Lettre au Ministre

...par le Gal. Vincent Desportes - le 15/07/2017.

Officier, général de division

Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr Coëtquidan

Ecole supérieure de guerre (ESG)

Docteur en histoire

Diplômé d’études supérieures en administration d’entreprise et d’études approfondies en sociologie,

Après une carrière opérationnelle qui l’a conduit à exercer des commandements multiples et à se rendre régulièrement sur des théâtres d’opérations extérieures, s’est orienté vers la formation supérieure, la réflexion stratégique et l’international.   

     Dans ce cadre, aux Etats-Unis entre 1998 et 2003. Après deux années au sein même de l’US Army dont le diplôme de l’Ecole de Guerre, Attaché à l’ambassade de France à Washington

     (négociation avec le département d’Etat, le Pentagone et le Conseil national de sécurité.     

     De retour en France, Nommé Conseiller défense du Secrétaire général de la défense nationale (SGDN)

Directeur du Centre de doctrine d’emploi des forces Général commandant du Collège interarmées de défense (aujourd’hui Ecole de guerre) (2008) 

Directeur de la collection Stratégies et doctrines chez Economica (depuis 1999)

Membre du conseil scientifique du Conseil supérieur de la formation et de la recherche stratégique

Professeur associé à Sciences Po et enseignant en stratégie à HEC 

Nombreuses contributions à des revues françaises et étrangères.

Ouvrages

Cavalerie de décision 1998)

Comprendre la guerre (1999 & 2001) 

L’Amérique en Armes (2002)                     

Décider dans l’incertitude (2004 & 2008)

Deciding in the Dark (2008)

Introduction à la stratégie (2007)

La guerre probable (2007 & 2008)

Tomorrow’s War (2009) 

Le piège américain (2011)            


Madame la Ministre,

 

Les armées sont dans un état critique. Le seul ministère dont les administrés ne peuvent refuser une mission, dusse-t-elle entraîner leur mort, vous ont vu arriver avec soulagement après cinq années de difficulté croissante. Vous êtes ministre aux armées, appellation inusitée depuis quatre décennies. Opportunément, cette nouvelle appellation indique clairement votre mission : produire des armées équipées et entraînées, porteuses des capacités opérationnelles leur permettant de tenir toute leur place dans la politique de défense de la France définie par le Président de la République, chef des armées.

Les autres directions, délégations et secrétariats sont ainsi intelligemment replacées, au service des armées qui sont la raison d’être de ce ministère.

 

Les militaires  attendent beaucoup de vous car votre tâche sera immense. En effet, depuis un quart de siècle, malgré l’évidence de la montée constante des risques et menaces, malgré les mises en garde répétées des chefs d’état-major lors de leurs auditions par les commissions de la Défense, les armées ont terriblement souffert. Il a été trop demandé à leurs ressortissants, alors même que diminuaient les compensations de leurs immenses sujétions. Il a été facile de leur faire supporter l’essentiel des économies budgétaires et des diminutions d’emplois publics puisque l’obéissance des militaires, leur silence imposé, leur sens de l’abnégation et du devoir les a conduits à appliquer à la lettre, sans récrimination ni murmure, les coupes budgétaires franches, les déflations constantes d’effectifs, la dégradation de leurs conditions de travail, la disparition progressive des moyens indispensables à l’exercice de leur profession, à leur formation, à leur entraînement.

 

Pour des résultats bien faibles, le dernier quinquennat a terriblement accéléré cette dégradation. Cinq années de suremploi des armées, une addition d’engagements réactifs sans stratégie globale n’ont produit aucun résultat solide, ni en France, ni au Sahel, ni en Afrique noire, ni au Moyen Orient : dispersées sur de trop nombreuses missions, éparpillées sur de vastes espaces hors de mesure avec les moyens engagés, les armées n’ont jamais pu déployer les masses critiques suffisantes pendant un temps suffisant pour transformer leurs remarquables succès tactiques en succès stratégiques durables.

Des engagements largement supérieurs à ceux qui avaient été définis dans le dernier Livre Blanc - lequel n’avait déjà pas attribué les moyens indispensables - ont entraîné les forces sur la pente dangereuse du déclassement. Les déploiements se sont multipliés sans qu’en soient mesurées les obligations budgétaires, sans qu’aux guerres que la France conduisait correspondent les indispensables moyens. Il aura fallu l’action ignominieuse de trois terroristes, en janvier 2015, pour qu’enfin soient prises quelques mesures – dont vous assurerez d’ailleurs vous-même l’essentiel du financement décalé - ralentissant la dégradation des armées. Sur-engagements, sous-budgétisation : le résultat est terrible. Votre priorité, Madame la Ministre, devra être de rétablir l’adéquation entre les moyens et les missions. La rupture est proche, mais vous pouvez encore l’éviter à la France.

 

Vos visites au sein des Forces vous étonneront, pour peu que vous grattiez sous la surface brillante qui vous sera présentée. Vous y rencontrerez une armée profondément républicaine et citoyenne, des femmes et des hommes totalement investis dans leur engagement au service de la nation mais désabusés par le manque de considération concrète que la République leur porte.

 

Ils vous montreront avec fierté le meilleur d’eux-mêmes, mais si vous allez au-delà, vous serez surprise par ce que vous verrez : des casernements et des infrastructures militaires dans un état trop souvent désastreux, pour lesquels les mesures élémentaires de maintien en condition ne sont plus prises depuis longtemps faute de financements ;

 - des personnels très absents de leurs garnisons et de leurs familles (jusqu’à 240 jours par an pour certains, avec des taux de divorce en augmentation constante) ;

 - des stocks de munitions parfois très en dessous des seuils acceptables en ce temps de menace ; dans les trois armées,

 - des taux de disponibilité opérationnelle des équipements catastrophiques, un vieillissement accéléré des matériels, des niveaux d’entraînement tombés depuis longtemps sous les normes de l’OTAN alors même que notre armée est la plus engagée au combat ;

 - des organisations de soutien local aux forces souvent aberrantes parce que, à coup de mutualisation, externalisation, matricialisation, civilianisation, des réorganisations douloureuses ont été imposées au mépris de la réalité militaire ;

 - des opérations extérieures sous-financées depuis bien longtemps, ce qui rend le succès opérationnel et stratégique beaucoup plus difficile et met en danger nos soldats.

 

Vous découvrirez une organisation qui a beaucoup souffert de l’empilement rapide de réformes successives, de la LOLF à la RGPP jusqu’à la "nouvelle gouvernance" de votre prédécesseur. Vous constaterez qu’il n’est plus raisonnable de chercher encore "du gras", qu’il faut non seulement faire une pause mais revenir sur certaines décisions prises par esprit de système. Vous comprendrez qu’il est essentiel de "respecter les contraintes humaines et matérielles" comme s’y est engagé lui-même le Président Macron à Gao le 18 mai.

 

La défense de l’Europe doit être européenne : ce projet devra rester l’horizon, mais sans sacrifice pour les armées françaises qui sont aujourd’hui la défense de la France mais aussi celle de l’Europe comme le rappelait récemment le Président de la Commission européenne. Il faudra reconstruire l’autonomie stratégique de la France profondément mise à mal par une succession de renoncements : la France ne peut conduire aujourd’hui aucune opération d’importance sans le soutien des armées américaines. Il faudra donc combler en marche forcée les trous capacitaires essentiels - renseignement, ravitaillement en vol, transports stratégiques, pour ne citer que les manques les plus criants.

 

Forger une politique militaire à la hauteur des enjeux de défense : c’est à un réinvestissement massif dans les armées que vous conduiront vos premières analyses d’autant que l’indispensable modernisation de notre système de dissuasion et la reconstitution de nos capacités d’action conventionnelle sont strictement incompatibles sans une nette croissance du budget.

 

Réinvestissement massif… et rapide si la France veut éviter que ses armées, trop fortement sollicitées, trop chichement financées, ne s’effondrent littéralement. Les premières décisions ne supposent pas la rédaction d’un nouveau Livre Blanc, exercice qui, de surcroît, en subordonnant l’effort de défense à une volonté arrêtée de restriction budgétaire, a désormais perdu toute crédibilité.

Rompre avec le précédent quinquennat, lancer au plus vite les rectifications de trajectoire, relancer d’emblée une nouvelle loi de programmation militaire : le chemin est tout tracé pour vous qui, plus que tout autre, êtes bien davantage le ministre du futur que celui du présent. Le président de la République l’a affirmé haut et fort au soir de son élection : il veut se mettre au service de la France. Je ne doute pas que vous serez vous, à son instar, au service de ses armées.

 

13 juillet 2017

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