Faut–il en finir avec le Rapport Stora?

Benjamin Stora est-il réellement un spécialiste objectif sur la colonisation?

...par Jean Monneret - Le 25/03/2021.

Pour l’historien Jean Monneret(1), le rapport de Benjamin Stora enfonce un peu plus une France qui devrait forcément être « plurielle » dans le carcan pénitentiel. Analyse


Source : Causeur

 

Commencée en 1830, achevée en 1847, la Conquête de l’Algérie suscita en France un clivage entre « colonistes », soutenant l’entreprise et « anticolonistes » la combattant. Il s’est presque maintenu jusqu’à nos jours. En un premier temps, spécialement sous le Second Empire, l’Algérie fut tenue pour un territoire musulman n’ayant pas vocation à s’assimiler à la France. Après la chute de l’Empire en I870 et l’avènement de la troisième république, les dirigeants français, conduits par idéologie jacobine à négliger les identités religieuses et culturelles, firent de l’Algérie une extension du territoire métropolitain. L’empire colonial exalté et porté par Jules Ferry devint, pour la France amputée de l’Alsace-Lorraine, le moyen d’opposer cent millions d’hommes à la menace prussienne. Dans l’opinion, la réticence envers la colonisation demeura néanmoins latente.

Dans l’entre-deux-guerres, la mystique coloniale fut vivace tandis que les opposants se recrutaient de plus en plus à gauche. En 1945, l’influence du marxisme, dans les milieux intellectuels et à l’université, conforta cette hostilité. Les œuvres de Charles-André Julien (né en 1891 et mort en 1991, cet historien et journaliste, spécialiste de l’Afrique du Nord et militant anticolonialiste, a enseigné entre autres à Sciences-Po Paris, à l’ENA) et de Charles-Robert Ageron (né 1923 et mort en 2008, cet professeur d’Histoire à l’université de Tours, spécialiste de la colonisation française en Algérie est aussi un chrétien de gauche, proche de la revue Esprit et l’un des premiers à critiquer la torture) constituèrent un point d’équilibre, car, tout en centrant leurs analyses sur l’Algérie, « perle de l’empire » et en affirmant leur vision anticoloniale, ces historiens surent ne pas transiger avec les faits établis et écarter toute propagande.

L’anticolonialisme repentant domine depuis des décennies

En 1954, l’entrée dans un conflit armé en Algérie alimenta tant le vieux fonds anticolonial que la mystique impériale, confortée par le récit du rôle joué par l’Empire durant la lutte contre le national-socialisme. Dans le camp opposé, l’anticolonialisme fut également stimulé et trouva dans la dénonciation de la torture un aliment intarissable.

Après l’indépendance de l’Algérie en 1962, un silence se fit. Seul le cinéma produisit des œuvres généralement pro-indépendantistes et hostiles à l’Armée française. Il fallut attendre les années 1990 pour voir renaître les recherches sur la période coloniale et le conflit algérien. Entre temps, l’anticolonialisme était devenu dominant tant à l’Université que dans les médias.

Benjamin Stora et Emmanuel Macron, janvier 2021 © Christian Hartmann/AP/SIPA Numéro de reportage : AP22544838_000001

Benjamin Stora et Emmanuel Macron, janvier 2021 © Christian Hartmann/AP/SIPA Numéro de reportage : AP22544838_000001

En 1992, les archives militaires s’ouvrirent conformément à la règle de la prescription trentenaire. Benjamin Stora se fit un nom vers cette époque. Son téléfilm Les Années Algériennes sortit en septembre 1991. Les grands medias le désignèrent comme le meilleur spécialiste de l’Algérie.

Plusieurs de nos présidents se crurent obligés de lui demander son avis. Récemment, et pour ne pas déroger à ce qui devient une règle, Emmanuel Macron consulta Stora. Il lui commanda un rapport sur l’état des conflits mémoriels entre la France et L’Algérie Sa lettre de mission lui donnait comme objectif de «réconcilier le peuple algérien et le peuple français ». C’était beaucoup demander. Stora s’est contenté d’inventorier les revendications mémorielles des uns et des autres. Il les a assorties de préconisations. Seize pour apaiser la partie algérienne dont quelques-unes carabinées et huit, moitié moins, pour la partie française. Dans sa lettre de mission, Emmanuel Macron faisait allusion à « un chemin à parcourir en France » concernant la colonisation.

A lire aussi, Bernard Carayon: Mort de l’avocat du FLN Ali Boumendjel: un absurde mea culpa

Le document ouvre donc un épisode plutôt franco-français. Nous allons montrer qu’il conduira à une repentance qui n’osera pas dire son nom. A sens unique, comme souvent avec l’Algérie.

Alger fait la sourde oreille

Présenté par son auteur et le commanditaire présidentiel comme un texte destiné à réconcilier les peuples algérien et français le Rapport Stora est un leurre pour une raison simple : il n y a pas de contentieux entre ces peuples, lesquels se  soucient comme d’une guigne des prétendus conflits mémoriels qui les opposeraient. Nos yeux se sont ouverts, une première fois, lorsqu’un porte-parole des autorités algériennes a affirmé que le Rapport ne les concernait pas. De plus, un haut fonctionnaire algérien, questionné sur ce texte et la libre circulation en Algérie des enfants de harkis, qu’il suggère de faciliter répondit, avec une morgue caractéristique, qu’il ne fallait rien attendre sur ce point. Ceci signifie qu’il est vain d’attendre que ce texte débouche sur on ne sait quelles conversations avec l’Algérie. Il n’y en aura pas. Les Algériens ne sont pas demandeurs. Ils attendent « des excuses » pour la colonisation. Point.

Nous fûmes confortés en ce sentiment par l’article de Bérénice Levet dans Valeurs Actuelles du 4 février dernier. Celle-ci signale qu’à peine M. Macron avait-il indiqué que la République ne « toucherait pas aux statues », car, on ne choisit pas « une part de l’histoire de France, on choisit la France », qu’il nommait Pascal Blanchard à la tête de la commission chargée d’attribuer statues et noms de rue à des héros issus de l’immigration. Or, Blanchard est un anticolonialiste invétéré. M. Blanquer, Ministre de l’Education, s’est récemment inquiété du crédit dont jouissent les thèses « indigénistes » et décoloniales dans nos Universités. Gageons que cette nomination a dû l’enchanter. Conseillons lui donc, à titre de consolation, la lecture de L’imposture décoloniale de Pierre-André Taguieff.

Et si le but ultime de la publication Stora était tout simplement de favoriser une relecture anticoloniale de l’Histoire de France contemporaine ? Certains objecteront que tel n’est pas le dessein du Président. N’a-t-il pas précisé dans sa lettre de mission à Stora que: « Ce travail de mémoire et de vérité [nous devrons] le mener avec courage et un esprit de concorde, d’apaisement et de respect de toutes les consciences » (Page 9) ? Disons que la nomination de Blanchard ne va pas exactement dans ce sens. Notre président est passé maître dans l’art d’affirmer une chose et son contraire.

Ainsi, dans un entretien accordé à L’Express qu’analyse Madame Levet, il déclare ne pas être partisan du multiculturalisme, Mais, tout est là, il dit croire à une politique « de la reconnaissance des identités ». Lui qui a proclamé jadis, tout benoîtement, qu’il « n’y avait pas de culture française » compare aujourd’hui cette dernière « au fleuve principal » flanqué bien entendu « de ses affluents ». Voilà qui paraîtra bien innocent à certains. Qui ne voit pourtant que le modèle français qui faisait de notre langue, de notre histoire, de notre littérature, de notre mode de vie, le seul ciment du peuple a vécu ? C’est là une révolution culturelle.

Multiculturalisme et repentance se nourrissent

Comment se situe le Rapport Stora dans cette confusion? Pour répondre valablement à cette question, il faut d’abord fermer les yeux et imaginer. Imaginons que les préconisations les plus corsées de Stora soient retenues :

a/ Commémoration de la journée du 17 octobre 1961.

b/ Identification des lieux d’inhumation des condamnés à mort exécutés. (Lesquels deviendraient illico des lieux d’hommage et de commémoration).

c/ Transformation des lieux d’assignation à résidence en France métropolitaine en lieux de mémoire.

d/ Organisation d’un Colloque international d’hommage aux opposants à la guerre d’Algérie ; Mauriac, Mandouze, Ricœur, Sartre etc…

e/ Panthéonisation de Gisèle Halimi, grande dénonciatrice de l’Armée française.

Ceci serait un chef d’œuvre de désinformation ; le mot repentance ne serait pas utilisé mais la chose serait partout. Le Monde a récemment publié un article saluant la suggestion que soit publiée une liste d’Algériens musulmans disparus pendant le conflit. (Du fait des activités de l’armée française bien sûr. Une liste des harkis disparus ne présenterait sans doute pas le même intérêt pour les auteurs). Le journal indiquait qu’une telle publication vaudrait « reconnaissance « (sic). Le GRFDA (Groupe de Recherche des Français Disparus en Algérie créé en 2002), qui n’arrive toujours pas à donner un statut officiel à sa liste d’Européens disparus du fait du FLN, appréciera.

Quel rapport avec le multiculturalisme dira-t-on ? Très simple : multiculturalisme et repentance se nourrissent l’un l’autre. Si d’autres cultures doivent s’affirmer en France, il faut que la culture traditionnelle, canal historique, des Français autochtones s’amoindrisse. Il se trouvera bien un phraseur disponible pour dire que le fleuve n’est rien sans les affluents. Du moins est-ce ce que pensent nos élites: la France, nation éminemment coloniale doit purger son passé, pour pleinement vivre son avenir pluriel.

A lire ensuite, Loris Chavanette: La question algérienne: un procès à charge qui ne dit pas son nom

Désormais, il suffira à M. Macron de mettre en application les préconisations les plus « saillantes » du Rapport Stora pour modifier d’importance la perception que les Français ont de la Guerre d’Algérie et de la période dite « coloniale ». C’est là tout l’objectif de l’opération. Il ne s’agit pas d’apaiser les hiérarques d’Alger, ni d’entamer on ne sait quels négociation ou échanges culturels. Il s’agit d’enfoncer un peu plus la France dans le carcan pénitentiel. Sans le dire bien sûr et sans jamais prononcer les vilains mots qui fâchent.

La chose pour l’instant est loin d’être faite. Mais tout se met déjà en place. Certes, il ne suffira pas de solenniser certaines dates et de criminaliser certains épisodes. Il faudra le faire en profondeur et dans la durée. Très logiquement, le Rapport Stora prévoit donc de s’attaquer aux manuels scolaires. Et, non moins logiquement, de mettre à contribution l’industrie des images, films et séries télévisées. Or, ce sont là des armes de destruction massive des mémoires, des identités, comme de la discipline historique.

Un ARTE franco-algérien pour formater les esprits

Une « réconciliation des mémoires » peut paraître aujourd’hui un mot d’ordre militant, absurde et sans rapport avec une conception rationnelle et scientifique de l’Histoire. Aussi, tout le problème du tandem Macron/Stora est-il d’y arriver progressivement. La référence du Rapport à la « circulation des images, qui mènerait à des représentations réciproques (sic), à des ouvertures mutuelles » (resic.page 103) est tout sauf accidentelle. La suggestion de créer un ARTE franco-algérien (Page104) va dans le même sens. Le formatage des esprits s’imposerait ainsi, peu à peu, et mènerait, non pas certes à l’Histoire, mais à une « similihistoire » de style hollywoodien. Pour se rendre compte du résultat prévisible, il suffit de repenser à la représentation télévisée des Chevaux du Soleil de Jules Roy, il y a trente ans. Elle tourna à l’acte d’accusation implacable contre l’Algérie des Français.

D’ailleurs M. Stora enfonce le clou: « L’outil audiovisuel est un instrument décisif pour la préservation (comprendre destruction) des mémoires et le passage à l’Histoire, pour des tentatives de rapprochement entre la France et l’Algérie » (page 104). Il n’oublie qu’un « détail » : pour le passage à l’Histoire, il faudrait un ingrédient supplémentaire à savoir que toute l’opération soit basée sur la recherche de la Vérité. Là, il s’agira d’imposer une vision préétablie, partielle et partiale(2). Il n’y aura, comme d’habitude, qu’un seul son de cloche : celui des anticoloniaux de choc, des progressistes, des décolonistes. D’ailleurs, Benjamin Stora est trop militant et trop engagé pour ne pas se trahir sur ce point comme il le fait page 103: « L’aventure coloniale dans les origines de la conquête, dans ses injustices et son fonctionnement inégalitaire n’a pas vraiment hanté le cinéma français ». Il va donc y remédier. Inutile de demander le programme, chers amis. Nous le connaissons déjà: injustices, inégalités. Point à la ligne. Voilà l’Algérie que l’on nous montrera. Inutile de chercher la vérité elle est déjà toute trouvée.

Nous sommes bien loin de Charles-André Julien et son disciple Charles-Robert Ageron, directeur de thèse d’un certain…Benjamin Stora ! Qu’on nous comprenne bien : nous n’avons rien contre le 7ème Art. Au contraire. Mais compte tenu de l’état actuel du cinéma français, où le contrôle étroit des contenus idéologiques et politiques est la règle, on peut redouter que l’objectivité ne soit guère le souci principal. Il est à craindre que ne se fasse attendre l’équivalent d’un Steven Spielberg avec La Liste de Schindler. En revanche, les navets de choc du style Hors-la-Loi de Bouchareb risquent de foisonner. Désastre annoncé.


Rapport de Benjamin Stora :

Avis de Jean-Pierre Lledo

Février 2021

Cet avis a été publié par la Revue politique et parlementaire :

https ://www.revuepolitique.fr/rapport-de-benjamin-stora-avis-de-jean-pierre-lledo-1ere-partie/

https ://www.revuepolitique.fr/rapport-de-benjamin-stora-avis-de-jean-pierre-lledo-2eme-partie/

https ://www.revuepolitique.fr/rapport-de-benjamin-stora-avis-de-jean-pierre-lledo-3eme-partie/

https ://www.revuepolitique.fr/rapport-de-benjamin-stora-avis-de-jean-pierre-lledo-4eme-partie/

https ://www.revuepolitique.fr/rapport-de-benjamin-stora-avis-de-jean-pierre-lledo-5eme-partie/

 

Avant toute chose, il me semble nécessaire de dire que je ne suis pas historien, mais cinéaste ; que je suis né comme Benjamin Stora en Algérie, trois ans avant lui ; que tout comme lui, je suis juif, mais contrairement à lui uniquement par ma mère ; que je n’ai quitté l’Algérie dont j’ai encore la nationalité, qu’en 1993,

chassé par le terrorisme islamique du FIS-GIA ; que j’ai été un militant communiste partisan de l’indépendance de l’Algérie ; que dans cette Algérie indépendante, j’ai toujours été un contestataire ; que j’ai été en quelque sorte excommunié à partir du moment où je me suis posé la question du ‘’pourquoi ?’’ de l’exode massif des non-musulmans en 1962, et que mes films, réalisés à partir de la France, m’ont mené à l’évidence que c’était le projet nationaliste même qui excluait toute mixité ethnique. Le point d’orgue étant la censure de mon film ‘’Algérie, histoires à ne pas dire’’ par les autorités algériennes en 2007, et, plus grave encore, ma condamnation par mes anciens ‘’camarades’’.

D’emblée il me faut dire que je ne puis dissimuler mon effarement devant la personnalisation de ce ‘’rapport’’. Dans cette démarche de ‘’réconciliation’’ souhaitée par le Président de la République, Stora représenterait donc la Voix de la France ? Mais même si cela était vrai, n’eût-il pas fallu que son auteur s’efface ? Au lieu de quoi le lecteur, gavé d’auto-citations, se voit encore infliger son autobiographie politique, et même ses amitiés algériennes 1

 

! Jusque là, je croyais que lorsqu’on était missionné par l’Etat, on accomplissait une tâche d’envergure nationale. Généralement, et comme il se doit, lorsque l’on n’est pas soi-même un cadre de l’Etat, on est même rémunéré. Serait-ce une indiscrétion de demander à quelle hauteur l’a été Stora qui, par ailleurs, fait éditer ce rapport sous forme de livre, à son propre nom naturellement ? Ceci pour la forme.

 

Pour le fond, on est troublé par la question du statut de ce ‘’rapport’’. On ne sait jamais à qui ce rapport est destiné. Apparemment à la France, surtout. Mais, sur le ton de la prière, à l’Algérie aussi puisqu’on lui demande de faire ‘’son possible’’ pour que les Harkis puissent librement y circuler, ou qu’on la prie de

bien vouloir faciliter l’accès aux archives pour les étudiants français. Ce qui est une grande supercherie, car Stora devrait être le premier à savoir que les archives de la guerre ALN-FLN ne seront jamais ouvertes ni aux Algériens ni encore moins aux étrangers, en tous cas tant que la démocratie ne pourra s’y imposer. Si l’objectif est bien de réconcilier des mémoires meurtries, il y avait pourtant tant de choses à demander à l’Algérie ! (voir plus bas, ‘’mes préconisations’’).

 

Mais au fait, n’était-il pas prévu originellement une rédaction duelle, franco- algérienne ? Pourquoi Stora ne commence-t-il pas par s’expliquer à ce sujet ?

 

Pourquoi donc une publication unilatérale qui déséquilibre profondément ce rapport, une publication qui, on peut le supposer, n’aurait pu être consentie sans une lecture préalable du Président de la République lui-même ?

 

DÉSÉQUILIBRES

 

Je suis en effet atterré par le profond déséquilibre qui marque et délégitime ce ‘’rapport’’. ‘’Réconcilier’’ après un conflit, quel qu’il soit, exige au minimum que l’on écoute les parties en conflit avec autant de respect, voire d’empathie.

Or lorsque des ‘’massacres’’ y sont évoqués, il ne s’agit que de ceux dont ont été victimes les ‘’Algériens’’. Stora ignorerait-il que dans la région de Sétif en Mai 1945, puis dans le Constantinois le 20 Août 1955, ce sont les nationalistes arabes qui déclenchèrent des insurrections dont la cible, au faciès, furent les

non-musulmans, n’épargnant même pas les communistes, pourtant partisans  de l’indépendance ? Stora ignorerait-il les livres de Roger Vétillard ? Lorsque l’on parle des Harkis, on évoque des ‘’représailles’’, ce qui est reprendre à son compte le narratif de l’Etat algérien les criminalisant. Lorsqu’on cite les noms de ceux dont on a pris conseil, on peut par exemple lire le nom de l’association ‘’Coup de Soleil’’, dirigée par le socialiste Georges Morin, proche des convictions de l’auteur, mais pas celui du ‘’Cercle Algérianiste’’ qui est pourtant

la plus grande association de Pieds Noirs, d’opinions politiques diverses. Déséquilibre encore lorsque l’on convoque certains historiens, et pas d’autres... Comment ignorer Pierre Vermeren, pour ce qui est de l’histoire contemporaine du Maghreb ou de Jacques Marseille lorsqu’on parle de colonisation, lequel, à contre-courant, démontra qu'à compter de 1930, l'empire colonial fut loin d'être d’un bon rapport pour les Etats et qu’il entrava même le développement économique de la France... Pressé depuis des années de parler du massacre du 5

Juillet 1962 commis à Oran par le FLN-ALN, Stora y consent enfin, mais lorsqu’il évoque ‘’la question des disparus’’, il ne cite pas ‘’Silence d’Etat’’, de Jean-Jacques Jordi qui est le seul historien à avoir publié sur cet événement et ses conséquences. Déséquilibre aussi lorsqu’il détaille l’action musclée de l’armée française durant la ‘’Bataille d’Alger’’ sans dire qu’elle fut provoquée par une vague terroriste FLN de grande ampleur qui cibla avec des bombes essentiellement des civils. Stora parle ‘’des 3 000 disparus algériens de la «bataille d’Alger »’’, mais pourquoi tait-il les 3000 disparus non-musulmans de l’année 1962, et à partir du ‘’cessez le feu ‘’ du 19 Mars 1962, largement documenté par Jean Monneret ? Déséquilibre encore lorsque Stora donne les

noms de femmes arabes torturées et violées par des militaires, mais pas ceux de ces deux enfants Nicole Guiraud et Danielle Chiche dont la bombe posée au Milk Bar d’Alger par Zohra Drif, arracha, respectivement, le bras et la jambe.

Ces ‘’déséquilibres’’ sont trop nombreux pour être ici signalés, ils sont la trame même de ce ‘’rapport’’. L’auteur avait pourtant tenu à se revendiquer d’une ‘’histoire non hémiplégique’’ (formule du ‘’Cercle Algérianiste’’ dont la source est tue !). Mais est-il possible de se refaire, lorsque toute sa vie on a pratiqué l’histoire comme un militant politique sans s’obliger à se remettre en question, comme tout historien lié par ses origines à cette histoire devrait s’y astreindre ?

Dans le cas de Stora, c’est évident que non. Cependant, hormis la propre responsabilité de l’historien, n’y a-t-il pas celle tout aussi évidente du Président de la République qui a confié un rapport si délicat à un seul homme, en faisant automatiquement un historien officiel. Qu’il ait été incapable de s’évader de ses propres préjugés ou qu’il ait essayé de répondre à la demande politique du président, Stora a chuté, gravement. Comme ne manqueront pas de chuter tous ceux qui se dispenseront d’interroger les narratifs historiques à l’œuvre tant en France qu’en Algérie. Car ceci est un préalable.

 

NARRATIFS DE L’ETAT ALGÉRIEN ET DE L’ETAT FRANÇAIS

 

Le narratif de l’Etat algérien est assez sommaire. L’Algérie a été colonisée. La colonisation est un crime absolu (économique, politique, culturel). La guerre de libération a été la seule manière d’accéder à l’indépendance. Seuls les Arabo-musulmans sont automatiquement Algériens, ce que le Code de la nationalité de 1963 entérine. Les autres, les colons, c’est-à-dire des étrangers, se devaient de quitter l’Algérie. L’indépendance n’a pas mis fin à la négativité du colonialisme, puisqu’il a mué en ‘’néo-colonialisme’’. 60 ans après, l’Algérie en subit toujours ‘’les séquelles’’, sans doute ad vitam aeternam. La France doit se repentir, sans doute aussi ad vitam aeternam.

Le narratif de l’Etat français est presqu’aussi caricatural, sauf qu’il a tant évolué qu’aujourd’hui il serait presque le calque du narratif de l’Etat algérien. Mai 1945 et Août 1955 ont été des ‘’massacres’’ commis uniquement par l’armée française. Et par la bouche de son dernier et actuel président de la république, ‘’la colonisation a été un crime contre l’humanité’’. Hier, bienfait civilisationnel, aujourd’hui méfait absolu.

 

Pour ma part, je considère que le principal obstacle à la réconciliation franco-algérienne réside dans ce double, voire aujourd’hui unique, narratif historique, car il fait écran à la vérité. Ne pas s’interroger à son sujet, ne pas le remettre en question conduira à reproduire sans fin les ressentiments des uns et des autres.

Cette remise en question ne pourra être le fait que d’authentiques historiens capables de tenir à distance leur opinion politique, voire leur nationalisme, et non d’historiens officiels adoubés par les deux Etats. Indépendance des historiens, liberté de pensée, accès libre aux archives algériennes et françaises, sont des préalables absolus.

 

MON AVIS

 

 

Bien que non historien, mais ayant eu de par mes films à me coltiner notamment à cette question de la guerre d’Algérie, dans plusieurs de ses dimensions, j’aimerais pouvoir dire ci-après mon opinion de citoyen. D’abord au sujet de ces narratifs.

 

Je pense que le narratif de l’Etat français n’a pas évolué en fonction de considérations scientifiques, mais économiques et politiques. A l’instar de l’Europe, la France a eu besoin de main-d’œuvre et de pétrole. Elle a ‘’dealé’’ avec l’OCI (organisation de la coopération islamique) qui a imposé ses conditions et ses narratifs sur l’islam, religion de paix et d’amour, sur la remise en cause de la laïcité, sur l’immigration, sur les colonisations... et sur Israël.

 

Quand à l’inamovible narratif de l’Etat algérien, il ne pourra jamais changer, tant que cet Etat restera totalitaire dans son essence, tant que les Archives FLN-ALN ne seront pas libérées, tant qu’il ne sera pas possible de remettre en question les dogmes du nationalisme algérien, concernant la guerre d’Algérie, la colonisation et l’identité nationale. Ce narratif ne pourra jamais changer car il est le socle même de l’Etat algérien depuis 60 ans. Sans lui, il s’effondre. Malgré d’impressionnantes richesses naturelles qui ne servent qu’à la consommation, l’Etat-FLN a perdu toute légitimité sur le plan de l’économie (Stora note que c’est la France qui exporte des hydrocarbures vers l’Algérie, sans que cela le fasse réagir !!!), sur le plan de l’identité (les Amazighs désormais en rupture de ban, réclament leur indépendance), sur le plan de la santé (les présidents donnent l’exemple en allant se soigner à l’étranger), sur le plan de la culture (les écrivains et les cinéastes tentent de se faire éditer et produire en France), et plus largement sur le plan du bien-être général et de l’espoir (le rêve de toute une jeunesse est de ‘’foutre le camp’’). Ceci sans parler de la gangrène-corruption. Face aux diverses contestations, notamment la plus

dangereuse, celle des islamistes, l’unique légitimité qui subsiste est donc celle de la légitimité historique, celle d’avoir mené la ‘’guerre de libération’’. L’Organisation des Anciens Moudjahidine (ONM) adoube chaque nouveau président en contrepartie de la reconduction de multiples avantages moraux et (surtout) matériels. Donnant donnant... Des rencontres quasi-annuelles

‘’d’écriture de l’histoire de la guerre de libération’’, rien de consistant n’en est jamais sorti depuis 60 ans.

 

Le plus grand mythe produit par les jeunes promoteurs nationalistes de cette guerre qui créeront le FLN, est son inévitabilité. Faute de pouvoir contester politiquement et pacifiquement la colonisation, il fallait recourir à la lutte armée.

 

Or comme tous les mythes, s’il a la vertu de l’auto-justification, il ne correspond nullement à la réalité. Car depuis la fin de la première guerre mondiale, jusque dans les années cinquante, tous les marqueurs d’une vie politique et associative sont en progression constante et de façon géométrique. De plus en plus d’associations, de syndicats, de partis, d’organisations de femmes et de jeunes, de journaux, de revues, de meetings, de manifestations, etc, qui correspondent à

de plus en plus de lettrés, d’intellectuels, d’écrivains et d’artistes... Une telle progression, durant une décennie encore, aurait eu le triple avantage de former une société civile que la guerre détruira, de ménager une sortie pacifique de la colonisation, et sans doute aussi de faire de la nouvelle Algérie, une société multi-ethnique garantissant les droits culturels et cultuels de ses minorités. Au lieu de quoi, nous aurons une guerre de plus de 7 ans, des exactions de part et

d’autre, 300 000 morts, le massacre des Harkis et l’exode d’un million de non-musulmans. Enfin, cerise sur le gâteau de l’indépendance, les militaires au poste de commandement, et ce jusqu’à ce jour. Mais quand on détruit sa propre société civile, à quoi d’autre peut-on s’attendre ?

 

Les historiens auront à nous dire pourquoi c’est l’option violente qui été choisie.

Mon hypothèse est qu’elle était la conséquence inéluctable de la pensée nationaliste fondée sur l’islam pour laquelle l’identité nationale avait été, de par le sang, arabo-musulmane avant 1830, et qu’elle devait le redevenir. Et de fait, la guerre fut menée sous les auspices de l’islam, comme un djihad, une guerre sainte, ‘’fi sabil illah’’ (pour la cause de dieu), qui ciblait par un terrorisme qui

n’avait rien d’aveugle, les civils non-musulmans, chrétiens et juifs, et dont le but était de pousser ces derniers vers l’exode, de préférence avant même l’indépendance, afin que l’exode prenne l’aspect d’un départ volontaire. ‘’La valise ou le cercueil’’ n’est pas un slogan de l’OAS comme certains l’ont dit, mais bien un slogan dessiné sur les murs des villes, depuis 1945, par les

nationalistes. Et c’est précisément parce que ce sont des combattants arabes qui témoignent dans mon avant-dernier film ‘’Algérie, histoires à ne pas dire’’ de cette stratégie du ‘’nettoyage ethnique’’ , qu’il a été interdit dès sa sortie en 2007.

 

Le narratif de l’Etat algérien repose sur un deuxième pilier, principal pilier fondateur sans lequel tout s’effondre : le discours nationaliste sur la colonisation, lequel repose sur une quantité d’idées fausses.

 

‘’La France a colonisé l’Algérie’’. Le problème, c’est que l’Algérie...

n’existait pas comme nation ou comme pays autonome ! Et qu’en 1830 la France s’empare d’une dépendance ottomane depuis 3 siècles qui fait régner la terreur contre les Berbères et les Arabes d’Afrique du Nord, mais aussi en Mer Méditerranée avec la piraterie, et la mise en esclavage - y compris sexuel - des Européens kidnappés. « Considérer la présence turque en Algérie comme une colonisation, remettrait en question la politique d’aujourd’hui des deux pays ; le politiquement correct l’emporte sur l’Histoire. » avance courageusement une nouvelle historienne algérienne, Abla Gheziel

.

 

Le droit d’user du concept de ‘’colonisation’’ n’impose-t-il pas préalablement d’en discuter le contenu ? L’Europe aurait-elle été la seule puissance coloniale ?

Les conquêtes menées au nom de l’islam, en Europe, au Moyen-Orient, et en Asie, infiniment plus violentes que celles menées par l’Europe - les historiens indiens n’évaluent-ils pas les morts à plus de 80 millions entre 1000 et 1500 ? - pourquoi ne seraient-elles pas aussi qualifiées de ‘’coloniales’’? Cela ne pourrait-il pas aider à faire des comparaisons entre les diverses colonisations ?

De plus, lorsque l’on veut évaluer de façon scientifique un état de société, ne se doit-on pas de le comparer avec ce qui a précédé ? Les bienfaits de la colonisation ottomane auraient-ils été supérieurs à ceux de la colonisation française ? Quelles villes, quelles universités, quels lycées, quelles écoles primaires, quels hôpitaux, quels barrages, quelles routes ont-ils construits ?

Quelles maladies ont-ils éradiquées ? Quels marais ont-ils asséchés ? Quelle société civile ont-ils aidée à naître ? On pourrait poser mille questions comme cela.

Diaboliser la seule colonisation française n’est-ce pas une manière de jeter un voile pudique sur la réalité crue de la société existante en 1830, une société tribale et clanique, dont l’islam même n’arrive pas à surmonter les divisions, une société agraire de très gros propriétaires fonciers, chefs de tribus en général, et de khammes qui n’ont aucun pouvoir sur les affaires du pays, et en Kabylie une agriculture de survie gérée par le clan familial, une société qui, de ce fait, sera

incapable de fonder une nation et de se débarrasser des colonisateurs arabes, ottomans puis français... On accuse la colonisation française de n’avoir accordé aux Arabes (en fait des Amazighs arabisés par l’islam), et sur le tard, qu’une demi-citoyenneté, ne devrait-on pas ajouter que l’Empire ottoman ne leur en avait octroyée aucune et que jamais il ne mit en place une Assemblée algérienne avec 60 députés arabes ? Ne devrait-on pas enfin dénoncer le crime culturel de

la conquête arabe qui priva la population amazigh de sa langue, de sa culture, de sa personnalité?

 

Emboîtant le pas à ses homologues algériens actuel et précédents, le futur président français en pleine campagne électorale, qualifia en 2017 à Alger la colonisation de ‘’crime contre l’humanité’’, tombant ainsi dans le piège de la concurrence mémorielle que Stora nous dit vouloir éviter. En effet depuis que l’extermination de 6 millions de Juifs a été ainsi qualifiée par le Tribunal de

Nuremberg, la Shoah est devenue l’étalon de la revendication victimaire. N’est-ce pas dans l’avion qui le ramenait de Jérusalem en janvier 2020, qu’Emmanuel Macron confia aux journalistes qui l’accompagnaient qu’il venait d’avoir l’idée d’une initiative qui ait « à peu près le même statut que la Shoah pour Chirac en 1995 » ?

 

Les Amazighs et les Berbères qui se revendiquent ‘’Arabes’’ auraient-ils subi une extermination planifiée par l’Etat français durant plus d’un siècle ? La croissance démographique de ces derniers aurait-elle été stoppée ? Faudrait-il pour autant nier que furent perpétrées des exactions ? Faudrait-il pour autant ne retenir que les exactions de l’armée française ? Et oublier que les troupes de l’Emir Abdelkader dont on se plaît aujourd’hui à souligner la noblesse, et qui sauva plus tard des Chrétiens de Damas, se distinguèrent par le massacre des Juifs dans sa ville de Mascara, et aussi par la décapitation de 300 prisonniers français ? Sans parler des trop nombreux massacres, pogroms, et actes de barbarie commis avant et après la création du FLN-ALN ? On aimerait que le Bien et le Mal soit bien départagés, mais quand et où cela fut Monsieur le

président ?

Certes le système colonial ne peut être structurellement qu’inégalitaire, et à ce titre générateur d’iniquités et d’humiliations. Mais pourquoi pareillement la conquête arabo-ottomano-musulmane n’a-t-elle pas été qualifiée de ‘’crime contre l’humanité’’ ? N’aurait-elle pas, elle aussi, généré parmi les chrétiens et les juifs, inégalités, iniquités et humiliations, et ce, en application du Code de

la dhimma11 dont s’inspirera plus tard le Code de l’Indigénat (1881-1945)... ?

 

Serait-ce manquer de respect à un Président de la République que de lui demander quel est le système conçu par l’humanité qui n’a pas été inégalitaire, inique, violent, et humiliant ? Une décision, une action, marquées par une intention, peuvent être ‘’criminelles’’, mais un système de socialité humaine ? L’Histoire est cruelle. Mais lui intenter un procès ? Depuis toujours, et donc

jusqu’à aujourd’hui, n’est-ce pas le rapport de forces économiques, politiques, militaires qui a présidé aux relations entre les groupes et à la formation des systèmes ? La plupart du temps par la guerre et la conquête ? Pourquoi Monsieur le Président ne vous demanderiez pas plutôt pourquoi lorsqu’une guerre éclate entre deux pays d’égale puissance, cela donne un vainqueur et un vaincu (comme avec l’Allemagne et la France) mais jamais un colonisé et un colonisateur (comme la France et l’Algérie) ? Alors que tel est toujours le cas, lorsque s’opposent un pays développé et un pays sous-développé comme l’on disait il y a quelques décennies ? Un penseur algérien Malek Bennabi (1905-1973), spécialiste en civilisation islamique, eut d’ailleurs le courage d‘avancer l’idée en 1951 que les peuples colonisés l’avaient été parce que... colonisables.

« La colonisation prend racine dans la colonisabilité. Là où un peuple n’est pas

colonisable, la colonisation ne peut s’établir sur son sol. ». Cette idée, pourtant de bon sens, déplut fort aux communistes qui idéalisaient ‘’les peuples’’, et plus encore aux nationalistes qui voulaient faire endosser la responsabilité de la colonisation aux seuls pays colonisateurs, en faisant l’impasse sur les responsabilités propres à chaque peuple, et à ses retards historiques et civilisationnels... Ce qui permet encore aujourd’hui, 60 ans après l’indépendance, aux dirigeants algériens d’imputer aux ‘’séquelles du colonialisme’’ l’impéritie, la corruption, le clanisme, l’autoritarisme, l’indigence culturelle, qui obèrent tout dynamisme social, et ôtent tout espoir à la jeunesse qui ne rêve que d’une chose, fuir. Il y a une quinzaine d’années, l’homme politique le plus intelligent qu’ait produit l’Algérie, Mouloud Hamrouche, n’avait-il pas fait le triste constat qu’en Algérie, ‘’il n y a pas de politique, il n’y a que des clans... Pour trouver de la politique, il faut remonter aux années 40...’’. Et hormis le fait que l’on pourrait même remonter aux années 30, quel

hommage à la colonisation, qu’il ait été volontaire ou non !

 

Car contrairement au discours de beaucoup d’organisations pied-noir, mettant en valeur l’héritage matériel de la colonisation, ce qui me paraît plus important encore, c’est l’héritage politique et intellectuel, suggéré trop rapidement par le président Bouteflika lorsqu’en l’an 2000 devant les députés français, il reconnut que ‘’la colonisation avait introduit la modernité.... Par effraction’’. En effet, d’où sont venues les idées d’indépendance, de république, de nation, de démocratie, de nationalisme, de syndicalisme, de communisme, sinon du pays colonisateur ? Le FLN n’a-t-il pas été créé par des militants du MTLD, lequel avait pris la suite du PPA14, lequel provenait de l’Etoile Nord-Africaine, créée à Paris à l’initiative du PCF ? Dans quelle langue se sont transmises ces idées parmi les élites politiques et médiatiques musulmanes ? N’est-ce pas l’écrivain Kateb Yacine qui avait qualifié la langue française de ‘’butin de guerre’’ dans lequel ont aussi puisé Mouloud Feraoun, Mouloud Mammeri, Mohamed Dib, et continuent de puiser quantités d’écrivains d’après l’indépendance de Rachid Boujedra à Boualem Sansal, tous d’excellents patriotes que je sache ? Oui, qui par le développement des transports et de l’enseignement même dans les endroits les plus reculés, a fait progresser la prise de conscience nationale malgré l’extrême division de l’espace social clanique ? Qui, en substituant au système tribal parcellaire la centralité d’une administration moderne, a posé les bases du futur Etat algérien ? Qui, en libérant le khammes de sa tutelle seigneuriale ou clanique et en le transformant en ouvrier salarié, en a fait un être capable d’initiatives, y compris politiques, y compris indépendantistes ? Qui a donné à l’Algérie son nom même et ses frontières actuelles, d’ailleurs aux dépens de la Tunisie et du Maroc ?

 

Pour parler d’un espace de mixité ethnique, le rapport Stora évoque par un euphémisme l’existence ‘’d’un monde du contact’’, sans mentionner étonnamment ni le monde du travail et ses syndicats pourtant mixtes et très puissants, ni le monde des journalistes et des lecteurs, ni le monde des arts et de la littérature avec ses célèbres amitiés Feraoun-Robles, Dib-Pélégri, ni le monde des instituteurs (particulièrement visés par le FLN) et des élèves, ni le monde des avocats et de ceux qu’ils défendaient, ni le monde des gens simples qui dans les villes et les campagnes, et en tant que voisins ou non, savaient transgresser les frontières ethniques invisibles en inventant une coexistence égalitaire, ni même le monde des politiques se côtoyant dans diverses assemblées, parmi lesquels le parti communiste, le seul composé de musulmans, de juifs et de

chrétiens, le seul à prôner une Algérie indépendante et multiethnique, projet qu’il ne put jamais imposer aux nationalistes, partisans eux d’une Algérie strictement arabo-musulmane, comme le dira devant ma caméra de ‘’Un Rêve algérien’’, Lakhdar Kaïdi, le célèbre dirigeant de la CGT dans les années 40 et 50 du siècle précédent.

Sans la guerre et ses atrocités, et sans l’idéologie racialiste des nationalistes rejetant comme étrangers les Juifs, là depuis plus de 2000 ans pour certains, et les Pied-Noirs, des travailleurs de tout le bassin méditerranéen, ayant fui la misère, eux là depuis au moins un siècle, ce ‘’monde du contact’’ aurait pu encore grandir et devenir une décennie plus tard, le socle d’une nouvelle

Algérie, libre, multi-ethnique, respectueuse de toutes ses différences, et entreprenante. Une telle société aurait-elle pu résister à la vague islamique de ces trente dernières années ? Difficile de l’affirmer quand on voit ce qui s’est passé au Liban et en Irak d’où sont partis ou ont été chassés 150 000 Juifs et deux millions de chrétiens.

 

RETOUR AU RAPPORT STORA

 

Ceux qui auront eu la patience de lire ce rapport aussi long qu’ennuyeux parce que sans âme, ressassant certaines données, et passant sous silence des quantités d’autres, conviendront qu’aucun questionnement d’importance ne le traverse.

C’est là son défaut majeur, mais loin d’être le seul.

N’importe quel ‘’rapport’’, il est vrai, sera toujours insuffisant. Mais les ‘’manques’’ ou les bavures de celui de Stora sont trop idéologiquement orientés pour être innocents. Ils mettent à nu cet historien qui s’est toujours voulu avant tout un militant anticolonialiste désireux de ne pas déplaire aux Algériens, pouvoir et intellectuels nationalistes sans distinction. Et ce comme beaucoup d’autres Juifs, dont j’ai été, qui ont cru pouvoir échapper à l’antisémitisme en évitant les sujets qui fâchent, Stora ne dit rien du terrorisme du FLN dirigé contre les juifs et contre les chrétiens, qui transforma cette guerre dite de ‘’libération’’ en ‘’guerre d’épuration’’. Ainsi, alors qu’il nomme dans ‘’ce monde du contact’’ des musiciens juifs qui ont contribué au moins autant que les Arabes (Amazighs arabisés) au développement de la musique andalouse, Stora s’entête à la nommer ‘’musique arabo-andalouse’’. Plus gravement, s’il cite le nom de son compatriote constantinois, le célèbre musicien juif Raymond Leyris, il ne dit jamais qu’il fut assassiné le 22 Juin 1961 et qu’à ce jour le crime n’a pas été revendiqué par ses auteurs, le FLN-ALN. Stora récidive car, dans le livre financé par l’Europe et dont il est le co-rédacteur, ‘’Histoire des

relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours’’ (Albin Michel, 2013), destiné à vanter une coexistence heureuse sans faille, démentie pourtant par la terrible réalité de la dhimma, ce dont témoignent abondamment, entre autres, 800 pages d’archives in ‘’L’Exil au Maghreb’’ de David Littman et Paul Fenton, il y a un article sur Raymond Leyris. Signé par son ami Abdelmadjid

Merdaci, cité plus haut, ce dernier en fait l’éloge comme Maître de la musique andalouse qui chantait en arabe et comme symbole de la bonne coexistence entre Juifs et Arabes, mais omet de dire... qu’il avait été assassiné !!! Un détail, comme dirait l‘autre... Manifestement Stora n’a réglé ni sa question juive, ni sa question algérienne.

Il y a dans ce rapport bien d’autres malhonnêtetés intellectuelles, notamment la manipulation des citations, très dommageable pour l’idée du métier d’historien et très gênante pour une commande du Président.

Déjà citées plus haut, Fatima Besnaci-Lancou, Dalila Kerchouche et 49 cosignataires, signalent une honteuse manipulation textuelle, quand Stora, citant un entretien de l’historien Mohammed Harbi datant de 2011, dans le quotidien algérien El Watan, où il évaluait le nombre des Harkis et goumiers à environ 100 000 hommes et à quelques 50 000 les victimes algériennes, substitue l’expression «actes du FNL/ALN» à «bavures du FLN/ALN»... Ou encore lorsque Stora nous donne en annexe plusieurs discours de chefs d’Etat français, mais omet comme par hasard celui où Jacques Chirac déclarait aux Invalides, le 25 septembre 2001 : «Les Harkis et leurs familles, ont été les victimes d’une terrible tragédie. Les massacres commis en 1962, frappant les militaires comme les civils, les femmes comme les enfants, laisseront pour toujours l’empreinte irréparable de la barbarie.... ».

 

Citant le témoignage de Louisette Ighilahriz (publié par le Monde, le 20 juin 2000), Stora nous rappelle que cette ‘’militante algérienne indépendantiste, jeune fille alors âgée de vingt ans fut atrocement torturée à l’état-major de la 10e Division parachutiste du général Massu.’’ Mais il tait la suite... lorsque L. Ighilahriz ajoute qu’elle a été sauvée par le médecin militaire de la 10e DP, le

commandant Richaud. Cette précision valut à la concernée une flopée d’insultes de la part ‘’d’anciens moudjahidine’’, mais Stora qui n’a pas son courage devrait pourtant savoir qu’une demi-vérité travestit l’histoire autant qu’un mensonge.

Le choix des citations n’est pas moins tendancieux. Stora cite le philosophe juif constantinois Raphaël Draï faisant l’éloge de la réconciliation. Mais pourquoi ne pas avoir cité aussi, par souci de vérité, cet autre passage : « Ceux qui ont fait assassiner Raymond [Leyris] veulent vider intégralement Constantine de ses Juifs. La communauté juive était présente ici des siècles avant la conquête de l’islam. Faire fuir les Juifs, sans qu’il en reste personne, c’est vouloir effacer les

traces de cette présence antérieure. » ?

Pareil pour l’écrivain algérien Mouloud Feraoun... pourquoi n’avoir pas aussi choisi un passage où il se fait l’écho des pratiques autoritaires et vexatoires des maquisards de l’ALN vis-à-vis de la population musulmane dans les montagnes de Kabylie. Ou alors par exemple, lorsqu’il dénonce les mariages ‘’moutaa’’ (‘’mariages temporaires’’ pour satisfaire les besoins pressants des combattants, tout en restant légal du point de vue de la chariaa).

Pareil pour Albert Camus. Stora cite un passage de son « Appel pour une trêve civile en Algérie », omettant l’essentiel, notamment qu’il « s'adresse aux deux camps pour leur demander d'accepter une trêve qui concernerait uniquement les civils innocents », et qu’il n’aura aucun effet sur la pratique terroriste du FLN qui ira en s’amplifiant. « Bientôt l’Algérie ne sera peuplée que de meurtriers et de victimes. Bientôt les morts seuls y seront innocents » avait prédit Camus.

Comme il avait prédit qu’une Algérie uniquement arabo-musulmane déboucherait inéluctablement sur le ‘’panislamisme’’ 

 

Et quand Stora s’en prend à ceux « qui voudraient annexer Camus, le lire de façon univoque, l’enrôler dans leur combat politique », ne parle-t-il pas plutôt de lui-même, qui omet de dire que jusqu’à ‘’la fin de sa vie’’ Camus n’eut qu’une seule obsession, empêcher ce qui finalement arriva : un million de chrétiens et de juifs chassés de leur pays. Au fait comment Stora peut-il aller

jusqu’à l’indécence d’écrire ‘’qu’à la fin de sa vie Camus se prononcera en faveur d’un fédéralisme ....’’, suggérant une évolution d’opinion dû au grand âge, comme si l’écrivain n’était pas mort, à l’âge de 47 ans.... dans un accident d’auto ?!!!

 

MES ‘’PRECONISATIONS’’.

 

Les quelques ‘’préconisations’’ que je suggèrerais n’auront pas la prétention d’être exhaustives. Elles auront surtout l’ambition de faire respecter le principe premier de toute réconciliation : la réciprocité, sans laquelle il n’y en aura jamais.

 

Je ‘’préconise’’ donc que :

1 - les Etats français et algérien cessent d’instrumentaliser l’histoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie, et laissent s’en occuper leurs sociétés civiles : l’histoire aux historiens, la mémoire aux citoyens et aux artistes, la réflexion aux intellectuels.

Je considère en effet que ces Etats ainsi que leurs dirigeants, contraints par des agendas politiques, sont depuis 1962 le principal obstacle à la réconciliation largement pratiquée par les populations depuis des décennies. En témoignent les innombrables récits de pieds-noirs ou bien d’enfants de Harkis, qui sont retournés dans leurs villes et villages natals, ou dans ceux de leurs parents ou grands-parents.

 

2 - les Etats français et algérien garantissent aux chercheurs et aux créateurs la liberté d’expression, de circulation, d’investigation, de création, de diffusion, veillent au respect de l’expression des courants de pensée minoritaires, et surtout mettent fin à toutes les formes de censure. L’accessibilité à toutes les archives est la condition sine qua non de la réconciliation. En effet seules les archives et leur contenu pourront corriger les travers de la mémoire.

Attribuer au cinéma la vertu d’être un ‘’formidable catalyseur de mémoire’’ sans dire un mot de la menace de la censure, est une forme de démagogie. Mon avant dernier film ‘’Algérie, histoires à ne pas dire’’ est le parfait exemple des formes diverses qu’elle peut avoir : interdit de diffusion en Algérie, jamais programmé par une TV en France, bien que loué par la critique lors de sa sortie

en salles de cinéma. Adulé en Algérie par les anciennes et les nouvelles générations, le chanteur Enrico Macias, est depuis 60 ans interdit d’antenne et de scène dans son pays natal. Et ce, alors que tous les chanteurs amazighs ou amazighs arabisés peuvent se produire en France.

 

3 - les Etats français et algérien devront faire respecter la liberté des pratiques religieuses dans tous les espaces publics qui leur sont destinés, le plus strictement possible, et punir tous les fanatismes générateurs de violence, ainsi que toutes les formes de haine à l’encontre des Amazighs, des Amazighs arabisés, des Harkis, des Pied-Noirs, et des Juifs.

Ce ne sera pas faire preuve d’un esprit partisan que de reconnaître que dans ces trois domaines, c’est l’Algérie - où par exemple, faute de Juifs, ce sont les Amazighs, les chrétiens, les athées et les Noirs qui continuent d’être persécutés - qui a le plus à faire. De plus, la France ferait bien aujourd’hui de ne pas reproduire sa cécité passée par rapport au désir d’autonomie, voire

d’indépendance des Amazighs. Ainsi que de faire toute la lumière sur les assassinats à Paris de l’avocat et homme politique kabyle Ali André Mécili, le 7 avril 1987, et du fils de Ferhat Mehenni, président du Gouvernement provisoire kabyle en exil, le 19 juin 2004, manifestement signés.

 

4 - les Etats français et algérien pourraient grandement faciliter et accélérer la mise en application de ces stratégies de gestion de la mémoire et de l’histoire franco-algérienne, donc sans attendre les résultats des recherches en ces deux domaines, si à l’occasion du soixantième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, ils reconnaissaient solennellement trois injustices historiques, vis-à-vis : 

- des populations amazighs et amazighs arabisées privées de la pleine citoyenneté durant la presque totalité de la période coloniale (relativisons cependant : la moitié de la population française, les femmes, n’accéda qu’en 1944 au suffrage universel, lequel ne concerna tous les hommes qu’avec la Troisième république en 1875, un siècle après la Révolution française !)

- de la population non-musulmane (Juifs et Pied-Noirs) poussée à l’exode en 1962.

- de la population harkie abandonnée par la France, martyrisée en Algérie. 

Le rétablissement dans leur algérianité de ces deux dernières catégories serait sans aucun doute le geste déterminant vers la réconciliation.

Si la reconnaissance de la première injustice ne devrait plus poser de problème, la reconnaissance des deux autres devrait permettre de comprendre qu’à la source de toutes les violences extrêmes de la fin de guerre d’Algérie furent ‘’Les Accords d’Evian’’, dits de ‘’cessez le feu’’ par certains et ‘’de paix’’ par d’autres, publiés le 19 Mars 1962 mais jamais signés par les Algériens, l’organe suprême, le Congrès de Tripoli réuni en Juillet 1962, les rejetant même ! En

effet, durant presque trois années, la France accepta de négocier, secrètement puis officiellement, avec le FLN en tant que ‘’seul représentant du peuple algérien’’, ce qu’il n’était pas, puisque le FLN ne représentait ni la population non-musulmane, ni les messalistes, ni les Harkis.

 

Ces trois catégories de la population algérienne furent sacrifiées sur l’autel du pétrole que la France était autorisée à exploiter encore 10 ans. La création de l’OAS peut être comprise comme un acte de protestation contre cet état de fait, et comme une tentative tout à fait légitime pour se faire accepter comme représentant des Pied-Noirs. Et si le recours à la lutte armée et au terrorisme par l’OAS en 1961-62 fut une option aussi catastrophique que celle du FLN en

1954, leurs causes n’en restent pas moins totalement légitimes.

Quant aux Harkis, il conviendrait de comprendre que la double tragédie qu’ils ont endurée, a été d’abord la conséquence d’une fausse représentation de leur identité. Compte tenu de la conception ethnique et tribale du combat indépendantiste qui a été celle du FLN et qui le demeure, les Harkis, parce que musulmans, ne pouvaient être que des ‘’traîtres’’, alors que les Pieds-Noirs et les Juifs, eux des ‘’étrangers’’, n’étaient que des ‘’ennemis’’. C’est cette vision

qu’il faut préalablement et une fois pour toute abandonner. La France n’était pas l’Allemagne nazie, et les Harkis n’étaient pas des ‘’collabos’’.

Aujourd’hui très nombreux sont les Algériens qui, constatant le désastre économique et politique de ces six dernières décennies, la fuite des cadres ainsi que de toute une jeunesse, et le fait que l’Algérie n’a jamais été aussi dépendante que depuis l’indépendance, se disent qu’à la place de leurs grands-parents, ils auraient choisi l’option d’une autonomie au sein d’une Fédération 

française que proposèrent en 1936 et en 1946 les nationalistes modérés de Ferhat Messali Hadj, leader historique du nationalisme depuis les années 20, réprouva la création du FLN en 1954,

créa le MNA (Mouvement national algérien), début d’une guerre d’une cruauté épouvantable tant en Algérie qu’en France qui causa des milliers de morts. 

 

Abbas ainsi que les communistes... Au moins, disent-ils, ‘’on n’aurait pas besoin de fuir, on serait en France sans bouger et sans mourir en Méditerranée !’’. Ces Algériens qui vivent leur algérianité comme un enfermement, et leur désir de francité comme une libération, seraient-ils aussi des ‘’collabos’’ ?

 

5 – Les Symboles.

Ils ne pourront atteindre leurs objectifs - refermer les plaies, apaiser, réconcilier - que s’ils sont consensuels, réciproques et exempts d’esprit revanchard.

Des plaques ?

Oui, mais il faut avoir en vue qu’il en manquera toujours une... De plus chaque pays devrait s’occuper des siennes. Pourquoi la France s’est-elle cru obligée d’honorer Maurice Audin, qui se considérait Algérien, puisque l’Algérie l’avait déjà fait ? On pourrait se demander par contre quand l’Algérie inscrira le portrait de Raymond Leyris sur ce mur de Constantine où figurent déjà les portraits géants de quatre grands représentants de la musique judéo-amazigho-arabo-

andalouse, et non ‘’arabo-andalouse’’ comme vous l’écrivez Mr Stora ! Ce serait une belle manière de faire oublier les propos indignes de Khalida Toumi, quatre fois ministre de la Culture dans les gouvernements Bouteflika, qui s’était promis de ‘’déjudaïser la musique arabo-andalouse’’...

 

Des Journées commémoratives nationales ?

Oui, mais alors elles ne peuvent être que consensuelles. Pourquoi le 17 Octobre 1961, qui tel que présenté par Stora serait une manifestation syndicale, alors qu’elle fut organisée par le FLN, lequel sachant qu’elle serait réprimée vu qu’elle était interdite, mit femmes et enfants en tête des cortèges ! Pourquoi pas plutôt le 26 Mars 1962, puisque 80 Pieds-Noirs sans armes furent froidement assassinés à bout portant au centre d’Alger à coup de fusils-mitrailleurs par l’armée française ?

Et pour ce qui est du 19 Mars, comment accepter cette date à laquelle ont été publiés les ‘’Accords d’Evian’’ qui ont scellé le sacrifice d’une population non-musulmane de plus de 1 million de personnes, et d’une population de Harkis de plus de 150 000 personnes, et déclenché une violence urbaine inégalée ? 

 

Ma proposition est qu’une Journée Nationale fériée soit consacrée à toutes les victimes de la guerre d’Algérie, et que chaque groupe concerné puisse honorer la mémoire de ses morts.

 

Le Panthéon ?

Oui, mais pas Gisèle Halimi, originaire de Tunisie, qui hormis son métier d’avocate, se positionna comme une militante anti-harki et anti-pied-noir. Non plus que Henri Alleg, qui aurait été plus crédible s’il avait aussi dénoncé la torture et les mutilations pratiquées durant la guerre par le FLN. Si elle n’y était pas déjà, l’anthropologue française et ancienne déportée des camps nazis,

Germaine Tillion y aurait eu droit pour son amour équilibré de toutes les populations de l’Algérie, et pour ces paroles admirables : « Que le colonialisme soit essentiellement un type de relation anormale, viciée, oppressive.... de tout cela j’en suis convaincue depuis longtemps... Mais c’est la relation qu’il faut redresser et non pas le cou des gens qu’il faut tordre... ». Albert Camus, qui 

dénonça autant la misère arabe des années 30, que les représailles disproportionnées des massacres nationalistes en 1945, et qui prédit autant le nettoyage ethnique que le panislamisme, aurait dû y entrer depuis longtemps, mais sa famille s’y opposerait.

Je proposerais donc l’écrivain Jean Pélégri (1920-2003), auteur de romans presque tous édités par Gallimard, notamment ‘’Les Oliviers de la Justice’’ (dont il fit aussi un film), ‘’Le Maboul’’23, et de l’essai ‘’Ma mère l’Algérie’’ édité d’abord en Algérie (Laphomic, 1989), puis en France (Actes Sud, 1990).

Toute son œuvre est marquée par l’idée de la complémentarité mémorielle entre l’Arabe et le Pied-Noir, par les drames de l’injustice coloniale vis à vis des Arabes, puis de l’injustice algérienne vis à vis des Européens qui voulaient rester après l’indépendance.

« Quand il est arrivé pour moi le moment de la prise de conscience et du choix, ce ne sont pas les idéologues procédant par exclusions qui m’ont déterminé, si célèbres fussent-ils (je pense à Sartre) mais des gens simples : un ouvrier agricole, une femme de ménage illettrée, du nom de Fatima.Avec eux parce qu’ils parlaient juste et qu’ils n’excluaient pas les miens, j’avais

confiance. Je les croyais sur parole. ».......

 

 

« Ce ne sont pas les Français de la métropole qui détiennent le souvenir de notre vie passée et de notre famille. Ce sont certains Algériens et eux seuls. Eux seuls se souviennent des jeux de notre enfance, des usages familiaux, des paroles de nos pères, des vignes arrachées, de l’arbre planté.

Sans eux, une partie de notre vie s’évapore et se dissipe. Là aussi, sous l’histoire apparente et cruelle, il y a une autre histoire, secrète, souterraine, qu’il faudra bien un jour inventorier. ».

Jean Pélégri. (Maghreb dans l’Imaginaire français. EdiSud, 1985)

« Or les Algériens sont les seuls à pouvoir nous comprendre, parce qu’ils ont connu le désespoir de ne pas avoir de patrie. Et ils sont seuls à pouvoir nous réconcilier, par l’avenir partagé, avec une partie de notre passé. » Jean Pélégri (Propos tenus après la présentation au Festival de Cannes de 1962 du film « Les Oliviers de la Justice », adapté de son roman éponyme).

 

EN GUISE DE CONCLUSION PROVISOIRE

 

Malgré le refus du repentir du Président de la République française, force est de constater que le Rapport qu’il a commandité et apparemment accrédité, est du début à la fin un acte de repentance qui ne dit pas son nom. S’il devait être maintenu tel quel, il vouera à l’échec l’ambition d’en faire un instrument de la réconciliation entre l’Algérie et la France.

De plus, faire croire que condamner ‘’’ce crime contre l’humanité’’, dixit le Président de la République française, qu’aurait été ‘’la longue histoire coloniale qui a provoqué tant de blessures, de ressentiments, de ruminations mémorielles...’’, dixit Stora, permettrait de mettre fin à toutes les conflictualités, et même, selon Kamel Daoud, de résoudre la question de ‘’l’islam de France’’,

serait tragique si ce n’était pas tout simplement comique.

L’islamisme qui menace la France laïque n’a rien avoir avec la colonisation, mais tout avec la déferlante islamique qui est partie à l’assaut du Monde, lorsque celui-ci accepta la condamnation à mort de Salman Rushdie par l’ayatollah Khomeïni, et tout avec le déni de sa dangerosité par les élites politiques et médiatiques françaises, malgré la démonstration de sa férocité durant la 

 

‘’décennie noire’’ des années 90 en Algérie, et du terrorisme intellectuel en matière de religion dont l’Etat continue de se faire lui-même l’agent.

.

Chercher dans l’histoire coloniale des explications à l’impéritie ou à la corruption des pouvoirs algériens, est une autre manière de déni d’un état de fait : la gestion autoritaire et hypercentralisée a paralysé l’esprit d’initiative, et a gelé toutes les sortes de créativité.

Tout le monde se souvient que lorsque le président Jacques Chirac se rendit à Alger en 2003, les centaines de milliers d'Algériens en liesse ne lui demandèrent pas des comptes sur ‘’la longue histoire coloniale’’, mais tout simplement ‘’des visas’’ !

Voilà qui devrait faire méditer...

Quant aux réactions des autorités algériennes et de ses intellectuels ‘’organiques’’, il ne faut pas non plus être grand clerc pour les imaginer...

 

Février 2021

‘’Missionné’’ par ma propre conscience,

Jean-Pierre Lledo

 

 

 

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Avis de JP Lledo au rapport Stora fin
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