Kanal Istanbul – Bonne ou mauvaise affaire pour la Russie ?

Le projet de Kanal Istanbul consiste à créer un itinéraire artificiel de contournement du Bosphore en creusant un canal entre la mer de Marmara et la mer Noire. Il convient de rappeler que ce projet avait été évoqué pour la première fois par Recep Tayyip Erdoğan en 2011, alors qu’il occupait le poste de premier ministre. Le coût du projet s’établit dans une fourchette comprise entre $8-9 milliards (estimations gouvernementales) et $20-25 milliards (fourchette haute). Ce qui est certain, c’est que chantier va donc coûter diablement cher à la Turquie, dont l’économie se trouve déjà mal en point. Repoussé à maintes reprises pour des raisons politique, financière et écologique, le coup d’envoi du projet semble cette fois imminent puisque le 7 avril dernier, le président Erdogan déclarait que l’appel d’offres concernant les « premiers coups de pelle » des travaux de construction du canal de 45 km serait publié cet été. Kanal Istanbul doit être mis en service en 2026, et permettre à 160-185 bâtiments de transiter chaque jour entre la mer Noire et la mer de Marmara, sans emprunter un Bosphore présenté par les autorités turques depuis de nombreuses années comme congestionné.

Kanal Istanbul : nécessité ou lubie ?

Car le but du projet de Kanal Istanbul est double : il s’agit de désengorger le Bosphore par où ont transité 619 Mt de marchandises en 2020 selon les données officielles turques. Le détroit a été fréquenté par 38 400 bâtiments en 2020, avec des pointes à 160 navires/jour (18 880 navires pour le canal de Suez en 2019, à titre de comparaison). Outre qu’il serpente entre ses rives occidentales et orientales, le Bosphore est étroit avec un tronçon de moins de 700 m de large. Ces zig-zags contraignent des bâtiments de plusieurs dizaines de milliers de tonnes et mesurant pour certains d’entre eux parfois plus de 200 m de long d’anticiper en permanence la trajectoire à suivre. Avec 25 m de profondeur, Kanal Istanbul aura un tracé bien plus rectiligne et une largeur moyenne de 150 m qui permettra d’augmenter la fluidité de la navigation et donc le débit de navires. Il s’agit en outre d’un projet commercial présenté comme pouvant rapporter $8 milliards/an à la Turquie sous forme de droits passage.


Le projet de Kanal Istanbul.

Du point de vue du président Erdogan, Kanal Istanbul et la Convention de Montreux de 1936 ne sont en aucun cas liés. Autrement dit, il est hors de question de faire du canal un objet de la Convention, et donc d’apporter une quelconque modification à cette dernière. La Turquie ne souhaite en effet pas ouvrir la boîte de Pandore de la remise à plat partielle ou intégrale de la Convention de Montreux, ni dénoncer cette dernière. Si la Convention de Montreux venait à disparaître, ce serait alors les termes de la Convention sur le droit de la Mer (1982) qui s’appliquerait, or la Turquie n’est pas partie au traité. D’autre part, Ankara ne veut pas entendre parler de l’internationalisation de la navigation dans les Détroits dont elle rappelle scrupuleusement qu’ils sont turcs (« Détroits turcs »). Par voie de conséquence, il est également hors de question de revenir à un quelconque régime d’administration du Bosphore et des Dardanelles par une commission internationale, comme ce fut le cas par le passé. Par conséquent, Kanal Istanbul permet, du point de vue de la Turquie, de résoudre le problème de sécurité maritime posé par la fréquentation accrue du Bosphore sans remettre en question le régime de la Convention de Montreux.

Quid de la Russie ?

Dans quelle mesure ce projet présente-t-il un défi pour la Russie ? Du point de vue de Moscou, l’augmentation de la fluidité de la circulation maritime entre la mer Noire et la Méditerranée serait plutôt une bonne chose. Pour rappel, lorsque Ankara avait introduit des restrictions à la navigation en 1994 présentées comme des « mesures visant à réhausser le niveau de sécurité dans les Détroits », la Russie (mais aussi l’Ukraine, la Roumanie et la Grèce) s’étaient officiellement plaintes et opposées au projet (sur lequel Ankara avait du revenir à la fin des années 1990). Plus récemment, en 2018, la Turquie a fait évoluer les règles de franchissement, suscitant là aussi des réticences principalement exprimées par les énergéticiens russes. Et pour cause : le port de Novorossiïsk est le premier port de Russie pour le trafic maritime (142 Mt en 2020), et il s’agit d’un terminal énergétique et céréalier majeur. D’autre part, l’interface pontique est le plus dynamique des interfaces maritimes russes (252 Mt en 2020, soit 30% du trafic russe par voie de mer). Avec les projets d’expansion à Taman (+25 Mt/an de cargo) et à Novorossiïsk (+1,5 Mt/an de capacités pour les exportations de céréales), les exportations maritimes russes sont appelées à augmenter au cours de la décennie, tout comme la fréquentation des Détroits par les navires en provenance ou à destination de ports pontiques russes.

Qu’en est-il du volet naval ? Des amiraux turcs en retraite ont fait valoir que le projet de Kanal Istanbul menaçait la pérennité de la Convention de Montreux. En outre, l’attachement de la Russie au régime fixé par le texte de 1936 a été rappelé par Vladimir Poutine lors d’un entretien téléphonique avec le président Erdogan le 9 avril dernier. Si la lettre de Montreux n’est en effet pas écornée par le projet de canal, l’esprit pourrait en revanche s’en trouver mis au défi. La Convention de 1936 porte sur 4 objets : le détroit des Dardanelles, la mer de Marmara, le Bosphore et la présence de navires en mer Noire. Or, tout navire arrivant de Méditerranée et désireux de rentrer en mer Noire doit – la géographie étant ce qu’elle est – franchir les Dardanelles, que Kanal Istanbul existe ou pas. Autrement dit, tout bâtiment qui en vertu de la Convention de Montreux n’a pas le droit de franchir les Dardanelles (par exemple un porte-avions) ne pourra a fortiori pas pénétrer en mer Noire via Kanal Istanbul.

Par ailleurs, Kanal Istanbul ne remet en rien en question les contraintes qui pèsent sur le tonnage et la durée de la présence de navires de guerre en mer Noire, définis en fonction de leur appartenance ou pas à un État riverain de la mer Noire. Autrement dit, quel qu’ait été leur itinéraire pour arriver dans les eaux pontiques, qu’ils soient rentrés en mer Noire par le Danube, le Bosphore, le futur Kanal Istanbul ou les eaux intérieures russes, les bâtiments de guerre appartenant aux flottes des États non-riverains de la mer Noire resteront soumis aux mêmes contraintes de temps (maximum 21 jours), de tonnage (30 000 t maximum en tout pour les flottes de guerre non-pontiques, selon l’art. 18), de notification (art. 13) et de transit (maximum 15 000 t à n’importe quel moment pour les bâtiments de guerre des flottes non-pontiques en transit dans les Détroits et en mer de Marmara).

En résumé…

En résumé, Kanal Istanbul ne remet pas en question ce qui compte le plus au yeux de la Turquie, à savoir sa souveraineté sur le Bosphore, la mer de Marmara et les Dardanelles, que lui garantit le texte de 1936. Et pour la Russie, le projet de nouveau canal ne menace pas la discrimination établie par la Convention de Montreux entre États riverains et États non-riverains, ni ne remet en question les contraintes qui pèsent sur les navires de guerre des flottes non-pontiques déployés en mer Noire. Pour Moscou, il s’agit là des prescriptions les plus importantes du document de 1936, celles qui de son point de vue « garantissent la stabilité et la sécurité en mer Noire ». Enfin, l’augmentation de la fluidité dans les Détroits ne peut qu’être positive pour la Russie dans la mesure où le trafic maritime et naval en provenance et à destination des ports et bases russes de la mer Noire s’est accru ces dernières années, et est appelé à augmenter dans les années à venir. D’ailleurs, des entreprises russes pourraient bien être invitées à participer au chantier…

source : http://www.rusnavyintelligence.com

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