquiétude de la France devant une situation internationale qui se dégrade en Méditerranée.

Dans ce contexte tendu, l’OTAN a montré sa grande réserve à s’impliquer mais la France agit. Elle attend sans aucun doute un réel soutien de l’Union européenne qui paraît bien timide dans la protection de ses Etats-membres que sont la Grèce et Chypre. Pourtant l’article 42 du traité de Lisbonne impose un devoir d’assistance mutuelle si l’un des membres de l’Union européenne est agressé sur son territoire et ne faut-il pas s’y préparer ?

Ne pas réagir avec fermeté maintenant pourrait mettre l’Union européenne demain dans une situation diplomatique sinon militaire difficile

[1]Tsafos, N. (2020). Center for Strategic and International Studies. https://www.csis.org/analysis/gas-line-q4-2019

[2] Les études ont estimé la part du Liban en gaz naturel offshore à environ 11 billions de mètres cubes.

[3]Ces gisements géants baptisés « Tamar » et « Léviathan » ont été découverts dans les eaux israéliennes en 2009 et 2010, « Aphrodite » au large de Chypre en 2011, « Zohr » en 2015 au large de l’Égypte.

[4]Plus de 94 % de la production de gaz naturel en Russie est contrôlée par Gazprom, une société appartenant au gouvernement russe, qui fournit 40 % du gaz de l’Union européenne.

 [5]Lauer, S. (2019). Poutine ou la diplomatie du gazoduc, Le Monde. http://lirelactu.fr/source/le-monde/ef3c6398-29cd-469c-a090-de4d64483277

[6]En juin 1974, la Turquie est intervenue à Chypre sous prétexte que le coup d’état contre le président Makarios menaçait les Chypriotes turcs de l’île, dont elle a fini par occuper le tiers du territoire.


Le projet d’Ankara : La destruction totale de la Libye

...par Elisabeth Krueger - Le 28/06/2020.

Sources : 

https://lesakerfrancophone.fr/le-projet-dankara-la-destruction-totale-de-la-libye

Free West media

Les tensions causées par le conflit libyen ne se sont pas seulement amplifiées entre deux partis du pays – le Gouvernement Fayez el-Sarraj (حكومة الوفاق الوطني GNA) et l’Armée de libération nationale libyenne (جيش التحرير الوطني الليبي LNA) – mais également entre les pouvoirs étrangers.

L’Égypte en particulier a été inclue au conflit. La semaine dernière, le Caire a défini la « ligne rouge », dont le franchissement pourrait amener la plus grande armée des républiques arabes à envahir la Libye.

 

Le GNA, dirigé par Faiz Saraj, devrait « se souvenir de sa place », a dit une source officielle au Ministère Égyptien des Affaires Étrangères en commentant des propos sévères envers Abdel Fattah al-Sisi, le président de la République Arabe d’Égypte.

« Ils doivent connaître leur place, ils doivent comprendre la réalité de leur taille en Libye et à qui ils sont en train de parler. L’Égypte a fait preuve d’une grande patience, mais sera extrêmement ferme envers toute violation ou tentative de mise en péril de ses intérêts nationaux et de sa sécurité », a déclaré le ministre égyptien des affaires étrangères.

En réponse à cette déclaration, le ministre de la défense du GNA libyen a déclaré que le GNA continuerait de prendre des mesures pour « libérer » la cité portuaire de Syrte de la LNA et de son commandant en chef le Marshal Khalifa Haftar, en dépit des mises en garde égyptiennes.

« Aucune ‘ligne rouge’ ne peut interférer avec l’avancée de nos forces vers Syrte », a déclaré Salah ad-Din al-Namrush le ministre adjoint de la Défense du GNA dans une interview publiée le 25 Juin par l’agence de presse du gouvernement turque Anadolu.

Il est intéressant de mentionner que le 6 Juin, le président égyptien Abdel Fattah al-Sisi a dévoilé son plan pour la paix, qui vise l’arrêt des hostilités et le retour à la table des négociations du dirigeant de la LNA Khalifa Haftar et de son homologue de la GNA Faiz Saraj, après une série de défaites militaires de la LNA près de Tripoli.

D’après le chef d’état égyptien, son plan signifierait le règlement rapide de la crise libyenne et le retour du pays à une vie normale.

« Les propositions d’initiatives envers toutes les parties du conflit libyen pour établir un cesser-le-feu ont débuté le 8 Juin », a déclaré Abdel Fattah al-Sisi lors d’une conférence de presse commune au Caire avec Khalifa Haftar, le dirigeant du LNA et Akila Saleh, le porte-parole de la chambre des représentants (ou conseil des députés, parlement élu de manière permanente et basé à Tobrouk [depuis relocalisée à Benghazi, NdT]). Abdel Fattah al-Sisi a expliqué que cette initiative, appelée « Déclaration du Caire », est exclusivement inter-libyenne.

En parallèle, Khaled al-Meshri, à la tête de l’assemblée législative agissant conjointement avec le dirigeant du GNA Faiz Saraj, a déclaré que les libyens n’avaient aucun besoin de nouvelles initiatives et a empêché la tentative d’Haftar de revenir aux négociations après les défaites militaires proches de Tripoli.

Il est de plus important de rappeler que le 4 Juin, à la veille de l’annonce de l’initiative du Caire par les autorités égyptiennes, Faiz Saraj était arrivé à Ankara pour une « visite de travail ». Il y avait rencontré le président turc Recep Tayyip Erdogan et, d’après les résultats de la réunion, il fut décidé que Khalifa Haftar « n’a aucun droit d’être représentant à la table des négociations inter-libyennes ».

De ce fait, le plan pour la paix du président égyptien a été soutenu par quelques pays, mais certainement pas par la Turquie. En réalité, les autorités turques n’ont jamais cessé d’interférer dans le conflit libyen, et de montrer leur soutien pour le GNA. De plus, la Turquie a déclaré que son intervention dans le conflit militaire en Libye est légale et qu’elle n’enfreint aucune loi internationale.

Le 26 Juin, le ministre turc de la défense Hulusi Akar a déclaré à l’agence de presse İhlas Haber Ajansı que la présence turque en Libye débuta en 2010. Akar a souligné que cette présence s’est déroulée et se déroule encore à travers des accords déjà en place, et que le chef du GNA Faiz Saraj « s’est personnellement adressé au président turc et lui a demandé d’envoyer l’armée, l’interférence dans le conflit est donc justifiée. »

La Turquie utilise ainsi cet argument pour créer une intervention de grande envergure en Libye. Le 14 Juin, le journal libyen The Libyan Observer a indiqué que la Turquie avait pour intention d’ouvrir deux bases militaires en Libye.

Selon les sources de cette agence de presse, dans le cadre de la coopération militaire et technique, Ankara va déployer des systèmes de défense aérienne ainsi que des drones sur la base de Al-Vatiyya, dans l’ouest du pays. Les forces militaires turques seront également localisées dans une base près de la ville de Misrata. De surcroît, la Turquie envisage d’organiser des missions navales pour « prévenir des menaces provenant de la mer envers le pays ». En lien avec la coopération entre Ankara et Tripoli, la Turquie projette également de débuter l’exploration et les forages pétroliers.

De telles ambitions montrées par le gouvernement turc ne sont pas bien accueillies du tout par ses partenaires de l’OTAN. La France en particulier a montré son irritation grandissante du fait des incidents en Mer Méditerranée.

Le 10 Juin, sept bateaux turcs ont tenté de livrer du matériel militaire sur la côte libyenne en violation de l’embargo sur les armes établi par le Conseil de Sécurité de l’ONU contre la Libye. La frégate française Courbet, qui faisait à ce moment office dans la mission « Sea Guard » de l’OTAN, est intervenue dans cette opération malfaisante et, en réponse, les navires turcs ont audacieusement pointé leurs systèmes d’attaque vers le bâtiment français.

Le président français Emmanuel Macron a commenté l’incident, déclarant que « la Turquie joue un jeu dangereux en Libye » et que la France « ne tolérera pas ce jeu ».

La Grèce exprime également ouvertement son mécontentement envers la politique extérieure turque. Le ministre des affaires étrangères grec Nikos Dendias a déclaré que la Turquie « sape la sécurité et la stabilité dans l’est méditerranéen, viole la souveraineté de la Libye, de la Syrie, de l’Irak et de Chypre ».

Il a fait cette déclaration a la fin de sa visite, conjointement avec Josep Borrell, le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, dans la ville de Kastanies dans la région d’Evros, à la frontière avec la Turquie. Dendias a indiqué que la Turquie a activement envoyé des migrants, en les encourageant à franchir la frontière avec l’Union Européenne, mais que « cette tentative de chantage a échoué ».

L’opinion que les ambitions de politique étrangère d’Erdogan deviennent trop agressives et dangereuses pour l’Europe est désormais partagée par les politiques allemands. Stefan Keuter, membre AfD du Bundestag a continuellement exprimé ces inquiétudes envers la politique étrangère turque – il pense que les activités d’Erdogan se sont montrées à plusieurs reprise un « accélérateur de feu, particulièrement concernant la migration illégale en Europe ».

C’est avec une grande attention que moi, mais également beaucoup de mes collègues du parlement, regardons les activités Turques, et pas seulement en Libye. Tout ce que fait Erdogan en termes de politiques étrangère a un impact direct sur l’Europe – et sur l’Allemagne. Malheureusement, surtout un très mauvais impact.

Elisabeth Krueger

Traduit par Clément, relu par Wayan pour le Saker Francophone

La Turquie développe activement son industrie militaire

Source : RzO Innternational - Le 01/12/2023.

par Alexandre Lemoine

Le complexe militaro-industriel a toujours été et demeure l’indicateur le plus important de la souveraineté de tout pays. C’est ce que montrent les processus que nous observons au cours des deux dernières décennies en Eurasie et en Afrique avec la participation de la Turquie et de son industrie de la défense. 

Le fait que les Turcs se soient tournés vers leur héritage impérial depuis l’arrivée au pouvoir de Recep Tayyip Erdogan a inévitablement conduit à deux impératifs. Tout d’abord, Ankara devait établir des contacts avec le monde non occidental de l’Asie et de l’Afrique. En particulier avec cette partie qui faisait autrefois partie de l’Empire ottoman, comme l’Égypte, la Syrie, la Libye et d’autres. Cela a conduit à une distance ou à une réduction au minimum nécessaire des contacts de la Turquie avec l’Occident. En conséquence, la Turquie n’a jamais rejoint l’UE, alors les États-Unis estiment possible d’imposer des sanctions contre leur allié de l’OTAN. 

L’autre impératif était l’apparition d’un complexe militaro-industriel turc autonome. Sinon, les ambitions impériales sembleraient étranges non seulement aux yeux de l’Occident, mais aussi dans la perception de leur public cible : les pays asiatiques et africains. Et dans ce sens également la Turquie a relativement réussi. 

Si au début du XXIe siècle, la Turquie dépendait de l’importation de divers types de produits militaires (jusqu’à 80%), en 2023, cela ne représente plus que 20%. Les livraisons d’armes des États-Unis ont diminué de plus de 80%. Il est également à noter qu’en 2002, l’industrie militaro-industrielle turque n’était représentée que par 56 entreprises, tandis qu’aujourd’hui, il en existe 1500. 

Au début du siècle, la Turquie exportait des armements pour une valeur de 248 millions de dollars, aujourd’hui ce chiffre a dépassé les 4,4 milliards de dollars. 

La géographie des livraisons de produits militaires turcs s’est étendue au-delà de l’espace post-ottoman. Il s’agit d’une coopération militaro-technique avec un acteur militaire aussi puissant que le Pakistan. Ce pays est le seul dans le monde islamique à posséder un arsenal nucléaire. De plus, Islamabad figure constamment dans la liste des 25 armées les plus puissantes du monde (25 Most Powerful Militaries in the World), dans les rapports de Business Insider

La coopération étroite de la Turquie avec le Pakistan se concentre avant tout sur la production conjointe de missiles et d’avions de combat. Islamabad a déjà officiellement rejoint le développement du chasseur de cinquième génération TF-X Kaan de la compagnie turque Tusaş. Fin octobre 2023, le directeur général de Tusaş, Temel Kotil, a déclaré que le chasseur avait passé des essais statiques et des tests de résistance dans le cadre de la préparation de son premier vol. L’aviation de combat reste pratiquement le point le plus faible de la défense turque, malgré l’augmentation des capacités de production, l’exportation d’armements et les développements dans le domaine aérospatial. 

Il n’est donc pas surprenant que les autorités turques aient annoncé des plans pour acheter 40 chasseurs Eurofighter Typhoon dans le cadre du renforcement de la puissance de leur force aérienne. Cependant, parmi les trois fabricants du chasseur, qui sont l’Espagne, le Royaume-Uni et l’Allemagne, cette dernière s’y oppose. Les contradictions turco-allemandes (et pas seulement dans le domaine militaire) étaient également évidentes lors de la récente visite d’Erdogan à Berlin. 

Le talon d’Achille de l’industrie militaro-industrielle turque reste la défense aérienne. Depuis 2007, les entreprises Aselsan et Roketsan développent et testent des systèmes de missiles de défense aérienne de courte et longue portée Hisar. De plus, en 2023, lors du Salon international de l’industrie de la défense IDEF, les Turcs ont présenté un nouveau système hybride Gurz et d’autres modèles. Mais il n’est pas encore question de leur production en série. D’où l’intérêt compréhensible de la Turquie pour les systèmes antiaériens russes S-400. Les Turcs se sont tournés vers l’achat de systèmes de défense aérienne russes après que les États-Unis ont refusé de leur fournir des systèmes Patriot, entraînant des sanctions américaines contre la Turquie pour cette raison. 

La Turquie ne possède pas non plus de forces de missiles stratégiques. En 2022, les Turcs ont procédé à un lancement d’essai du missile balistique Tayfun. Cependant, il s’agit d’une arme à courte portée, 563 km, alors que le ministère russe de la Défense considère les missiles comme stratégiques seulement s’ils peuvent parcourir au moins 1000 km. 

Les Turcs ont également des ambitions dans le domaine de la construction de chars. Mehmet Karaaslan, directeur général de BMC, a annoncé que le char Altay entrerait en production en série en 2025. Bien qu’on puisse discuter longuement de ses caractéristiques tactico-techniques, ce char ne peut être considéré comme entièrement national. Sans les composants coréens de Hyundai, ces chars ne fonctionneraient pas. Sans parler du fait que, selon les évaluations des experts, la construction de véhicules blindés a également eu recours à des technologies allemandes (Leopard 2). 

Néanmoins, les armes turques se répandent à travers le monde. Les armements se sont bien montrés, ayant été éprouvés dans plusieurs conflits en Asie et en Afrique. La Syrie, la Libye, le Karabakh ne sont que quelques exemples des points chauds où des drones Bayraktar et des systèmes de guerre électronique Aselsan Koral se sont illustrés. 

Il ne fait aucun doute que si les développements actuels de l’industrie militaro-industrielle turque se poursuivent, le pays disposera dans un avenir prévisible de sa propre aviation de combat, de missiles stratégiques et de chars. D’autant plus que la Turquie a la motivation de développer son secteur de la défense en raison du refus des États-Unis et de l’Union européenne de coopérer.

source : Observateur Continental

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