RELATIONS INTERNATIONALES :

Taïwan, la Chine, BIDEN et les jeux de guerre chinois

...par Hélène Nouaille - Le 30/01/2021.

 
RELATIONS INTERNATIONALES : Taïwan, la Chine, BIDEN et les jeux de guerre chinois

Il n’aura pas fallu longtemps pour que Pékin teste l’engagement américain envers Taïwan. Engagement réaffirmé par le nouveau Secrétaire d’Etat Antony Blinken dès le 19 janvier dernier et son audition devant le Sénat (1). Mais dès le samedi 23 janvier, « l’Armée populaire de libération (APL) a envoyé 8 bombardiers H6K et cinq chasseurs J-16 dans la zone d’identification et de défense aérienne (ADIZ) taïwanaise, à la hauteur des îles Pratas qui, situées dans le nord-est de la mer de Chine méridionale, appartiennent à Taïwan » (2). Déploiement suivi, le dimanche, de l’envoi de 15 aéronefs, puis, le lundi, d’un avion de reconnaissance. 

Une démonstration agressive, donc. Qui met les Etats-Unis en devoir de préciser leur position envers l’île rebelle, baptisée Formosa, « la belle » par les Portugais au milieu du 16e siècle, bien avant que les Chinois ne la nomment Taïwan (« baie en terrasse », voir ci-dessous). Pourquoi ? C’est peut-être un chercheur du Forum japonais d’études stratégiques, Grant Newsham, qui le résume le mieux : « Si les États-Unis laissaient les 24 millions de Taïwanais sombrer sous la férule autocratique de Pékin, leur influence stratégique en Asie serait définitivement compromise » (3). On comprend l’enjeu.

Bien sûr, Washington a évité, depuis la séparation en 1949 de Taïwan d’avec la Chine à l’issue d’une guerre sanglante entre les nationalistes de Tchang Kaï-chek et l’armée de libération populaire de Mao Zedong, d’entretenir des relations diplomatiques officielles avec Taipei. Mais l’ambassadrice de fait de Taïwan assistait le 20 janvier à l’investiture de Joe Biden, une première depuis 1949. Comme une confirmation des mesures de dernière minute prises par Mike Pompeo, le secrétaire d’Etat de Donald Trump, qui avait levé les restrictions sur les contacts entre les représentants américains et taïwanais. Pourtant, si Antony Blinken avait reconnu que « Trump a eu raison » d’avoir « une position plus ferme » à l’égard de la Chine (« Le principe de base était bon »), il se proposait aussi d’examiner « certains règlements (qui) ont été promulgués par le secrétaire d'État sortant » (1). Il n’en aura pas eu le temps.

Certes, relève Nathalie Guibert dans le Monde (4), les incursions chinoises dans le ciel de l’ancienne Formose « avaient déjà atteint en 2020 un nombre inégalé depuis 1996 : soit 380 en tout ». Mais la pression s’est accrue : « Elles sont passées d’un avion en moyenne, deux jours sur trois en 2020, à deux avions en moyenne, quatre jours sur cinq, depuis janvier 2021 ». Et la réponse chinoise est peut-être une réponse à l’arrivée du groupe aéronaval américain dans les mers de Chine. Il s’agit de « l’USS Theodore Roosevelt est notamment accompagné par le croiseur USS Bunker Hill (classe Ticonderoga) et les contre-torpilleurs USS Russell et John Finn (classe Arleigh Burke) ». Probablement accompagnés « d’un sous-marin nucléaire d’attaque (SNA) » (2). Toujours, selon le vice-amiral Doug Verissimo, commandant du Carrier Strike Group 9, « pour des missions de routine », à savoir « promouvoir la liberté des mers et rassurer alliés et partenaires ».

Ajoutant : « Les deux tiers du commerce mondial transitant par cette région très importante, il est vital que nous maintenions notre présence et continuions de promouvoir l’ordre fondé sur des règles qui nous a tous permis de prospérer ». Commerce, prospérer : mots magiques invoqués par Xi Jinping dans le discours qui a ouvert le forum numérique de Davos, le 25 janvier. Chantre du multilatéralisme, le dirigeant chinois parlait relance, libre-échange, coopération, volonté de paix : « Qu’on le veuille ou non, l’économie mondiale est un océan, dont on ne peut s’échapper » (4). Mais qui va y imposer les règles ? Et la Chine les respecte-t-elle ?

Parce qu’au-delà même de Taïwan, la Chine affirme ce que Washington appelait non sans raisons, nous le relevions ici (5), des « prétentions territoriales illégales en mer de Chine méridionale » - et ailleurs. Sans respecter, rappelions-nous, ni la Convention de 1982 concernant le statut des îles, des limites territoriales, des mers fermées etc., pas plus que la Déclaration sur la conduite des parties en mer de Chine méridionale de 2002, ni la déclaration commune obtenue par l’ASEAN (Association des nations du sud-est asiatique) à Nanning (Chine) en 2006 : « Nous nous engageons à effectivement mettre en œuvre la Déclaration sur la conduite des parties en mer de Chine méridionale et de travailler à l’adoption finale, sur la base d’un consensus, d’un code de conduite en mer de Chine, qui renforcerait la paix et la stabilité dans la région ». Aucun autre avertissement international n’a été respecté.

Bien mieux, nous signale Laurent Lagneau (7), une « loi qui vient d’être adoptée par le Comité permanent de l’Assemblée populaire nationale, le plus haut organe législatif chinois (…) donne l’autorisation aux garde-côtes à utiliser « tous les moyens nécessaires », ce qui inclut les armes, pour dissuader toute menace posée par des navires étrangers naviguant dans les eaux « sous juridiction » chinoise. Le texte permet également à la garde-côtière d’effectuer des « frappes préventives sans avertissement préalable » si nécessaire. Enfin, cette dernière pourra aussi « démolir » des installations construites par des « puissances étrangères » dans les eaux contestées ». Ce qui inquiète particulièrement les Japonais pour leurs îles Senkaku – comme les Philippins (récif de Scarborough). « Saisie par Manille, la Cour permanente d’arbitrage de La Haye avait estimé que Pékin n’y avait aucun droit légitime… Or, le pavillon chinois y flotte toujours. Même chose pour les archipels Paracels et Spratleys, revendiqués par plusieurs pays de la région. Or, la Chine y a installé des capacités d’interdiction et de déni d’accès, pratiquant ainsi la politique du fait accompli ».

En ce qui concerne Taïwan ?

Le sinologue François Danjou y réfléchissait en décembre dernier (3), en considérant la « bascule » du pouvoir aux Etats-Unis. Les Taïwanais, qui appréciaient la fermeté de Donald Trump vis-à-vis de Pékin, « craignent aujourd’hui qu’une administration Biden pourrait à nouveau considérer Taïwan comme un irritant inutile dans la politique chinoise de Washington ». En effet, le très bon observateur de la Chine relevait, très clair : « depuis quelque temps a surgi le sentiment que, porté par son nationalisme exacerbé, Pékin pourrait se laisser aller à une attaque pour achever la réunification par la force ». Sachant que dans l’île, moins d’un tiers des habitants sont favorables à une réunification, une proportion qui, on s’en doute, faiblit avec la brutalité de la reprise en main de Pékin sur Hong Kong. Ainsi, « jouant sur la menace que Pékin fait globalement peser sur les démocraties, (la présidente) Tsai Ing-wen appelle les Américains à ne pas « laisser Taïwan devenir une partie de la Chine ».

A-t-on des indices de la pensée d’Anthony Blinken, si ce n’est de Joe Biden ? Nous savons que le secrétaire d’Etat est proche de Robert Kagan, avec lequel il a publié une tribune que nous avons évoquée ici (1). François Danjou cite une analyse de Robert Kagan, publiée en août dernier dans le Washington Post et reprise par Brookings (8). Kagan « anticipait une frappe des missiles de la 2e Artillerie contre l’Île, après quoi Taïpei n’aurait plus que le choix « entre capituler ou espérer que les Américains arrivent à temps pour empêcher une annihilation totale ». Ajoutant qu’en cas de succès chinois, le bouleversement stratégique serait « d’ampleur mondiale ». En effet, « le Japon, la Corée et d’autres acteurs régionaux repenseraient probablement leurs relations avec les États-Unis (…) ; tandis que, rebattant les cartes de l’équation mondiale, une Chine ayant récupéré Taïwan serait en passe de dominer l’Asie de l’Est et le Pacifique occidental comme jamais auparavant ». On sait combien les voisins de la Chine peuvent osciller, selon les saisons et les rapports de force qui prévalent, entre les Etats-Unis et la puissance chinoise, avec laquelle ils commercent.

Toutefois, ajoutait Kagan, le régime chinois pourrait ne pas survivre à l’échec d’une tentative armée. Ce qui doit effectivement être dans l’esprit du parti communiste qui gouverne le vieil empire. Xi Jinping espère-t-il que, temporairement déstabilisé par la bascule du pouvoir, les Etats-Unis reculent ? Ou se contente-t-il de tester la nouvelle administration ? Les dernières déclarations de Pékin, relayées par Reuters (8), ressemblent toutefois à une reculade si nous lisons bien. « Les activités militaires menées par l’Armée populaire de libération chinoise dans le détroit de Taïwan sont (…) une réponse solennelle aux ingérences extérieures et aux provocations des forces favorables à l’indépendance de Taiwan » a déclaré Wu Qian, porte-parole du ministère chinois de la Défense. « Ceux qui jouent avec le feu se brûleront et l’indépendance de Taïwan signifie la guerre ». Belles paroles guerrières, sauf qu’il nous semble que Taïwan, qui reste avec prudence sur le concept « d’une Chine avec deux interprétations » n’est pas sur le point de déclarer son indépendance.

Ceci dit, le ton est donné. A Washington de jouer.
Remarquons que l’Union européenne s’est mise dans une drôle de position en signant, sous impulsion allemande, son « accord global » avec la Chine (9).

Mieux encore pour la France, qui, elle, a des intérêts territoriaux dans le Pacifique… et qui a déjà été ciblée par Pékin, en mai 2019 (9) dans le détroit de Taiwan.

 

Hélène NOUAILLE
(La lettre de Léosthène)

 

 

Extrait de Léosthène n° 63/2004 du 13 octobre 2004Taiwan, la belle esseulée     

Quand la Chine revendique Taïwan comme une « province », elle ne respecte guère la réalité de l’île, forte d’une très longue histoire et d’une population d’origine distincte des Chinois continentaux. Si des mentions de tentatives d’exploration sont très anciennes dans les écrits chinois (à partir du 2e siècle avant Jésus Christ), il faut attendre le 7e siècle et la dynastie des Song pour noter la première tentative d’annexion. Mais l’expédition terminée, les Chinois se contentent de rentrer chez eux avec des prisonniers. Vers l’an mille, les hostilités reprennent, avec, cette fois, une vague de peuplement (les Hakkas) qui s’installe au sud de Formose, en refoulant les indigènes vers les montagnes centrales. Aux 13e et 14e siècle, les Mongols tentent à leur tour, en vain, de soumettre l’île.

 

Lorsque d’autres Hakkas reviennent sur l’île sous les Ming, ils prennent soin de se différentier à la fois des leurs arrivés avant eux, des populations indigènes et des Chinois continentaux : l’île, idéalement située en Mer de Chine sous un climat tropical, va vivre jusqu’au début du 17e siècle au rythme de la pêche, du commerce, des pirates qui y trouvaient refuge et des populations sédentaires qui cultivaient un sol généreux. Mais Formose est un enjeu stratégique trop intéressant : en réponse aux Japonais qui s’y intéressent, les Chinois parviennent à conquérir l’île en 1603. C’est eux qui lui donneront le nom de Taïwan (« baie en terrasse »).

 

Avant que des populations chinoises n’aient eu le temps de s’y installer, voici qu’apparaissent sans surprise les Européens : les Portugais d’abord (ils lui donnent le nom de Formosa, la belle), qui s’implantent brièvement dans les Pescadores, mais bientôt les Espagnols et les Hollandais. Des guerres les opposent que les Hollandais finissent par emporter en 1624 - leur Compagnie des Indes obtenant le monopole du commerce, y compris de l’opium (en provenance de Java, alors hollandaise). Les nouveaux occupants mettent en place une « colonie d’exploitation » et font venir des paysans chinois pour cultiver riz, canne à sucre et épices emportés dans le ventre des navires. Dans leurs bagages arrivent des missionnaires - protestants - qui s’emploient à christianiser l’île.

 

La colonisation hollandaise, dont la rudesse suscite des critiques même chez les autres Européens, dure jusqu’en 1661, date à laquelle le héros national de Taïwan, un aventurier chinois du nom de Koxinga, va tout à la fois chasser les Hollandais, revendiquer l’autonomie de l’île par rapport aux Chinois continentaux et installer sa propre dynastie. Elle va rester fidèle aux Ming, disparus en Chine. Il est suivi par des milliers de partisans qui s’installent à Taïwan, et ses fils vont développer les routes, l’agriculture, mais aussi le droit et les lettres. L’aventure se termine en 1683 quand l’île est récupérée par la Chine qui en fait une préfecture de la province du Fujan : les migrants affluent, très mal acceptés par les autochtones.

 

L’histoire de Taiwan est encore tumultueuse au 19e siècle : on y rencontre les Anglais, les Japonais, les Français selon les années et les guerres. Le mot de la fin est aux Japonais qui s’y installent pour 50 ans en 1895 : la Chine, vaincue, est contrainte de leur céder les Pescadores et Taïwan sans, par ailleurs, en consulter le moins du monde la population. Les Japonais vont y laisser un souvenir sinistre, allant jusqu’à imposer l’apprentissage de leur langue et de leur histoire à une population dont 50 % sera capable de parler le Japonais en 1945, lorsque le Japon vaincu (et tous ses ressortissants) se retire. Et Taïwan retourne à la Chine. Quatre ans plus tard, après la défaite de Tchang Kaï-Chek et du Guomindang le gouvernement nationaliste du général Jiang Jieshi s’établit officiellement à Taïwan.

(…)

 

 Source : ASAF

Cartes 

Le détroit de Taiwan

http://legacy.lib.utexas.edu/maps/middle_east_and_asia/taiwan_strait_98.jpg 

Mer de Chine méridionale

http://legacy.lib.utexas.edu/maps/middle_east_and_asia/schina_sea_88.jpg 

Les îles Senkaku

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/0/07/Senkaku_Diaoyu_Tiaoyu_Islands.png 

Récifs de Scarborough

https://s.rfi.fr/media/display/89c759a4-d0e9-11ea-88a2-005056a98db9/carte-recif-scarborough_0.png 

Notes 

(1) Voir Léosthène n° 1530/2021 du 23 janvier 2021, Antony Blinken et la diplomatie américaine 

(2) Opex 360, le 25 janvier 2021, Laurent Lagneau, Taïwan : Pékin montre ses griffes lors de l'entrée d'un groupe aéronaval américain en mer de Chine

http://www.opex360.com/2021/01/25/taiwan-pekin-montre-ses-griffes-lors-de-lentree-dun-groupe-aeronaval-americain-en-mer-de-chine/  

(3) Question Chine, le 18 décembre 2020, François Danjou, Bascule de pouvoir aux Etats-Unis : quelles conséquences pour Taiwan ?

https://www.questionchine.net/bascule-de-pouvoir-aux-etats-unis-quelles-consequences-pour-taiwan 

(4) Le Monde, le 25 janvier 2021, Nathalie Guibert, Taiwan : des incursions aériennes chinoises sans précédent

https://www.lemonde.fr/international/article/2021/01/25/taiwan-des-incursions-aeriennes-chinoises-sans-precedent_6067551_3210.html 

(5) China.org, le 26 janvier 2021, La Chine à Davos, une voix constante pour le multilatéralisme

http://french.china.org.cn/business/txt/2021-01/26/content_77156613.htm 

(6) Voir Léosthène n° 1463/2020, le 15 avril 2020, Coronavirus et logique conflictuelle en mer de Chine

Coronavirus à bord de sa flotte ou pas, Donald Trump est particulièrement ferme contre les manœuvres chinoises en mer de Chine méridionale, que Pékin a militarisée. Les Etats-Unis jouent  sur les mers un rôle essentiel : ils sont les seuls à être en mesure de contrer les capacités de déni et d’interdiction d’accès à la mer – et pas seulement de la Chine (qu’on pense à l’Iran et au détroit d’Ormuz, à la Turquie et au Bosphore, etc.). Certes, la logique est conflictuelle. Mais liberté des mers oblige, il n’y a pas là qu’une toquade du président Trump en mal de bouc émissaire pour sa réélection. Analyse. 

(7) Opex360, le 25 janvier 2021, Laurent Lagneau, La garde-côtière chinoise est désormais autorisée à faire usage de la force, même sans sommation

http://www.opex360.com/2021/01/25/la-garde-cotiere-chinoise-est-desormais-autorisee-a-faire-usage-de-la-force-meme-sans-sommation/ 

(8) Challenges/Reuters, le 28 janvier 2021, L’indépendance de Taiwan ‘signifie la guerre’ avertit la Chine

https://www.challenges.fr/monde/l-independance-de-taiwan-signifie-la-guerre-avertit-la-chine_748245 

(9) Voir Léosthène n° 1378/2019 du 4 mai 2019, Incident maritime en mer de Chine, le camouflet est pour la France

70e anniversaire de la marine de l’Armée populaire de libération (APL) : la marine chinoise organise un défilé maritime et présente ses nouveaux navires de guerre. Une vingtaine de pays sont invités, dont la France. Mais la frégate française Vendémiaire, qui se dirigeait vers Qingdao (Tsing Tao), brille par son absence. Deux jours plus tard, selon le Monde, Pékin adressait une protestation officielle à Paris, au motif que le Vendémiaire aurait « franchi illégalement » le détroit de Taïwan en pénétrant « dans les eaux territoriales chinoises ». Rien d’illégal pourtant, un transit régulier. Que s’est-il passé pour que Pékin choisisse cette gesticulation inhabituellement agressive ? Analyse. 

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