ROCARD : L'homme qui murmurait à l'oreille des services

par Caroline Galactéros - le 07/07/2016.



"Si ça vous amuse." C'est par cette formule que François Mitterrand laissa à son Premier ministre la tâche de redorer le blason des services de renseignements.

À Michel Rocard qui ose lui dire, huit ou neuf mois après sa nomination au poste de Premier ministre, qu'il y a fort à faire pour redorer le blason de nos services, François Mitterrand, devant cette intrusion soudaine dans son « domaine réservé », lâche un « Si ça vous amuse » faussement négligent. Il l'attend au tournant, mais se dit qu'il n'a pas grand-chose à perdre à laisser son vibrionnant Premier ministre mettre de l'ordre dans les structures assoupies et trop cloisonnées de « l'État profond ».

« Taper dans le dur ».

Ce jouet qu'il lui abandonne l'œil mi-clos n'est pas un hochet. Le monde du renseignement est un champ de forces clos, opaque, incompris, mal-aimé, où, par construction, la volonté de réforme n'a aucune chance d'être rémunératrice politiquement ou médiatiquement. Que des coups à prendre, si l'on échoue ; pas un mot ni un communiqué triomphant si on réussit. Les succès des services sont indicibles et doivent rester à jamais invisibles. Loin des « James bonderies » enivrantes, réformer « l'État profond » est ingrat, délicat et dangereux. C'est le service de l'État et du pays par excellence.

Cela « ne paie pas » donc, mais c'est alors indispensable et urgent. Or, « taper dans le dur », dans le vrai, faire œuvre utile : c'est tout Rocard. Et notre Premier ministre a un nouveau conseiller pour les affaires de sécurité hors du commun : Rémy Pautrat, un grand préfet, serviteur de l'État pur et droit, d'une habileté qui n'a d'égale que son immense bienveillance envers les hommes et son amour de la France. Il a dirigé la DST (aujourd'hui DGSI) pendant un an seulement, mais en a rapidement tiré les conclusions qui s'imposaient. Il s'afflige quotidiennement du niveau des fiches de renseignement communiquées au Premier ministre. Amas de données brutes inexploitables, délivrées en ordre dispersé par chaque service, elles laissent « le patron » dépourvu, sans éléments d'analyse opérationnels pour orienter sa prise de décision en la matière. Le cloisonnement est total. La redondance fréquente. C'est le règne du chacun pour soi. Cette absence de coordination nourrit une sourde « guerre des polices » entre nos quatre services spéciaux (DST, DPSD, DGSE et SGDN) comme entre policiers et gendarmes. Une lutte stérile qui mine l'efficacité opérationnelle et atteint notre crédibilité internationale, nous valant jusqu'aux moqueries de nos homologues occidentaux qui se disent incapables de collaborer efficacement avec nous.

Réforme salutaire.

« Si ça vous amuse » : ce blanc-seing va enclencher une réforme salutaire de l'appareil français de renseignement, menée au pas de course, qui va le métamorphoser en un instrument plus opérationnel. Le Comité interministériel du renseignement (CIR), créé par le général de Gaulle en 1959, en sommeil depuis 15 ans, est réactivé. Il réunira les ministres concernés une fois par an. Surtout, un Comité secondaire rassemblera désormais mensuellement autour d'une même table les chefs des 4 services (DST, DGSE, DPSD, SGDN).

Le Plan national de renseignement (PNR), assoupi depuis le début des années 60, va être réécrit et définir les cibles, besoins, moyens de formation et de recrutement. Il va se structurer autour de 4 priorités de recherche géographiques, 4 autres thématiques, et de l'ouverture de deux autres champs cruciaux : l'intelligence économique et la recherche scientifique. Chaque priorité est gérée par un comité inter-services ad hoc, présidé par le représentant du ministère le plus intéressé à ses résultats. Les services sont désormais orientés dans leurs recherches. Radicale nouveauté ! Les talents, les énergies, la capacité d'analyse des ministères de la Recherche et de l'Industrie surprendront jusqu'aux plus chevronnés de nos espions. Le ministère des Finances, forteresse crainte pour sa morgue et son surdimensionnement, ne sera pas en reste de compétence et d'implication. Tracfin, cellule française anti-blanchiment, en est le fruit.

La collaboration inter-services est donc en route. Elle ne se démentira plus et la qualité des productions communes servira enfin le décideur politique. Quant à nos homologues étrangers du BND, du MI6, de la CIA et du Mossad, ils n'hésiteront pas à venir nous féliciter de cette petite révolution !

Deux idées abandonnées.

On peut toutefois déplorer que deux initiatives rocardiennes visionnaires se soient perdues dans les limbes de la résistance institutionnelle et corporatiste. D'abord, la création par le décret de 1989 sur le CIR de comités d'experts civils auprès des ministres de la Défense, de l'Intérieur et des Affaires étrangères. Choisis par les ministres intuitu personae, ils devaient leur apporter l'approche pluridisciplinaire qui fait tant défaut jusqu'à présent dans l'univers du renseignement. Mais aucun ministre ne créera ce comité. On se méfiait de l'expertise de la société civile. Tragique erreur ! Aux États-Unis, le président dispose depuis longtemps du PIAB (President's Intelligence Advisory Board) à sa main, composé de personnalités choisies par lui et qui complètent utilement par leur expérience les analyses des services.

Le PNR a aussi créé à cette époque un groupe de projet dit « Minorités », anticipant le drame civil qui pourrait se nouer si l'on ne cherchait pas à identifier et à analyser les premiers mouvements et « signaux faibles » qui se dessinaient dans une partie de la population. L'idée de créer un tel groupe orienté vers la compréhension d'une fraction de la population française suscita de fortes résistances…, mais il fut finalement créé et son pilotage, confié à la DCRG (Yves Bertrand à l'époque). Hélas, assez vite après le départ de Michel Rocard de Matignon, le PNR est tombé en désuétude et les groupes de projet aussi bien entendu. Que d'années perdues. Trop fort et trop tôt. L'intelligence économique, la création du coordonnateur du renseignement, du Conseil de sécurité nationale que le Premier ministre voulait aussi promouvoir devront aussi attendre l'élection de Nicolas Sarkozy pour prendre forme. La création, en 2008, auprès du président de la République, du Conseil national du renseignement et d'un coordonnateur national (CNR), chargé d'orienter, de définir et de hiérarchiser l'action des services, et d'être aussi la courroie de transmission des directives du président de la République seront de nouveaux pas importants dans la coordination de l'appareil de renseignement. Évidemment, l'origine professionnelle, la personnalité et l'autorité propre du coordonnateur auront un impact important sur l'efficacité du dispositif et sur la dominante - policière ou diplomatique - des priorités et modes d'action définis. Sans parler des immanquables luttes d'influence et zones de recouvrement entre le CNR, le Secrétariat général de l'Élysée (SGE) et l'état-major particulier du président de la République (EMP).

Le « continuum défense-sécurité ».

Cette nécessité d'un dispositif cohérent, puissant et découplé des postures diplomatiques à contre-emploi est aujourd'hui plus impérative que jamais alors que notre diplomatie s'est durablement abîmée dans un « splendide isolement » moralisateur qui nous a mis largement hors-jeu, au Moyen-Orient notamment. Il suffit de songer au caractère proprement suicidaire de la fermeture de notre ambassade (et donc du poste DGSE) à Damas en mars 2012 (comme de nos deux consulats d'Alep et de Lattaquié). Insigne erreur.

La coordination du renseignement n'est donc jamais totale et reste éminemment perfectible, car les rivalités institutionnelles et de personnes ont la vie dure. Le « continuum défense-sécurité », tragiquement incontournable dans la lutte contre la menace islamiste intérieure et extérieure, requiert son intensification permanente. L'enjeu de la formation de notre corps diplomatique à cette culture du renseignement qui lui reste largement étrangère et celui du croisement des carrières entre le Quai d'Orsay et « la Piscine » sont aussi fondamentaux. Nous sommes encore loin de l'efficacité des services britanniques, chinois… ou japonais qui inscrivirent, dans les années 80, quelques étudiants nippons en deug de breton pour être capables d'intercepter les messages « codés » que nos sonars de la marine nationale adressaient aux chalutiers français pour leur signaler les bancs de poissons dans l'Atlantique !

Quand le politique sait reconnaître, orienter et exploiter la matière première souvent exceptionnelle fournie et analysée par nos services travaillant eux-mêmes en synergie, il recouvre la vue et l'esprit. En cette matière aussi, Michel Rocard nous a légué un héritage vivant et précieux : le sens de l'État et les outils de la préservation vigilante de son influence.

 

 

Caroline Galactéros


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