L’Afghanistan : un corridor énergétique et commercial convoité

par Caroline Galactéros - le 03/05/2016.



Docteur en Science politique, ancien auditeur de l'IHEDN, elle a enseigné la stratégie et l'éthique à l'Ecole de Guerre et à HEC.

Colonel de réserve, elle dirige aujourd'hui la société de conseil PLANETING et tient la chronique "Etat d'esprit, esprit d'Etat" au Point.fr.

Elle a publié "Manières du monde. Manières de guerre" (éd. Nuvis, 2013) et "Guerre, Technologie et société" (avec R. Debray et V. Desportes, éd. Nuvis, 2014).

Polémologue, spécialiste de géopolitique et d'intelligence stratégique, elle décrit sans détours mais avec précision les nouvelles lignes de faille qui dessinent le monde d'aujourd'hui.


                                                                                          

Tracé du futur pipeline TAPI traversant le Turkménistan, l'Afghanistan, le Pakistan et l'Inde.

Tracé du futur pipeline TAPI traversant le Turkménistan, l'Afghanistan, le Pakistan et l'Inde.

 

A l’hiver 2000, bien avant les attentats du World Trade Center, l’envoyé spécial de George W. Bush pour l'Afghanistan, l'Américain d'origine afghane Zalmay Khalilzad, proposait de déstabiliser le régime taliban et précisait : « L'importance de l'Afghanistan pourrait grandir dans les prochaines années, alors que le pétrole d'Asie centrale et les réserves de gaz, qui sont, selon les estimations, d'importance comparable à celles de la mer du Nord, commencent à jouer un rôle majeur sur le marché mondial de l'énergie. L'Afghanistan pourrait s'avérer un corridor de qualité pour cette énergie, de même que pour l'accès aux marchés d'Asie centrale ». Khalilzad était d’autant plus au courant de ces enjeux énergétiques qu’il était auparavant consultant pour la compagnie pétrolière Unocal sur un projet de pipeline reliant le Turkménistan au Pakistan, via l'Afghanistan.

Si la Guerre d’Afghanistan, contrairement à celle d’Irak, ne fut pas une guerre pétrolière à proprement parler, car les enjeux n’en étaient pas comparables sur le plan énergétique (l’Irak est le dernier grand pays pétrolier dont la production n’a pas atteint le stade de la « maturité » - c’est-à-dire que la production n’est pas encore amenée à baisser à l’avenir), la dimension énergétique de l’implication militaire américaine ne pouvait en être totalement absente. A l’époque, l’équation était la suivante : faciliter le transport du pétrole et du gaz d’Asie centrale (Azerbaïdjan, Kazakhstan, Turkménistan, Ouzbékistan) vers le marché mondial des hydrocarbures et se servir de facto de l’Afghanistan comme d’un corridor vers le marché asiatique, notamment indien, tandis que le gaz d’Azerbaïdjan partirait quant à lui vers l’Europe via un gazoduc passant par la Turquie (dit TANAP ou gazoduc transanatolien). L’idée consistait alors à briser le monopole de la Russie, de l’Iran et des pays du Golfe en augmentant la variété des approvisionnements.

Or, voici que la construction d’un nouveau pipeline dit “TAPI” (pour Turkménistan- Afghanistan- Pakistan- Inde) a débuté en décembre 2015. Sa construction devrait être achevée en 2019. En 2010, le ministre du pétrole indien, Murli Deora, déclarait que ce TAPI serait la « nouvelle Route de la soie » pour les pays de la région. Un point concernant le financement de ce pipeline mérite toute notre attention car TAPI est financé par la Banque asiatique de développement, banque moins asiatique qu’américano-centrée puisque les deux premiers bailleurs de fond en sont les Etats-Unis et le Japon ! Une banque orientée trop à l’Ouest donc, qui justifiera pour Pékin le lancement, le 24 octobre 2014, de la Banque asiatique d'investissement pour les infrastructures (AIIB) pensée comme le pendant asiatique de la nouvelle banque de développement des BRICS lancée elle le 15 juillet de la même année.

Dans ce cadre d’expansion de son influence, la Chine a elle aussi lancé son propre projet de “nouvelle Route de la soie », mais celui-ci ne se limite pas à un pipeline … Le projet couvre l’ensemble de l’Asie centrale et du Moyen-Orient d’un maillage étroit, dense, composé d’infrastructures multiples - chemins de fer, routes, ponts, ports, etc. - pour des investissements dépassant les 40 milliards de dollars. Une somme colossale qui va être investie progressivement par Pékin qui entend étendre son influence au Moyen-Orient. Or, sur le trajet de la Route de la Soie, l’Afghanistan figure comme un excellent corridor commercial et énergétique. Ainsi comprend-on mieux le rôle essentiel joué désormais par Pékin dans les négociations officieuses engagées entre l’Etat afghan, les Talibans et le Pakistan. La stabilité des Etats qui se trouvent sur le trajet de la « nouvelle Route de la Soie » chinoise est prioritaire pour Pékin, un souci de stabilité étatique que la Chine partage d’ailleurs avec la Russie, mais pas forcément avec les Etats-Unis, toujours adeptes du Regime Change qui a fait la preuve de sa remarquable efficacité au Moyen-Orient … A moins que Donald Trump n’accède à la Présidence et ne substitue à cet activisme politique dangereux une posture plus prudente, soucieuse de stabilité et de “principes” pragmatiques plus que d’une expansion périlleuse et aléatoire des “valeurs” américaines.

Entre les Etats-Unis et la Chine, la bataille commerciale et énergétique pour le Moyen-Orient et l’Asie est clairement engagée. La Russie observe ce nouveau Grand jeu et y cherche sa place, en convergence idéologique probable avec Pékin contre tout ce qui peut affaiblir l’impérialisme américain. En même temps, à long terme, Moscou mesure parfaitement le danger que fait peser sur son Extrême-Orient et son « étranger proche » d’Asie centrale le poids d’une Chine conquérante. La prudence est donc de mise au Kremlin qui se rapproche lui aussi de l’Etat afghan, le fournissant allègrement en armements modernes. Ainsi, tandis que l’avenir de l’Afghanistan est scruté de près par des acteurs internationaux de poids, les Européens, eux, semblent l’avoir oublié, le nez sur le guidon de la crise migratoire et manifestement dépourvus de vision et/ou d’ambition politique commune sur cet échiquier pourtant stratégique à moyen et long terme. Ils paraissent aussi plus que jamais enkystés dans une incapacité à concevoir l’urgence impérative pour eux d’un rapprochement politique et stratégique global avec Moscou. L’Europe ne veut pas comprendre qu’elle est en train de disparaître stratégiquement du monde, comme aspirée par le nouvel affrontement prioritaire qui pousse la Chine et l’Amérique l’une contre l’autre.


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