Note d'actualités n° 558 - Décembre 2019

L’Armée Nationale Syrienne

...par Alain Rodier

L’Armée nationale syrienne (ANS), forte de 35 000 hommes, est un conglomérat d’une quarantaine de groupes rebelles syriens répartis en trois « légions » (fayaliq) elles-mêmes divisées en divisions et brigades. Une partie de ces rebelles a été soutenue dès 2012 par la Turquie quand le président Recep Tayyip Erdoğan pensait que le régime de Bachar El-Assad allait rapidement s’effondrer. L’intervention russe lancée en septembre 2015 a mis un terme au rêve du président turc qui se voyait déjà en leader du monde musulman. La mission des forces supplétives qui servaient jusque-là de paravent à Ankara pour encadrer l’insurrection a alors évolué. Il ne s’agissait plus de s’en prendre aux forces gouvernementales syriennes mais de tenter d’arrêter le flot de réfugiés entrant en Turquie tout en combattant les Kurdes du Parti de l’union démocratique (PYD), mouvement considéré comme terroriste par Ankara car très proche du PKK séparatiste. Cette mission ensuite s’est élargie aux Forces démocratiques syriennes (FDS) composées également – mais très minoritairement – de milices arabes et syriaques. Le problème résidait dans le fait que les FDS avaient été créées puis soutenues par les Américains et plus modestement – mais efficacement – par les Britanniques et les Français. L’objectif des Occidentaux était de présenter une coalition “acceptable” par la Turquie, mais Ankara n’a bien sûr pas été dupe : les FDS sont pour elle des combattants kurdes du PYD passés à l’offensive avec quelques clans extérieurs ralliés pour la défense tactique de leurs implantations géographiques. D’ailleurs, rapidement des tensions ont surgi entre les différentes composantes, surtout quand les Kurdes sont entrés dans des zones de peuplement majoritairement arabes le long de l’Euphrate.

 

LES OPÉRATIONS MILITAIRES DE LA TURQUIE ET DE L’ANS

 

En 2016, la première opération Bouclier de l’Euphrate a lancé ces milices soutenues par l’armée turque à la conquête d’une bande de terrain s’étendant de Jarabulus, sur l’Euphrate, à la localité d’Al-Bab, située plus au sud-ouest. L’objectif tactique était clair : couper l’accès de la Turquie aux réfugiés qui fuyaient la région d’Alep alors mise à feu et à sang par la guerre civile, et enfoncer un coin dans l’entité géographique naissante d’un Kurdistan syrien appelé Rojava. Les miliciens syriens servaient surtout de caution politique aux Turcs qui pouvaient affirmer à la presse qu’ils ne faisaient qu’”accompagner” des opposants au régime du “boucher” Assad. Les apparences étaient sauves et la communauté internationale n’a d’ailleurs pas vraiment protesté d’autant que les miliciens de l’ANS étaient qualifiés de “révolutionnaires” ! La réalité était plus prosaïque : les attaquants se sont emparés de terres où ne se trouvaient pas de forces gouvernementales syriennes – repliées plus au sud depuis 2012-2013 -, mais qui étaient disputées entre différents chefs de guerre locaux. Cette région intéressait également beaucoup les Kurdes syriens car elle leur permettait faire la jonction avec le canton d’Afrin qui constituait la partie occidentale du Rojava[1].

Cette première opération a été suivie en 2018 par une seconde appelée Rameau d’Olivier qui a permis à ces milices – toujours “appuyées” par l’armée turque – de s’emparer du canton d’Afrin C’est peut-être cette phase qui a été la plus décriée. En effet, les populations kurdes qui résidaient dans ce canton en ont été littéralement chassées manu militari par l’ANS. Les miliciens se sont livrés à une véritable épuration ethnique, à des pillages, voire à des assassinats. Ils ont ensuite forcé les femmes à porter le niqab[2]. Les habitations abandonnées par leurs occupants ont été récupérées par les miliciens sans autre forme de procès.

La très mauvaise réputation de l’ANS est donc surtout venue de cette offensive et de ses suites. C’est d’ailleurs à ce moment-là que la rumeur a couru que des salafistes-djihadistes s’étaient infiltrés dans les rangs de l’ANS. Il est vrai qu’ils jouaient systématiquement la provocation, hurlant à la presse des chants islamiques, arborant des bannières et des insignes de Daech, etc. Après analyse, il est effectivement possible que des radicalisés soient présents en son sein, mais ils seraient une infime minorité. Il n’empêche que les conditions de vies de ces miliciens sont aujourd’hui si précaires et difficiles qu’il n’est pas impossible qu’ils ne se tournent un jour vers l’islam radical considéré comme une porte de sortie honorable. Pour le moment, ils se contentent d’être des criminels de droit commun incontrôlables dans le style “Mad Max“.

Enfin, après que le président Trump ait annoncé à la fin 2018 son intention de retirer les troupes américaines soutenant les FDS à l’est de l’Euphrate, l’opération turque Source de Paix a pu débuter le 9 octobre 2019. Elle avait pour objectif de conquérir une bande d’une trentaine de kilomètre de profondeur le long de la frontière syrienne. Mais en dehors des régions de Rais al-Ain et de Tall Abyad – où le contrat a effectivement été rempli -, l’armée turque et ses supplétifs n’ont guère pu progresser vers l’est et la frontière irakienne. Ankara officiellement – et sans doute prématurément – mis fin aux opérations le 29 octobre.

La police militaire russe – dont les membres ressemblent davantage à des forces spéciales, bien qu’arborant l’insigne PM – s’est infiltrée à l’est de l’Euphrate, dans les interstices pour installer des “postes d’observations”, souvent siutés dans des positions américaines abandonnées.

Le 2 décembre, le général Alexander Chayko (48 ans), commandant les forces russes en Syrie depuis septembre 2019, a rencontré le chef militaire des fds, Ferhat Abdi Şahin – alias Mazloum Abdi ou Mazloum Kobane. Ce dernier a ensuite tweeté en russe que les deux partis étaient parvenus à un “haut niveau de compréhension” et il a autorisé le déploiement de forces russes dans les villes d’Amuda, Tall Tamer et Ayn Issa. À noter que Mazloum Kobane a commencé sa carrière militante au sein du PKK où il a connu son chef historique Abdullah Öcalan, incarcéré en Turquie depuis 1999. Ainis, le président Erdoğan n’a pas tout à fait tort quand il désigne les FDS comme “terroristes” du moins pour ce qui est de sa composante kurde.

Bien sûr, les opérations turques, en dehors de rares incidents très localisés, n’ont pas visé l’armée syrienne régulière. Elles se sont déroulées avec l’accord préalable de la Russie sous prétexte de “désescalade”. Résultat : les positions de l’ANS n’ont jamais été l’objet de bombardements russo-syriens alors que les autres groupes ont continué à être matraqués, particulièrement dans la province d’Idlib. Il convient toutefois de souligner que les supplétifs accompagnant l’armée turque qui boucle le nord de cette province toujours tenue par les islamistes radicaux – dans le cadre des accords de Sotchi et d’Astana – ne sont pas liés à l’ANS mais au Front national de libération (FNL). Là où l’armée syrienne régulière est en contact avec son homologue turque, en particulier au nord d’Alep, les deux forces sont restées l’arme au pied. C’est une sorte de gentlemen agreement entre Moscou, Ankara et Damas. Téhéran n’est pas directement impliqué dans l’affaire puisque les milices qui dépendent le l’Iran, – Hezbollah libanais compris -, ne sont pas présentes dans le nord de la Syrie. 

 

QUI PILOTE L’ANS ?

 

Sur le terrain, c’est la Turquie qui commande les opérations militaires dans le nord de la Syrie. En amont, elle approvisionne, paie[3] et entraîne les miliciens de l’ANS. Ces derniers sont soit des vétérans ayant été précédemment soutenus, jusqu’en 2015, par le Pentagone, puis par la CIA, jusqu’en 2017 (opération Timber Sycamore), soit des jeunes recrues inexpérimentées attirées par l’appât du gain. Les unités portant des noms turcs ou ottomans (comme Sultan Murad) sont composées de Turkmènes.

Les miliciens sont issus des populations sunnites pauvres[4] qui ont été chassées de chez elles et qui ont perdu des proches du fait du régime d’Assad, de Daech ou même des FDS. Elles sont maintenant installées dans des camps de fortune établis dans les zones tampon contrôlées par Ankara qui assure tant bien que mal les services de première nécessité : administration, éducation, santé, etc. Les miliciens se présentent comme des “révolutionnaires” anti-Assad mais en réalité, ils sont là pour l’argent et le butin qu’ils peuvent récupérer. Comme la Turquie n’est pas parvenue à encore quadriller le terrain avec des forces de police militaire régulières, elle est obligée pour l’instant de laisser faire l’ANS. Or, une fois le calme revenu à l’issue de la troisième offensive d’Ankara, les différentes factions composant l’ANS n’ont pas tardé à se disputer des territoires et les incidents se sont multipliés. De plus, le racket aux postes de contrôles installés un peu partout s’est développé de manière endémique, chaque chef de bande y trouvant son compte. Selon des observateurs avertis, si l’insécurité est la règle sur l’ensemble du territoire syrien, c’est encore pire là où l’ANS est déployée !

À l’évidence, la Turquie va devoir mettre de l’ordre dans ces zones qui peuvent être qualifiées de « grises ». En effet, les trafics les plus divers (dont celui de la drogue et des êtres humains) s’y développeraient et le crime organisé pourrait bien prendre le contrôle occulte de ces territoires, d’autant que de nombreux camps de réfugiés devraient y être installés dans les mois à venir. En effet, Ankara a l’intention d’y transférer une partie des 2,6 millions[5] de migrants actuellement sur son territoire. Cela devrait provoquer un appel d’air car les ONG et les États vont être mis à contribution pour gérer ce problème, au minimum sur le plan financier. L’expérience a montré que le crime organisé profite toujours de ce genre de situation chaotique et les mafias turques seraient très intéressées. Après avoir commercialisé le pétrole et les antiquités pour le compte de Daech, elles pourraient prendre en charge l’immense logistique qui va être nécessaire sur place.

 

*

 

En prenant un peu de recul et en se gardant d’émettre un jugement de valeur, on ne peut que constater que le président Erdoğan sait s’adapter à une situation extrêmement volatile. Après avoir rencontré des difficultés durant des années, l’économie turque a retrouvé un certain dynamisme. Malgré les rodomontades du président Trump, les États-Unis continuent à faire profil bas malgré les provocations évidentes de la Turquie : adoption du système anti-aérien russe S-400, offensive contre les FDS, ouverture vers la Russie et la Chine, etc. Il faut dire que les États-Unis ont beaucoup plus à perdre qu’à gagner et le président Trump réagit en homme d’affaires. La Turquie, à la limite, peut se passer des Etats-Unis[6], mais Washington ne peut lâcher ses bases de surveillance radar, d’écoutes et l’aéroport militaire d’Inçirlik, hérités de la Guerre froide. C’est à partir de ces plates-formes que les Américains surveillent en permanence la Russie et le Proche-Orient. L’opposition turque est muselée, le PKK inactif, l’armée occupée par la gestion de la situation dans le sud-est ; le seul risque pour Erdoğan ne peut provenir que de l’intérieur de son propre parti. Il convient d’attendre pour voir la suite. 

  

 

[1] Les deux autres cantons sont, d’est en ouest, ceux de Qamishli et de Kobané.

[2] Pas besoin de promulguer une loi pour cela, il suffisait d’importuner systématiquement celles qui arboraient une tenue « indécente »

[3] Les salaires initiaux étaient de 300 dollars par mois. Étant donnée la considérable augmentation des effectifs, passés de quelques milliers en 2015 à 30 000 en 2019, les gages ont été réduits à environ 50 dollars par mois, ce qui tout à fait insuffisant pour vivre. Cela explique en partie les activités criminelles auxquelles se livrent ces miliciens auprès des populations civiles (racket, vols, enlèvements contre rançons, etc.).

[4] Aujourd’hui, 83% de la population syrienne vit au-dessous du seuil de pauvreté fixé à 6 dollars par jour.

[5] Ankara parle d’un à deux millions de personnes

[6] Même l’annulation du contrat d’achat des avions F-35 n’est pas un problème pour la Turquie. Ce pays sait qu’il n’a en réalité pas besoin d’un aéronef aussi moderne. En revanche, les Américains sont plus impactés par cette affaire car ils perdent un producteur de pièces à bon marché.