RENSEIGNEMENT : « Il ne peut y avoir de démocratie sans secret de l’Etat »

par Sébastien-Yves LAURENT - le 26/04/2016.



Sébastien-Yves Laurent est politologue, professeur à la faculté de droit et de science politique de l’Université de Bordeaux, spécialisé dans les questions du renseignement.

Il a été le commissaire scientifique de la récente exposition sur « le Secret de l’Etat » aux Archives nationale, qui a attiré 40 000 visiteurs.

Auteur du catalogue de l’exposition, aux éditions du Nouveau Monde, il vient de publier avec Bertrand Warusfel : « Transformations et réformes de la sécurité et du renseignement en Europe » aux Presses universitaires de Bordeaux.


Vous êtes l’un des rares universitaires français à vous intéresser au monde du renseignement et, à ce titre, au « secret de l’Etat ». Vous écrivez qu’il ne peut pas y avoir d’Etat contemporain et démocratique sans un niveau très élevé de secret. Voilà qui va déplaire à tous les militants de la transparence…

Comme politologue, je regarde l’Etat et son secret dans la longue durée sans me focaliser sur une crise, un détail, un épiphénomène. On constate que dans toutes les démocraties, les organes de sécurité et de renseignement représentent une part prépondérante de ce secret de l’Etat. Il ne faut pas le confondre avec le secret politique, qui, lui, s’inscrit dans le temps court des décideurs politiques et de leurs intérêts temporaires, même si ceux-ci s’inscrivent parfois dans le secret de l’Etat. Ce qu’il faut comprendre c’est que ce secret est quelque chose de très concret : l’Etat a défini juridiquement un espace de secret. Ce sont des lieux physiques, des pratiques, des organes administratifs protégés par du droit. Dans la pratique, il s’agit de quelque chose de très matériel, avec des tampons ou des armoires fortes, et de presque banal, loin de toutes les fantasmagories du secret. Tous les Etats démocratiques reposent sur de tels principes. En France, cela apparaît juridiquement avec le Code pénal de 1810. Jusqu’en 1992/94, il s’agissait d’assurer la « sûreté de l’Etat », une notion qui a aujourd’hui fait place aux IFN, les « intérêts fondamentaux de la nation ». Tout cela est régi par un texte, l’instruction générale interministérielle 1300, qui date de 1952, et dont la cinquième version, de 2011, est en cours de refonte. Ce document fixe les principes de la classification et un organisme, le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) qui relève directement du Premier ministre, régule cela. Il faut ajouter le Code du patrimoine qui intègre la loi sur les archives de 2008. Son principe de base est que les documents sont accessibles de plein droit, sauf exceptions.

 

Il y a pourtant des domaines qui ne relèvent pas directement de ces textes, qui sont encore plus secrets…

Il est délicat d’en parler, justement parce qu’on ne sait rien. Vous faites sans doute allusion à ce que l’on nomme les classifications dont l’existence même est secrète, comme les « cosmiques » et autres pierres précieuses (rubis, diamant…) dont on entend parfois parler, concernant le nucléaire, par exemple. A cet égard, il est intéressant de savoir que, selon le premier rapport du SGDSN publié sur la classification en 2015, le ministère qui a le plus grand nombre de documents classifiés est celui de l’Ecologie, parce qu’il est aussi de l’énergie… A lui seul, il a 50 % des documents classifiés, suivi par celui de la Défense (44 %), l’Intérieur (4 %) alors que tous les autres ministères se partagent ce qui reste.

 

Revenons-en à l’histoire du secret en France, un pays où l’État est traditionnellement puissant. Quelles sont ses spécificités ?

Je vois deux caractéristiques fortes : sa précocité et sa dimension d’abord policière. Pour sa précocité, on peut remonter à la Régence (1715) avec les « mouches » de la Lieutenance générale de police, qui sont l’ancêtre des RG. Mais c’est une histoire très discontinue et il faut attendre le XIXe siècle pour que l’Etat secret naisse véritablement et augmente en taille et en espace. Sa dimension policière renvoie à la surveillance de l’opinion, sous la Révolution et le Premier Empire. La première police centralisée dont la France a été dotée a été une police de l’opinion… C’est une particularité française parce que les régimes politiques étaient contestés et régulièrement renversés. En Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis, il y a eu une grande continuité politique, car le régime politique était accepté et l’opinion n’était pas considérée comme un danger. Notre modèle français, centralisé et jacobin, ne se retrouve pas ailleurs, où l’on rencontre des structures libérales et fédérales. Aux Etats-Unis, les services de renseignement ont été créés tardivement : 1935 pour le FBI, qui succédait à une structure créée en 1908, par Charles Joseph Bonaparte, le petit-neveu de Napoléon Ier. La CIA date, elle, de 1947, prenant la suite de l’OSS de 1942. Les Britanniques, pour leur part, n’ont créé leurs propres services qu’en 1909, avec le MI6 (extérieur) et le MI5 (intérieur), lorsqu’ils constatent l’ampleur de l’espionnage allemand dans leurs ports.

                                                                                                             

Quelle est la place des militaires dans le renseignement français ?

Après deux tentatives infructueuses sous la Restauration et la Deuxième République, les militaires vont parvenir à s’assurer du monopole du renseignement extérieur après la défaite de 1870. Le système va alors se construire sur deux pieds : pour l’intérieur, les policiers, pour l’extérieur, les militaires. Globalement, le système français de renseignement, défini dans les dix premières années de la Troisième République, va rester stable jusqu’à ces dernières années, malgré la mutation administrative de la Libération, avec la création de la DST en 1944 et du SDECE en 1945.

 

Qu’en est-il de l’évolution récente en France ?

Elle est absolument considérable sur la période 2007-2015. Il y a eu la création de la communauté française du renseignement, qui regroupe l’ensemble des services avec un coordonnateur à l’Elysée, une croissance considérable des moyens financiers, donc humains et techniques de la DGSE, la transformation de la DST en DGSI, qui est désormais placée entre les mains du ministre de l’Intérieur, la création du contrôle, avec la création de la Délégation parlementaire au renseignement qui publie des rapports très détaillés, la mise en place par la récente loi sur le renseignement de la CNCTR, la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement, qui est une autorité administrative indépendante. C’est une mutation à la fois technocratique et démocratique, avec à la fois plus de moyens et plus de contrôle. Par exemple, les citoyens qui s’estiment surveillés à tort pourront désormais faire appel au Conseil d’Etat.

 

Et pourtant la loi sur le renseignement de 2015 a été très contestée, notamment par les avocats et les professionnels du numérique. Qu’en pensez-vous ?

C’est exact : le débat existe mais son existence est justement la preuve que nous sommes dans une démocratie libérale qui s’appuie sur un secret de l’Etat régulé. Auparavant, ce secret existait mais personne n’en parlait ! Il nous faut penser la compatibilité entre les valeurs de la société libérale et celles de l’Etat de sécurité. Il y a forcément une tension entre elles, mais c’est une dialectique qui doit être assumée dans une démocratie libérale. Il n’y a que les naïfs qui peuvent être surpris par l’existence du secret de l’Etat. Je le répète : il ne peut y avoir de vie démocratique sans secret. Car celui-ci est un outil de l’Etat, notamment pour garantir la sécurité des citoyens.

 

A vous entendre, tout irait pour le mieux dans le monde français du renseignement et du secret de l’Etat…

L’enjeu, aujourd’hui, est de mener à bien ce que j’appelle la révolution culturelle du renseignement afin d’améliorer le renseignement. Dans l’anglosphère où l’on utilise le mot Intelligence pour Renseignement, on dit aussi : « Intelligence must be intelligent ! » En effet, le renseignement sert d’abord à expliquer les situations et il n’est au service de la force et de la coercition que rarement. Expliquer c’est comprendre comment un quartier bascule dans l’économie criminelle, comment une tribu décide de faire alliance provisoire avec un groupe terroriste, comment des acteurs économiques et politiques entrent dans un pacte de corruption. Tout ceci n’est pas de l’information brute mais le produit de l’analyse. L’intelligence du renseignement, c’est l’analyse. L’analyse va bien au-delà de la description des faits du temps présent. Elle permet de fournir une compréhension des mécanismes et des structures permettant de faire de l’anticipation et de la prospective. Pour cela on peut profiter de la masse des données ouvertes pour y trouver le signal faible grâce à des logiciels d’aide à l’analyse qu’il faut créer. Mais il faut surtout faire un travail qualitatif, c’est-à-dire intellectuel en s’appuyant sur les outils cognitifs des sciences humaines et sociales (histoire, géographie, anthropologie, sociologie, science politique et psychologie sociale). Ce sont des disciplines empiriques fondées sur l’observation. Des savoirs de terrain, pas de la théorie ! Mais le mal français est que nos élites sont formées dans de grandes écoles certes d’excellence, mais qui ne prédisposent pas à l’analyse selon la méthode et l’esprit des sciences humaines et sociales. L’analyse au service du renseignement s’apparente finalement à ce que Claude Lévi-Strauss appelait le « bricolage intellectuel », ce qui n’avait rien de péjoratif.

 

Interview de Sébastien-Yves LAURENT
Spécialiste du renseignement



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