Abdel Fattah al-Sissi, le nouveau raïs du monde arabe ?

....par Roland Lombardi - le 02/04/2018.

 

Analyste à JFC conseil et chercheur associé à l’Institut de Recherches et d’Etudes sur le Monde Arabe et Musulman à l’université d’Aix Marseille (IREMAM).

 


Sans surprise, le président Abdel Fattah al-Sissi a été réélu avec 97,08 % des suffrages. Le seul intérêt de ce scrutin joué d’avance était le taux de participation, puisque le tenant du titre n’avait pas de véritable challenger, l’opposition ayant été réduite au silence. Avec 41,05% de votants, un bon score pour une élection dans ce pays, les Egyptiens accordent au chef de l’Etat une réelle légitimité. Certes, le Maréchal n’est pas un parangon de démocratie, pour autant son bilan en politique intérieure est loin d’être négatif. Il a combattu les islamistes, protégé les coptes et a fait de la lutte contre la corruption, qui était un véritable fléau sous Hosni Moubarak, son cheval de bataille. Les résultats économiques ne sont pas au rendez-vous, néanmoins les Egyptiens ont quelques raisons d’espérer, grâce notamment à la découverte d’un immense gisement de gaz naturel. Mais c’est, sans conteste, sur le plan international que le président Abdel Fattah al-Sissi a le mieux réussi. Il a ainsi permis à son pays, le plus grand du monde arabe, avec 100 millions d’habitants, de reprendre sa place d’acteur central de la scène régionale.

Pour comprendre, le rôle de l’Egypte, au Moyen-Orient et en Afrique, l’IVERIS propose un entretien avec Roland Lombardi, chercheur associé à l’IREMAM 

 

Source : https://www.iveris.eu/list/entretiens/323-abdel_fattah_alsissi_le_nouveau_rais_du_monde_arabe__


 

En 2019,  Abdel Fattah al-Sissi succédera au Président rwandais, Paul Kagamé, à la tête de l'Union africaine.

 

Depuis l’arrivée au pouvoir d’Abdel Fattah al-Sissi en 2014, la politique étrangère de l’Egypte est très difficile à décrypter. Côté pile, il a su garder de bonnes relations avec les Américains, il fait également partie, au moins sur le papier, de la coalition saoudienne qui fait la guerre au Yémen, il a signé des accords avec les Israéliens sur le Sinaï. Côté face, il a conclu des accords militaires et commerciaux avec les Russes, il entretient de bonnes relations avec la Chine et parlerait aussi avec les Iraniens. Compte tenu des relations actuelles extrêmement tendues entre le camp occidental et celui des BRICS, comment arrive-t-il à réaliser ce tour de force ?

Après 2011 et le Printemps du Nil, l’Egypte a connu jusqu’à l’été 2013, des années de troubles internes qui ont contraint le pays à un certain retrait sur le plan international.

Dès son coup d’Etat en juillet 2013, et surtout après son élection à la présidence en mai 2014, le maréchal, Abdel Fattah al-Sissi, a eu comme priorité de redonner à l’Egypte, pays arabe le plus peuplé et militairement le plus puissant, son rôle de leadership dans le monde arabo-sunnite. Mais, pour appréhender les relations internationales de l’Egypte de Sissi, il faut bien comprendre que ce dernier a fait de la lutte contre l’islam politique et son corollaire, le terrorisme djihadiste (je rappelle sa répression féroce des Frères musulmans égyptiens), la pierre angulaire de sa politique étrangère. De plus, il ne faut pas perdre de vue que Sissi, formé au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, fut longtemps le patron des renseignements militaires égyptiens. Avec un passage, au début de sa carrière, à l’ambassade d’Egypte en Arabie saoudite, comme attaché militaire, Sissi est donc un fin connaisseur des arcanes des relations internationales et surtout régionales. Pragmatique, il a très vite compris que pour garder des marges de manœuvres et une certaine indépendance géostratégique, il fallait diversifier les soutiens financiers mais aussi militaires et stratégiques de l’Egypte.

Dès sa prise de pouvoir, qui destitua le président issu des Frères musulmans, Mohamed Morsi, la Russie et Israël furent les premiers pays à reconnaître et à soutenir Sissi, à l’inverse des chancelleries occidentales, beaucoup plus prudentes et surtout très critiques vis-à-vis de son coup de force. Ainsi, depuis la reprise en main du pays par l’armée et Sissi, qui est clairement un ami assumé de l’Etat hébreu, les relations entre les deux pays sont sans précédent. Aujourd’hui, dans le Sinaï notamment, les militaires égyptiens et israéliens travaillent de concert pour combattre la Wilayat Sinaï, la branche égyptienne de Daesh.

Avec Moscou, les relations se sont également considérablement renforcées, offrant de nombreuses perspectives de coopération en matière économique et militaire. En outre, avec la guerre en Syrie, Poutine s’est révélé être un puissant et fidèle soutien. Cela peut servir un jour, au cas où…

L’Arabie saoudite, dont les Frères musulmans sont également la bête noire, s’est positionnée rapidement comme un appui et surtout, comme le premier et principal soutien économique de l’Egypte, lui accordant alors plusieurs dizaines de milliards de dollars d’aide financière. Néanmoins, ne voulant pas se retrouver trop tributaire de Riyad, Sissi se tourna vers d’autres partenaires financiers comme les Emirats arabes unis, le Koweït ou la Chine, qui investit actuellement plus de 20 milliards de dollars en Egypte.

Ainsi, même si les îlots de Tiran et Sanafir ont été rétrocédés à l’Arabie saoudite et que l’Egypte a apporté son soutien politique à l’intervention militaire sous l’égide saoudienne au Yémen, il n’en reste pas moins que Le Caire reste relativement libre de ses choix géostratégiques vis-à-vis du Royaume : rétablissement des relations diplomatiques avec Damas et soutien à Bachar al-Assad, vote pro-russe à l'ONU lors des résolutions sur la Syrie, apaisement des tensions régionales avec l’Iran, avec qui l’Egypte entretient de bons contacts... Pour autant, ces zones d’ombre dans son « alliance » avec Riyad, n’empêchent pas le Président égyptien d’être actuellement dans les meilleurs termes avec le jeune prince héritier, Mohammed ben Salman, pour qui Sissi est une sorte de modèle et de mentor quant à sa lutte contre le fanatisme religieux et surtout sa pratique autoritaire du pouvoir…

Enfin, en dépit d’un début difficile avec les Occidentaux, aujourd’hui les relations sont au beau fixe. Par exemple, Sissi a très vite compris que pour faire taire les critiques françaises sur ses atteintes aux Droits de l’homme, il fallait agiter un chéquier sous le nez des diplomates du Quai d’Orsay (achat de 24 avions de combat Rafale). Quant aux Etats-Unis, le grand parrain, même si la coopération militaire américano-égyptienne a été suspendue par l’administration Obama jusqu’au début 2014, aujourd’hui avec Donald Trump, grand ami du président Sissi, qui sera d’ailleurs un des premiers à le féliciter lors de son élection, l’Egypte est redevenue un des alliés privilégiés de Washington, et également des Européens dans la région, notamment dans la lutte contre le terrorisme.

Finalement, seules les relations avec la Turquie et le Qatar, les derniers soutiens des Frères musulmans, restent tendues et difficiles.

Dans votre entretien accordé au site Atlantico, vous expliquez que les Egyptiens ont aidé les Russes dans leurs négociations avec les djihadistes de la Ghouta (2). Quel rôle ont-ils joué ? Est-ce qu’à l’avenir, compte tenu des bonnes relations qu’entretient l’Egypte avec toutes les parties, il serait possible d’envisager qu’Abdel Fattah al-Sissi puisse servir de médiateur dans des pourparlers de paix en Syrie ?

Au nom de la guerre contre le terrorisme islamiste et de son rapprochement avec Moscou, Sissi s’est très vite désolidarisé, avec un certain courage, de ses partenaires sunnites et des diktats des pays du Golfe, comme ceux des Occidentaux d’ailleurs, à propos de la crise syrienne. Le président égyptien a très vite renoué, dès 2014, les relations diplomatiques avec Damas. En 2016, la visite au Caire du responsable des services de sécurité syriens, le général Ali Mamlouk, pour rencontrer Khaled Fawzy, le chef du service de renseignement général égyptien, fut très remarquée. Certains médias arabes et certaines sources ont même évoqué la présence (démentie par Le Caire) de « conseillers militaires égyptiens » et de pilotes aux côtés des forces d’Assad. Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, l’Egypte est très active dans le cadre des négociations, avec la Russie, au sujet des zones de désescalade. Et, effectivement, lors du siège de la Ghouta, en coulisse, des négociateurs et des diplomates égyptiens étaient bien présents, encore une fois auprès des Russes, dans les discussions avec certaines milices djihadistes, notamment celles encore soutenues par les Saoudiens.

A n’en pas douter, étant un pôle important du monde arabo-sunnite (mais proche de Moscou) et ne souhaitant pas laisser la Turquie ou même l’Arabie saoudite seules dans les pourparlers en Syrie, l’Egypte sera assurément très présente dans la résolution future du conflit.

Depuis 2014, le Président Egyptien soutient le général Haftar en Libye, sans grand succès jusqu’à présent. Ce soutien est-il encore d’actualité ?

Absolument. Partageant plus de 1 000 kilomètres de frontières avec la Libye, l’Egypte est très préoccupée par le chaos libyen qui menace sa propre sécurité interne (trafics d’armes, incursions de terroristes…). C’est pourquoi Sissi fut, avec Poutine, le premier à soutenir les forces de l’Est et le maréchal Haftar, le futur homme fort de la Libye. Ce soutien est important et se traduit par des échanges de renseignements, l’envoi d’armes et de conseillers, voire parfois de forces spéciales égyptiennes. Depuis 2014, l’aviation égyptienne y a mené plusieurs raids aériens, souvent avec les Emirats arabes unis, contre des milices islamistes.

L’Egypte a un autre dossier brûlant à ses frontières : le conflit israélo-palestinien. En 2017, Abdel Fattah al-Sissi a reçu le Hamas, puis a initié un dialogue entre l’autorité palestinienne et le Hamas ; enfin le Caire a rouvert à plusieurs reprises le poste frontalier de Rafah pour "désasphyxier" la bande de Gaza. Dans le même temps, le Président égyptien aurait soutenu la décision de Donald Trump de faire de Jérusalem la capitale d’Israël. Info ? Intox ? Comment peut-il justifier ce grand écart, surtout auprès de son opinion publique ?

Effectivement, Sissi joue également un rôle très important dans le dossier israélo-palestinien. Je rappelle que c’est lui qui a notamment obtenu un cessez-le-feu et mis fin au conflit à Gaza en août 2014. L’Egypte a par ailleurs organisé, le 12 octobre 2014 au Caire, une conférence internationale pour la Palestine et la reconstruction de Gaza.

Cependant, les relations entre le Hamas et les militaires du Caire n’ont pas toujours été roses. En effet, il faut rappeler que le Hamas avait perdu un allié de poids en la personne de l’ancien président égyptien, issu des Frères musulmans, Mohamed Morsi, lorsque ce dernier fut renversé par l’armée en juillet 2013. De plus, avec le retour aux manettes des militaires et de Sissi, l’Egypte avait alors entrepris (les médias occidentaux en ont peu parlé) une lutte impitoyable contre le mouvement palestinien de Gaza avec des bombardements massifs, la destruction et l’inondation de tous les tunnels au Sud de l’enclave et enfin, la fermeture du point de passage de Rafah. Le Hamas a par ailleurs longtemps soutenu les milices djihadistes dans le Sinaï.

Toutefois, très isolé politiquement, militairement et sur le plan international, le groupe terroriste palestinien a commencé à craindre d’être « débordé » par Daesh, qui a séduit de plus en plus la jeunesse arabe israélienne et palestinienne. Ainsi, la milice palestinienne a peu à peu cessé sa politique tacite et parfois contradictoire (arrestations de djihadistes à Gaza et soutien aux milices du Sinaï) pour préférer un « rapprochement », forcé et contre nature, avec l’armée égyptienne, afin tout simplement de sauvegarder son pouvoir et son leadership. C’est pourquoi, les Egyptiens ont eux aussi décidé d’établir une sorte de coopération avec le Hamas, pourtant toujours considéré comme une organisation terroriste au Caire. De fait, depuis le réchauffement de leurs relations, le point de passage de Rafah ouvre plus régulièrement. Depuis 2017, des représentations du mouvement islamiste palestinien ont donc été régulièrement reçues au Caire. Enfin, dans le but de réconcilier l’Autorité palestinienne et le Hamas, des rencontres avec des diplomates ou des officiers des renseignements égyptiens sont fréquemment organisées.

Lors de la reconnaissance par Donald Trump de Jérusalem comme capitale d’Israël, Sissi est resté relativement discret, ne condamnant pas pour autant la décision du président américain. Mais ce qui est certain, c’est qu’actuellement, pour des raisons de prestige, le Président égyptien et le prince héritier saoudien sont plus que jamais très impliqués dans les négociations actuelles, et plus ou moins secrètes, à propos du futur processus de paix israélo-palestinien, relancé par l’administration Trump…

Autre dossier épineux pour l’Egypte : la crise des barrages avec l’Ethiopie et le Soudan. Il semble qu’aucun des acteurs n’aient envie d’aller vers un conflit et que cette affaire pourrait se régler de manière diplomatique. Où en sont les pourparlers ? Un compromis est-il possible ?

Sissi a également renforcé le rôle de son pays sur la scène africaine. L’Egypte a d’ailleurs réintégré en juin 2014 les institutions de l’Union africaine, où elle avait été suspendue après la destitution de Morsi en juillet 2013. Le Caire est bien sûr très préoccupé par la construction par l’Ethiopie d’un grand barrage sur le Nil, le « Barrage de la Renaissance », susceptible d’avoir un impact négatif sur le débit du fleuve. Mais, même si Sissi montre ses muscles, notamment en renforçant grandement son armée, une série de rencontres bilatérales et trilatérales, avec le Soudan, permettent d’apaiser les tensions et je pense que ce sera une solution diplomatique qui sera privilégiée.

 

Roland Lombardi

Entretien réalisé par Leslie Varenne 

 

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