Coup de Palais à Riyad

...par Thierry Meyssan - le 07/11/2017.

 

Consultant politique, président-fondateur du Réseau Voltaire.

 

Dernier ouvrage en français : Sous nos yeux - Du 11-Septembre à Donald Trump.


Alors que la guerre contre Daesh se termine en Iraq et en Syrie et que celle contre le pseudo-Kurdistan semble écartée, plusieurs États du Moyen-Orient élargi reprennent l’initiative. Profitant de la fluidité de cet instant, le prince héritier d’Arabie saoudite a brutalement éliminé les membres de la famille royale susceptibles de contester son Pouvoir. De sorte que non seulement les rapports de force régionaux viennent d’être modifiés par la guerre, mais un des acteurs principaux vient de changer d’objectifs.

 

Source : http://www.voltairenet.org/article198630.html


À l’issue de sept ans de guerre, des villes entières ont été rasées en Afghanistan, en Arabie saoudite, en Iraq, en Libye, en Syrie, en Turquie et au Yémen, mais aucune frontière n’a été modifiée.

 

Une nouvelle période au Moyen-Orient

La nature, dit-on, a horreur du vide. La fin de l’« Émirat islamique en Irak et en Syrie » (« Daesh » selon son acronyme arabe) —qui vient de perdre successivement Mossoul, sous les coups de l’armée iraquienne, Rakka prise par l’armée US, et Deir ez-Zor, libérée par l’armée syrienne— clôt une guerre et ouvre une nouvelle période. L’échec de Massoud Barzani à faire reconnaître l’annexion de Kirkouk par les Kurdes du PDK écarte le projet d’un nouvel État colonial, le pseudo-Kurdistan, base avancée de l’armée israélienne contre l’Iran.

Alors que le Moyen-Orient élargi est dévasté, particulièrement en Libye, en Syrie, en Iraq, au Yémen et en Afghanistan, il reste encore quatre États en mesure de faire avancer leurs intérêts : Israël, l’Arabie saoudite, la Turquie et l’Iran. Pour ce faire, chacun doit prendre une initiative avant la rencontre entre les présidents Donald Trump et Vladimir Poutine, prévue lors du sommet de l’APEC à Danang (8 au 10 novembre).

Le 3 novembre, Israël s’est déclaré prêt à protéger les Druzes du Sud de la Syrie face aux jihadistes qui venaient d’attaquer le village syrien de Hader. Depuis le début de l’année 2017, Tel-Aviv tente de créer un mouvement séparatiste druze au Sud de la Syrie sur le modèle de celui qu’elle a constitué avec des Kurdes au Nord du pays et en Iraq. Le Mossad a recruté le major syrien Khaldoun Zeineddine qui a tenté de proclamer un Druzistan. Mais il n’est parvenu qu’à soulever une douzaine de combattants contre Damas.

Le même jour, la Turquie regroupait les différentes organisations jihadistes d’Idleb pour créer un « Gouvernement de salut national », présidé par Muhammad Al-Sheikh et comprenant Riyad Al-Asaad comme vice-Premier ministre. Ankara reprend pour le gouvernorat d’Idleb l’idée de son allié qatari qui, en 2012, avait déjà fondé un gouvernement syrien alternatif sous le nom de « Coalition nationale syrienne ».

Aucun signe n’est venu de Téhéran, probablement parce que la République islamique d’Iran est le seul des quatre grands États actuels de la région à être vainqueur à la fois de Daesh et des Barzanis. Il n’a donc pas intérêt à modifier la nouvelle donne.

La surprise est venue de Riyad. La famille royale n’a pas cherché à imposer un nouvel ordre régional, mais le prince Mohammed ben Salame (« MBS ») a renversé l’ordre sclérosé de son royaume.

 

La démission de Saad Hariri

Le 4 novembre vers 11 heures TU, le Premier ministre libanais, s’exprimant en direct sur la chaîne de télévision Al-Arabiya, depuis l’hôtel Ritz de Riyad et en présence du prince héritier saoudien « MBS », a annoncé sa démission. Lisant scrupuleusement le texte qui lui avait été écrit, Saad Hariri oublia soudainement qu’il présidait un gouvernement incluant des ministres du Hezbollah. Il s’exprima en ces termes : « Là où l’Iran est présent, il sème la division et la destruction. La preuve, c’est son ingérence dans les pays arabes, sans parler de sa rancune profonde contre la nation arabe (…) L’Iran a une mainmise sur le destin des pays de la région (...) Le Hezbollah est le bras de l’Iran non seulement au Liban mais également dans les autres pays arabes (…) Malheureusement, j’ai réalisé que des compatriotes sont main dans la main avec l’Iran qui cherche à soustraire le Liban de son environnement arabe. Glorieux Peuple du Liban, le Hezbollah a réussi, grâce à ses armes, à imposer une situation de fait (…) Je veux dire à l’Iran et ses acolytes qu’ils sont perdants. Les mains qui s’en prennent aux États arabes seront coupées. Et le mal se retournera contre ceux qui l’exercent. »

Ce texte dramatique enterre le conflit religieux sunnites/chiites pour relancer celui raciste des Arabes contre les Perses. C’est un progrès malgré les apparences dans la mesure où les occasions de guerre sont plus limitées, les sunnites et les chiites vivant mélangés, tandis que les Arabes et les Perses sont installés sur des territoires distincts. Concrètement au Liban, ce basculement ne change pas grand-chose. Surtout, ce texte n’indique pas les motifs de la démission du Premier ministre.

Saad Hariri ajoutait qu’il avait peur pour sa vie. Al-Arabiyaexpliqua peu après qu’il avait échappé dans les jours précédents à une tentative d’assassinat. Cependant la police libanaise d’abord, puis la Sécurité générale libanaise jetèrent le doute en démentant avoir eu connaissance d’un tel attentat. Al-Arabiyaassura que Rafic Hariri, le père de Saad, avait été assassiné en 2005 par l’Iran alors que la chaîne avait accusé durant des années les présidents libanais et syrien, Émile Lahoud et Bachar el-Assad, d’avoir commandité le meurtre.

À l’issue de son allocution, Saad Hariri téléphona au président libanais, Michel Aoun, pour lui signifier officiellement sa démission. La conversation fut très brève et il ne répondit pas à la question des raisons de cette démission.

Le ministre saoudien des Affaires du Golfe assura que, contrairement à ce que l’on pouvait penser au premier abord, l’Arabie saoudite n’avait pas fait prisonnier Saad Hariri et qu’il pourrait retourner quand il le souhaiterait au Liban. La rumeur de son arrestation persistant, le compte Twitter du Premier ministre diffusa une photo de lui en polo, avec l’ambassadeur saoudien au Liban.

Avant même que Saad Hariri ait terminé son allocution, son rival, l’ancien directeur central de la police (FSI) puis ministre de la Justice libanais Achraf Rifi, rentrait de son exil italien à Beyrouth. Au demeurant, Monsieur Hariri étant l’une des personnes les plus endettées au monde —il doit à titre personnel environ 4 milliards de dollars au gouvernement saoudien—, il ne semble pas en mesure de prendre de décision contraire aux intérêts de son créancier.

Vers 23 h 45 TU, les rebelles Houthis tiraient un missile balistique du Yémen sur l’aéroport Roi Khaled de Riyad. Il était intercepté par des tirs de missiles anti-missiles Patriot. Les armes sophistiquées des Houthis leur ayant été fournies par l’Iran, les observateurs lièrent la démission d’Hariri et le tir de missile et s’accordèrent à voir dans cette opération une réponse au discours anti-Iranien de Saad Hariri.

En quelques heures, Mohamed Ben Salmane a éliminé tous les autres possibles prétendants au trône et leurs principaux alliés.

 

La prise de pouvoir par « MBS »

Les événements s’accélérèrent. Quelques minutes plus tard, le roi Salmane signa deux décrets. Le premier plaçait à la retraite anticipée le chef d’état-major de la Marine et révoquait le ministre de l’Économie et celui de la Garde royale, le très puissant fils de l’ancien roi Abdallah, le prince Muteb. Le second décret instaurait une Commission de lutte contre la corruption, sous la présidence de « MBS ». La presse annonçait également l’entrée en vigueur de la nouvelle loi antiterroriste, laquelle comprend accessoirement des dispositions condamnant à des peines de 5 à 10 ans de réclusion la diffamation ou l’insulte publique à l’égard du roi ou du prince héritier.

Dans l’heure, la Commission de lutte contre la corruption se réunissait et adoptait une série de mesures préparées de longue date. 11 princes, 4 ministres en exercice et des dizaines d’anciens ministres étaient accusés de détournement de fonds. Ils furent immédiatement arrêtés par le nouveau commandant de la Garde royale et poursuivis pour certains d’entre eux au titre de la nouvelle loi anti-terroriste. Dans la charrette des condamnés, figuraient les trois personnalités destituées auparavant par le roi, dont l’ancien commandant de la Garde royale, le prince Muteb. On apprendra dans la journée que les comptes bancaires des suspects furent saisis et que, s’ils sont déclarés coupables —ce qui n’est qu’une formalité—, leurs biens seront versés au Trésor national.

Selon l’Agence de presse saoudienne, les suspects auraient détourné de l’argent lors des inondations de 2009 et de la crise du coronavirus (le Middle East Respiratory Syndrome — MERS) ; une accusation éventuellement fondée mais qui ne les distingue pas des autres caciques du régime.

Bien qu’aucune liste nominative des suspects n’ait été publiée, on sait que le prince Walid Ben Talal y figure. Considéré quant à lui comme un des hommes les plus riches du monde, il était l’ambassadeur secret du royaume auprès d’Israël. Sa société Kingdom Holding Company, actionnaire notamment de Citygroup, Apple, Twitter et Euro-Disney, dévissait de 10 % à l’ouverture de la Bourse de Riyad le dimanche matin, avant que sa cotation ne soit suspendue.

Contrairement aux apparences, il semble que les victimes de la purge n’aient pas été choisies en raison de leurs fonctions ou de leurs idées, ce qui semble valider le discours officiel anti-corruption.

Dimanche soir, un hélicoptère se crashait près d’Abha. On apprenait que plusieurs dignitaires étaient morts dans l’accident, dont un certain prince Mansour.

Le succès de MBS, qui vient de renverser l’oligarchie pour instaurer son autocratie, ne présage pas de sa capacité à gouverner. Âgé de seulement 32 ans, ce gosse de super-riche n’a guère eu l’occasion de connaître son peuple et n’est entré en politique il n’y a que deux ans. Ses premières décisions ont été catastrophiques : décapitation du chef de l’opposition et guerre contre le Yémen. Ayant neutralisé tous ceux qui auraient pu s’opposer à lui au sein de la famille royale, « MBS » va devoir s’assurer d’un soutien populaire pour exercer le Pouvoir. Il a déjà pris diverses mesures en faveur des jeunes (70 % de la population) et des femmes (51 % de la population). Il a par exemple ouvert des cinémas et organisé des concerts —jusqu’ici interdits—. Il a autorisé les femmes à conduire à partir de 2018. Il lui faudra prochainement abolir d’une part la sinistre police religieuse et, d’autre part, le tutorat à la fois pour satisfaire les femmes et pour libérer les hommes de cette charge afin de pouvoir relancer l’économie. Surtout, « MBS » a annoncé vouloir transformer l’islam de son pays pour en faire une religion « normale ». Il a déclaré non seulement vouloir moderniser le wahhabisme, mais aussi nettoyer les Hadîths —la légende dorée de Mahomet— de leurs passages violents ou contradictoires ; un projet laïque qui entre en conflit avec la pratique de l’ensemble de la communauté musulmane des derniers siècles. Il a déjà fait arrêter plus d’un millier d’imams et de théologiens.

Cette stratégie empêche « MBS » de mener une guerre contre l’Iran et le Hezbollah et dément le discours officiel actuel : il n’est pas possible d’envisager une guerre contre Téhéran alors que, depuis que les Gardiens de la Révolution sont venus soutenir les Houthis, l’Arabie saoudite essuie défaite sur défaite au Yémen. Et il est impossible de mobiliser les Saoudiens sous les drapeaux alors que « MBS » réforme radicalement la société.

Rétrospectivement ce coup de Palais avait été annoncé dans les jours précédents. « MBS » avait en effet déclaré qu’il fallait se tenir prêt au changement qui aurait lieu dans la nuit de samedi à dimanche. Il n’est évidemment pas possible que la chute du gouvernement libanais et la décapitation de la famille royale saoudienne aient pu être organisées sans l’aval de Washington. Selon la Maison-Blanche, le président Trump et « MBS » se sont parlé par téléphone durant la journée du 4 novembre (horaire US), ce qui pourrait être soit juste avant le coup de Palais, soit au cours de l’opération. Un accord a été discrètement conclu prévoyant que l’offre publique d’achat d’Aramco sera lancée non pas à Riyad, mais à la Bourse de New York. Par ailleurs, le discours anti-Iranien de Saad Hariri a été précédé par une campagne de Washington. Depuis le 10 octobre, l’administration Trump a promis des récompenses pour l’arrestation de deux commandants de la Résistance libanaise et présenté un plan contre les activités financières des Gardiens de la Révolution iraniens, tandis que le Congrès a voté pas moins de cinq lois contre le Hezbollah.

 

Hypothèse de lecture

Le double national saoudo-libanais, Saad Hariri, est un bâtard du clan Fadh.

La totalité de la presse ne fait pas de lien entre la démission de Saad Hariri et la purge de la famille royale. De même, elle se contente de constater le coup de Palais sans s’interroger sur l’identité des suspects arrêtés. Il est vrai qu’elle a oublié le fonctionnement des monarchies absolues. Je propose une autre hypothèse de lecture de ces événements.

Avant toute chose, rappelons qu’à la mort du roi Abdallah, le prince héritier était le prince Moukrine. La famille royale était divisée en trois clans : celui du fils d’Abdallah, le prince Muteb, celui du fils du ministre de l’Intérieur Neyef, et celui du fils du roi Salmane, « MBS ». Rappelons également un secret de polichinelle : Saad Hariri n’est pas le fils biologique de son père légal, mais est un bâtard de la famille des Séoud, issu du clan Fadh.

En avril 2015, le prince héritier Moukrine était relevé de ses fonctions. Mohamed Ben Nayef lui succédait et « MBS » entrait en politique en devenant soudainement héritier en second. En juin 2017, « MBS » parvenait à destituer Nayef et à le placer en résidence surveillée. Pour ne pas être simplement l’héritier en premier, mais le seul prétendant, il lui fallait désormais éliminer le clan Abdallah. Pour cela, il devait destituer le prince Muteb, malgré son contrôle de la Garde royale, sans oublier Saad Hariri, qui aurait pu offrir une aide aux membres de son clan en sa qualité de Premier ministre du Liban.

Si Saad Hariri n’a pas été arrêté, c’est que malgré sa démission, il exerce encore à titre provisoire ses fonctions de Premier ministre du Liban pour expédier les affaires courantes jusqu’à la prise de fonction de son successeur. Or, Achraf Rifi, qui est rentré à Beyrouth pour occuper le poste, a besoin d’un peu de temps pour être légalement désigné. D’autant que le président Michel Aoun ne souhaite pas se précipiter et entend préalablement clarifier l’imbroglio actuel. Cela demandera d’autant plus de temps que Hassan Nasrallah, le secrétaire général du Hezbollah, n’a pas hésité à défendre Saad Hariri lors d’un discours télévisé dimanche soir. Il a affirmé que le Premier ministre a démissionné sous la contrainte de « MBS » et que cet événement constitue une ingérence saoudienne de plus au Liban. En définitive, sur intervention de la France, le Premier ministre libanais a été autorisé à quitter l’Arabie saoudite pour les Émirats arabes unis.

La plupart des personnalités arrêtées ont été transférées à l’hôtel Ritz, où Saad Hariri les attendait, pour y être maintenues en résidence surveillée.

Comme il fallait s’assurer que plus personne ne pourrait rivaliser avec « MBS », il fallait aussi couper la branche de l’ancien prince héritier Moukrine. Ce qui fut fait avec l’accident d’hélicoptère ayant tué son fils, le prince Mansour. En deux jours, plus de 1 300 personnalités ont été arrêtées.

Ni Saad Hariri lui-même, ni l’Iran, n’avaient anticipé les événements des 4 et 5 novembre. Le Guide Ali Khameneï avait envoyé l’ancien ministre des Affaires étrangères Ali Akbar Velayati entreprendre une tournée au Liban. L’émissaire avait rencontré chaque leader libanais, y compris le Premier ministre. Tous les entretiens s’étaient bien passés et celui avec Saad Hariri se conclut par des félicitations réciproques. Ce n’est que dans les minutes qui suivirent que ce dernier fut rappelé en urgence à Riyad.

 

Moscou et Washington seuls gagnants du coup de Palais

Attentive à ce qui se préparait, la Russie a accompagné le mouvement en étendant son influence. Le roi Salmane s’est rendu à Moscou le 5 octobre. Bien qu’allié des États-Unis, il a, comme son homologue turc le président Recep Tayyip Erdoğan, acheté des armes russes —y compris des missiles S-400—. Ayant abandonné le soutien au terrorisme depuis l’intervention du président Donald Trump à Riyad, en mai, il a pu convenir d’un plan d’échange d’informations anti-terroristes. Surtout, après avoir signé quantité de contrats, il est convenu de maintenir les limitations de la production de pétrole après l’offre publique d’achat d’Aramco, ce qui devrait favoriser la spéculation et par conséquent, la hausse des prix. Ce dernier accord a été finalisé et discrètement signé ces jours-ci à Tachkent.

Puis, le président Vladimir Poutine s’est rendu le 1er novembre à Téhéran. Il a assuré son homologue iranien, cheikh Hassan Rohani, que les déclarations de son homologue états-unien contestant l’accord 5+1 sur le nucléaire ne seraient pas suivies d’effet. Il a redit au Guide Ali Khameneï l’exigence des Israéliens de ne pas avoir ni de Gardes de la Révolution, ni le Hezbollah au Sud de la Syrie. Surtout, il est convenu avec l’ayatollah d’un plan pour la future Syrie basé sur l’idée que désormais l’Arabie saoudite cessera d’y jouer un rôle destructeur.

En définitive, le Moyen-Orient élargi dans son ensemble a tout à gagner du passage de l’Arabie saoudite d’une dictature obscurantiste à un despotisme éclairé. Quoi qu’il en soit, le changement de mode de fonctionnement, de dirigeants et d’objectifs à Riyad ouvre de nombreuses opportunités. Chaque acteur régional va tenter de s’adapter au plus vite pour promouvoir ses intérêts avant que la situation ne se fige à nouveau.

 

Thierry Meyssan

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