Nous entrons dans un monde nouveau

...par Roland Hureaux - le 02/01/2017.

 

Essayiste

Ecole normale supérieure (Saint-Cloud)

Institut d'études politiques (IEP)

Ecole nationale d'administration (ENA)

Agrégé d’histoire, Sous-préfet, Diplomate, Conseiller technique à la Délégation à l'aménagement du territoire et à l'action régionale (DATAR)

Conseiller : Cabinet du président de l’assemblée nationale (Philippe Séguin)

                     Cabinet du Premier ministre (Edouard Balladur)

Professeur associé à l’Institut d’études politiques de Toulouse

Rapporteur à la Cour des Comptes.  

Ouvrages

Un avenir pour le monde rural (1993) - Pour en finir avec la droite (1998) - Les hauteurs béantes de l’Europe (1999) - Le temps des derniers hommes (2000) - Les nouveaux féodaux (2004) - Jésus et Marie-Madeleine (2005) - L’actualité du gaullisme (2007) - L’Antipolitique (2007) - La grande démolition (2012) - Gnose et gnostiques des origines à nos jours (2015)

 

 



 

Quand l'ambassadeur de France à Washington, dépité, tweete après l'élection de Donald Trump : "un monde s'effondre devant nos yeux", c'est "la fin d'une époque, celle du néolibéralisme", il contrevient certes aux usages diplomatiques, mais il dit la vérité.

Un monde nouveau était né en 1945, qui devait devenir bientôt celui de la guerre froide : une confrontation idéologique sur fond de menace nucléaire ; les États-Unis et l'URSS ont su heureusement éviter un affrontement majeur.

Le monde a connu un premier grand changement avec la fin du communisme en 1990. Il vient d'en connaître un second.

 

Ivres de leur victoire sur le marxisme, les cercles dirigeants américains ont, après la chute du rideau de fer, rêvé de la "fin de l’histoire" par le triomphe universel de la démocratie libérale et du libéralisme économique. C'est là l'émergence de l'école néo-conservatrice (qu'on peut aussi bien appeler néo-libérale) une idéologie qui se joue du clivage gauche-droite : elle a inspiré autant l'action d'un démocrate comme Bill Clinton (et surtout d'Hillary Clinton entièrement acquise à cette idéologie) que d'un républicain comme George Bush fils et, à un moindre degré, de Barack Obama. Elle s'impose de fait aux classes dirigeantes européennes, avec l’appui des médias dont l'unanimité (le "politiquement correct") n'est pas sans rappeler celle des régimes totalitaires.

Partisans de la démocratie libérale, du libre échange, y compris des capitaux, les néoconservateurs en vue vont plus loin : ils préconisent aussi la libre circulation des hommes, au point d'encourager les migrations et la disparition à terme des États au bénéfice d'une gouvernance mondiale. Ils prônent non seulement la liberté politique mais le libertarisme dont le symbole est le mariage homosexuel, aujourd'hui imposé de force aux pays du Tiers monde par un chantage aux subventions.  

Les résistances des peuples à ce monde nouveau sont diabolisées comme du "populisme". L'Union européenne, selon le vœu de Jean Monnet lui-même, est conçue de plus en plus comme le banc d'essai de ce monde nouveau.

 

Beaucoup de néoconservateurs considèrent que ce modèle doit s'imposer par la force, à tout le moins par des actions de déstabilisation délibérées contre tout ce qui lui résiste, au besoin en violation du droit international. Ces actions de déstabilisation sont accompagnées d'une propagande planétaire destinée à diaboliser le récalcitrant en l'accusant des pires crimes. La première victime fut, en 1999, le président de la Yougoslavie, Slobodan Milosevic, dont le Tribunal pénal international vient pourtant de reconnaître qu'il n'avait aucune charge contre lui… mais il était mort en prison entre-temps. Après dix ans de chaos où elle ne semblait menacer personne (période Eltsine : 1990-1999), la Russie est remise en ordre et se relève avec Vladimir Poutine à partir de 2000 autour d'un Etat fort et du retour aux valeurs traditionnelles que combattait le communisme, en premier lieu le christianisme orthodoxe. Elle est à son tour diabolisée. Les "révolutions oranges" fomentées par l'Occident (Géorgie, Ukraine) visaient à encercler la Russie d'États hostiles selon le plan décrit par le géopoliticien américain Zbigniew Brzezinski (1). La dernière est celle de la place Maïdan en Ukraine que Valéry Giscard d'Estaing qualifie de "coup d'état de la CIA " et qui a entraîné la guerre d'Ukraine.

 

L'attentat du 11 septembre 2001 avait donné un motif aux États-Unis pour appliquer la politique de démocratisation par la force (régime change) au Proche-Orient : invasion de l'Afghanistan, puis de l'Irak. A partir de 2011, les printemps arabes (qui s’en prenaient à des régimes souvent impopulaires mais aussi excitées de l'extérieur) entraînèrent le renversement des gouvernements en Tunisie, en Égypte et au Yémen. Non au bénéfice de vrais démocrates mais des islamistes. Cela n'était pas pour déplaire aux Etats-Unis, qui, depuis le pacte passé en 1945 entre le président Roosevelt et le roi d'Arabie Ibn Séoud (2), avaient toujours favorisé les islamistes dans le monde musulman pour y faire pièce à l'influence du communisme athée. Cette alliance a été reprise contre la Russie chrétienne.

Des dictateurs qui résistèrent aux printemps arabes, et, de fait, à l'islamisme, le premier fut renversé par une intervention occidentale : Kadhafi en Libye, le second, Assad en Syrie fit l'objet d'une déstabilisation totale de son pays ; la Russie et la Chine qui n'avaient approuvé que du bout des lèvres à l'ONU l'intervention occidentale en Libye, mirent leur veto à celle qui était projetée en Syrie. Néanmoins une coalition composée des pays d'OTAN, des monarchies pétrolières arabes et de la Turquie apporta un soutien militaire et financier aux djihadistes qui voulaient renverser le régime d'Assad. Les chrétiens d'Orient ont été les premières victimes, mais pas les seules, de leur action. Trump a reconnu lui-même que Daech était une création des États-Unis.

Sur un autre registre, le TAFTA (traité de libre-échange transatlantique), répond à l’idéal d'un monde commercialement unifié où les États eux-mêmes seraient passibles de tribunaux en principe indépendants.

Alors qu'au temps de la guerre froide, les États-Unis avaient été toujours sur la défensive face à l’idéologie communiste (Corée, Vietnam, Afghanistan), ils se sont trouvés, devenus idéologues à leur tour, presque partout en position offensive depuis 1990.   

Au total la politique néoconservatrice est responsable de la guerre civile dans au moins six pays :  Afghanistan, Irak, Libye, Syrie, Yémen, Ukraine. Les vagues de migrants et l'extension du terrorisme en Europe occidentale en sont la conséquence directe ou indirecte.

Cette politique avait eu des résultats aussi désastreux au Rwanda et dans certains autres pays d'Afrique noire.

Les États-Unis ne pouvaient cependant prétendre étendre leur modèle à des mastodontes comme la Chine ou le Pakistan, sachant que l'Inde pouvait être tenue pour un pays démocratique et le Japon, entièrement inféodé aux États-Unis, aussi. Toujours communiste en théorie, capitaliste en fait et fort peu démocratique, la Chine, au nom d’un idéal de libre-échange généralisé, fut admise à l'OMC (3) en 2000 : trichant alors avec les règles non écrites du marché mondial, elle en profita pour déstabiliser les économies occidentales grâce à une monnaie largement sous-évaluée qui lui a permis de vendre ses produits très bon marché. Ses excédents gigantesques sont le revers des déficits tout aussi gigantesques des Etats-Unis et , en partie, de la désindustrialisation de l'Europe. L'attitude peu amène des Américains, dont les bases surveillent de près son environnement immédiat, a amené la Chine à se rapprocher de la Russie, alors même que leur commune adhésion au communisme les avait jadis opposées. 

 

La politique américaine des 25 dernières années s'est appuyée sur des dizaines d'institutions tendant à répandre la doctrine néoconservatrice : think tanks richement dotés par les grandes banques ou les grandes entreprises, forums internationaux  (Davos, Bilderberg), Trilatérale, CFN, et aussi des initiatives personnelles comme celle du milliardaire George Soros, qui finance la Foundation for an open society, dont les objectifs (chute de Poutine, révolutions oranges, soutien aux femens, promotion de la LGBT et de l'avortement, encouragement aux migrations, etc.) correspondent à peu près à ceux des néoconservateurs, ou encore de Bill Gates, plus orienté, lui, vers la lutte contre le réchauffement climatique et le contrôle des naissances (il veut réduire la population de la planète des 9/10 ème sans dire cependant qui il gardera). L'Union européenne et presque tous les Etats qui la composent se sont peu à peu inféodés à Washington, comme le montre l'exemple des sanctions imposées à la Russie, destructrices pour l’agriculture française. Depuis le refus de Jacques Chirac de s’engager dans la guerre d'Irak que les Américains avaient presque tenu pour un crime, aucun gouvernement d'Europe occidentale n'a osé résister à la politique néoconservatrice .

 

Dans cette configuration, l'Église catholique est tenue en suspicion. Alliée choyée contre le communisme jusqu’en 1990, elle est aujourd'hui ressentie par une partie des forces dominantes de la planète comme un lieu de résistance à l'ordre nouveau, en particulier par ses positions sociétales :  opposition à l'avortement, défense de la famille, mais aussi sociales : la doctrine sociale de l'Eglise n'est pas l'ultralibéralisme. L'émergence simultanée aux États-Unis puis en Europe des affaires de pédophilie, parfois fondées mais pas toujours, a été conçue pour la déstabiliser (4). Des révélations récentes de Wikileaks ont mis à jour des courriels de Soros où il déclare vouloir subventionner certaines tendances de l'Église catholique pour la faire évoluer et la diviser. Il n’est pas exclu que certains gestes du pape François qui ont désorienté beaucoup de catholiques mais plu aux médias, soient inspirés par le souci de se protéger de ces tentatives de déstabilisation. Il a signé à La Havane une audacieuse déclaration commune avec le patriarche Cyrille de Moscou (12 février 2016).

La pointe extrême du néo-conservatisme se trouvait dans les projets d'Hillary Clinton: pousser la Russie dans ses retranchements, y compris par la menace d'une guerre nucléaire"limitée", pour l'affaiblir définitivement, intervenir massivement en Syrie pour empêcher la défaite des djihadistes.

 

L'échec du néo-conservatisme  

Pourquoi donc  cette immense mécanique s'est-elle grippée ?

D'abord par la résistance de la Russie. Dirigée par un chef exceptionnel, Vladimir Poutine, elle a su déjouer les tentatives de déstabilisation, quitte à exercer des représailles comme l'annexion de la Crimée. Elle a aussitôt mis un terme à la série des "changements de régimes" voulus par Washington en défendant avec tous ses les moyens le gouvernement Assad en Syrie. Malgré les turpitudes dont on l'accuse (5), ce gouvernement demeure le seul légitime en droit international, ce qui fait que l'intervention russe, faite à sa demande, est légale, alors que les actions de soutien aux djihadistes menées par les Occidentaux depuis 2011 (dont celles des Français,  pourtant confrontés au terrorisme chez eux) sont illégales.   

La Russie et les États-Unis jouent en quelque sorte à front renversé puisque désormais la Russie n'a aucune idéologie à répandre. Elle se contente de défendre son intérêt national- conçu il est vrai largement, comme il sied à une grande puissance. Les Etats-Unis ont depuis 1990 la volonté d'étendre leur modèle (ou celui de leurs alliés comme les islamistes) au monde entier.

La Turquie, dirigée par un islamiste, Erdogan, un moment candidate à l'entrée dans l’Union européenne et alliée de l'Occident en Syrie, a jeté le masque après la récente tentative de coup d’État, qui l'a conduite à afficher ouvertement son despotisme et à  se rapprocher de la Russie, laquelle ne se mêle pas de son régime intérieur.

 

Le néo-libéralisme s'est surtout heurté au réveil des peuples, vilipendé sous le nom de "populisme". Loin d'être un idéal à attendre, le monde tel que l’ambitionnaient les libéraux est apparu à ces peuples, en Europe et aussi aux États-Unis,comme un symbole de délocalisations, d'immigration massive, de chômage, d'inégalités croissantes, à quoi s’ajoutaient d’autres effets plus ou moins liés à la même idéologie : atomisation de la société, perte des repères (nationaux, familiaux, en France communaux, de genre, déclin de l'enseignement), désespérance de l'individu écrasé par une machine mondiale sur laquelle il n'a aucune prise.  

Certains modèles économiques (Bairoch, Todd) voient, au rebours de la pensée dominante, dans la libéralisation des échanges, une cause de la stagnation économique et du chômage, par disparition du moteur étatique de relance, dit keynésien, qui n'est efficace qu'à l'intérieur d'un espace protégé. Les idées protectionnistes reviennent à l'ordre du jour.

Les résistances à la pensée dominante se sont aussi exprimées  en Europe : en Pologne, en Hongrie et surtout au Royaume-Uni (Brexit) et en Italie (dernier référendum qui exprimait en fait un refus de l'Europe de Bruxelles).

 

Mais la grande révolution est venue de l'élection de Donald Trump, le 7 novembre 2016 contre son propre parti et contre la totalité de l'establishment politique, médiatique, bancaire, des deux côtés de l’Atlantique.

Malgré une démagogie grossière, le nouveau président a une pensée en matière de politique étrangère pas très différente de celle de Poutine (ou autrefois de Nixon) : les États-Unis doivent être forts, mais pas pour répandre leur idéologie ou changer les régimes, pour défendre sans concession leurs intérêts. Il n'exclut pas un certain retour au protectionnisme, refuse le TAFTA et veut dialoguer avec Poutine. Sa priorité n’est plus l'affrontement avec la Russie, mais la défaite de l’islamisme. D'une alliance Etats-Unis - Islamistes contre la Russie, on pourrait passer. Rien ne devrait changer pour autant dans l'appui américain à Israël.

Trump s'est montré en revanche plus offensif avec la Chine. Le rétablissement de la balance commerciale américaine, nécessaire à l'assainissement de l'économie mondiale, passera sans doute par une épreuve de force avec la Chine, sinon militaire, du moins monétaire. 

Il est difficile de dire si Trump tiendra ses promesses de non-intervention. Il reste que, souhaitant renforcer la puissance de l’Amérique, il ne sera un interlocuteur facile pour personne.

Que deviendra dans ce monde nouveau l'Europe de Bruxelles, déjà en situation de crise profonde, en particulier sur le plan monétaire ? Il y a peu de chances qu’elle échappe à un retour du fait national, qui n'est pas nécessairement à craindre. Jean-Paul II disait que la cause des guerres n'était pas les nations mais la violation des droits des nations (6). Si Trump leur donne le feu vert, les pays d'Europe auront de meilleures relations avec la Russie, ce qui st une bonne nouvelle. Trouveront-ils pour autant, habitués qu'ils sont depuis longtemps à la soumission, des hommes d'Etat à  même de peser entre Trump et Poutine ? Peut-être.

Ce ne sont pas les nations mais les idéologies qui sont facteurs de guerre. Le néo-conservatisme libéral libertaire qui a mis à feu et à sang une partie de la planète vient de le démontrer. Pour la première fois depuis 1945, le monde est dominé par deux puissances n'ayant pas la prétention d'exporter un modèle idéologique. C'est de bon augure pour la paix.
 
(1) Zbigniew Brzezinski, Le grand échiquier, 1977
(2) Dit pacte de Quincey car il fut scellé sur le croiseur Quincey au large de l'Arabie
(3) Organisation mondiale du commerce
(4) Ces affaires existaient,   hélas, mais elles ont été gardées sous  le coude par les médias nord-américains pour  être rendues  publiques toutes ensemble.
(5) Souvent sans fondement : ainsi , il fait peu de doutes que l'attaque aux armes chimiques de la Ghouta ( 21 août 2013) a été une provocation des djihadistes pour provoquer l'intervention américaine (cf. Rapport du Massachussetts Institute of Technology) .
(6) Discours pour le 50e anniversaire de la fin de la 2de guerre mondiale, 8 mai 1995.


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