Turquie, Iran, Russie, USA, Israël :

Un nouvel équilibre géostratégique au Levant ?


Par Caroline Galactéros - le 11/09/2016.

 

Docteur en Science politique, ancien auditeur de l'IHEDN, elle a enseigné la stratégie et l'éthique à l'Ecole de Guerre et à HEC.

 

Colonel de réserve, elle dirige aujourd'hui la société de conseil PLANETING et tient la chronique "Etat d'esprit, esprit d'Etat" au Point.fr.

Elle a publié "Manières du monde. Manières de guerre" (éd. Nuvis, 2013) et "Guerre, Technologie et société" (avec R. Debray et V. Desportes, éd. Nuvis, 2014).

Polémologue, spécialiste de géopolitique et d'intelligence stratégique, elle décrit sans détours mais avec précision les nouvelles lignes de faille qui dessinent le monde d'aujourd'hui.



Situation du conflit en Syrie : en rouge le régime de Damas ; en vert les "rebelles" ; en gris l'Etat islamique.

Situation du conflit en Syrie : en rouge le régime de Damas ; en vert les "rebelles" ; en gris l'Etat islamique.

L’intervention turque en Syrie n’aurait jamais pu avoir lieu sans l’accord de Moscou. On assiste à un exercice éminemment paradigmatique de Realpolitik, dans la mesure où les joueurs, à commencer par Vladimir Poutine et Recep Erdogan, excellent en agilité. Dès mon premier article sur la Turquie, signé juste après le coup d’Etat manqué, je faisais état de la question du rapprochement soudain entre la Russie, la Turquie et l’Iran au Moyen-Orient, particulièrement marquant pendant le “coup” puisque Russes et Iraniens se sont empressés (contrairement aux Occidentaux et notamment aux Américains) de soutenir le gouvernement d’Ankara. Des sources iraniennes sont même allées jusqu’à évoquer la possibilité que les services secrets russes aient pu prévenir Recep Erdogan de l’imminence du coup d’Etat, l’aidant ainsi à le parer puis à faire un véritable “coup dans le coup” sous la forme d’une double purge drastique de l’appareil militaire, administratif, médiatique, éducatif et économique de l’Etat de ses adversaires islamistes et de la vieille garde kémaliste. Juste ou fausse, l’information révèle le nouveau climat qui règne entre Moscou, Ankara et Téhéran et qui ne manque pas déjà d’influer sur le jeu syrien, où la bataille décisive d’Alep fait rage, pour l’instant au profit du régime de Bachar El-Assad, tandis que les deux coalitions (russo-chiite et occidentalo-sunnite) prennent progressivement en tenaille l’Etat islamique autour de ses deux capitales régionales, Raqqa en Syrie et Mossoul en Irak, avec pour l’instant une certaine forme de concertation qui déplaît très fortement aux Kurdes (et c’est un euphémisme).

En accueillant avec magnanimité le retournement spectaculaire de la position d’Erdogan, Moscou joue un coup de maître, en enfonçant un coin dans l’Alliance atlantique et en fragilisant globalement le jeu américain dans la région. Ce mouvement contraint en effet Washington à ne pas pouvoir lâcher Erdogan (aux dépens des Kurdes) et à faire des compromis avec Moscou pour favoriser une coopération militaire plus poussée contre DAECH, notamment en acceptant (enfin !) de prendre leurs distances avec l'ex-Front al-Nosra (même si les arcanes de ce mouvement et de ses excroissances demeurent opaques). Enfin, un dernier aspect des événements récents est le rapprochement récent entre la Russie, la Turquie et Israël dont les dessous demeurent peu lisibles, même si l’on peut penser que la position d'Israël traduit un éloignement de Tel-Aviv d’avec la politique du président Obama vis à vis de l’Iran.

Tous ces éléments peuvent paraître contradictoires les uns par rapport aux autres. En réalité, comme souvent en matière de géopolitique, ce qui paraît incompréhensible à l’échelle des rapports pris séparément les uns des autres apparaît cohérent si l’on se place à l’échelle systémique du “tout”. Car, dans ce magma de rivalités moyen-orientales, un nouvel équilibre semble bien émerger au Levant autour des deux grands acteurs du moment - les Etats-Unis et la Russie - et des grandes puissances régionales - la Turquie, l’Iran et Israël. Certes Washington et Moscou restent dans un rapport de rivalité ouverte. L’OTAN continue à multiplier les provocations aux frontières de la Russie et même désormais en Mer noire et dans la Baltique où ses avions civils ou de chasse mettent à rude épreuve la bonne volonté russe et frôlent le drame… (le 8 septembre, deux avions américains de reconnaissance P-8 Poséidon ont tenté de franchir deux fois la frontière russe au dessus de la Mer noire mais ont rebroussé chemin à l'apparition des intercepteurs russes ; par ailleurs la Russie est très préoccupée d’une collision possible entre avions russes et avions de l’OTAN au dessus de la Baltique ; l’Alliance refuse en effet d’échanger avec Moscou les codes des transpondeurs de ses appareils et utilise parfois même des couloirs aériens civils !).

Le jeu de tensions croisées entretenues par chacune des parties entre les théâtres européen et moyen oriental de leur rivalité globale n’est pas près de cesser. Mais Russes et Américains, tout en se mesurant sans cesse, s’entendent a minima sur le fait qu’il leur revient de dominer et d'orienter l’évolution du conflit syrien comme le processus diplomatique. A ce stade, les perdants - relatifs - de l’affaire, pour l’instant, semblent donc bien être, comme nous l’écrivions il y a peu, les puissances arabo-sunnites de la région, en particulier l’Arabie Saoudite et le Qatar contraintes d’en rabattre et de revenir à une situation ante bellum en acceptant la conservation du régime de Bachar al-Assad. Ils n’ont sans doute pas dit leur dernier mot et leur capacité de nuisance demeure importante. Les Kurdes aussi font les frais de ce duel au sommet. A noter enfin que ce nouvel équilibre géostratégique, réaliste, fondé sur des structures étatiques fortes et sur une certaine diversité culturelle (chiites/sunnites, Arabes/Perses/Turcs, islamistes/laïcs, etc.) est très loin de ressembler à ce que les Occidentaux se permettaient d’imaginer il y a quelques années, au début de la Guerre civile en Syrie. Il faudra un jour que les experts qui se laissent aller à ce type de prospective rendent des comptes ou au moins, s’ils se sont trompés, évoquent avec honnêteté les raisons de leurs inconséquences. C’est à ceux qui s’obstinent à persévérer dans l’erreur avec morgue et légèreté qu’il faudrait faire passer un examen de conscience…

Comme le dit Renaud Girard dans Le Figaro, la nouvelle alliance entre Vladimir Poutine et Recep Erdogan est une alliance de circonstances, non une alliance stratégique – dans une certaine mesure à l’exemple de la relation Russie/Chine (à long terme, Pékin est un dangereux rival de Moscou en Sibérie). Comme je l’écrivais il y a peu dans une interview dans le même journal, Recep Erdogan est en train de réaliser une synthèse national-islamiste dans son pays sur fond d’alliance entre les Frères musulmans et les nationalistes d’extrême-droite. L’idéologie islamiste, quelle que soit sa forme ou sa source, est un danger pour la Russie de Vladimir Poutine qui parvient jusqu’à maintenant à contenir les ferments islamistes de sa population musulmane, mais qui fait face à un défi très important en la matière à moyen terme. Les attentats dans le Caucase émaillent régulièrement l’actualité russe tandis que l’opération russe en Syrie est aussi un moyen pour Moscou de se débarrasser de ses citoyens tombés dans le djihadisme.

En revanche, trois constats poussent Recep Erdogan et Vladimir Poutine à se rapprocher. Primo un intérêt économique mutuel sur les questions énergétiques et sur le tourisme. On pourra citer évidemment le projet South Stream, mais encore la construction de centrales nucléaires fournies par Rosatom à la Turquie. De nombreux entrepreneurs turcs travaillaient directement en Russie avant les sanctions de la fin 2015 et la Turquie accueillait de nombreux touristes russes. Secundo, Poutine et Erdogan partagent un même rejet de l’interventionnisme occidental qui voudrait pouvoir renverser les régimes indociles dont les dirigeants élus lui déplaisent : Erdogan s’étant débarrassé du Deep state turc par son « coup dans le coup », il s’est par la même occasion froissé avec les Américains, ce qui ne saurait déplaire au Maître du Kremlin.Tertio, l’état de la guerre civile en Syrie contraint Ankara et Moscou à repenser une nouvelle relation. Ce point demande un éclaircissement particulier.

Quelle est la situation en Syrie si l’on observe les rapports de force sur le terrain ? Dans un premier temps, c’est le Front démocratique syrien (FDS), en réalité dominé par les Kurdes du PYD et parrainé par les Américains (et aussi plus discrètement par les Russes) qui a le plus bougé les lignes en reprenant la ville de Manbij à l’Etat islamique. Il s’agissait d’abord pour les Kurdes de reprendre cette poche au Nord-Ouest de la Syrie à la frontière turque qui sépare le territoire kurde d’Afrin (à l’Ouest) de celui de Kobané/Djézhiré (à l’Est) pour les faire se rejoindre et ainsi créer un Kurdistan syrien unitaire, appelé “Rojava”. La reprise de la ville de Manbij a été une étape clé dans cette expansion kurde. Pour rejoindre Afrin, la dernière grande étape après Manbij est la ville de Al-Bab, un peu plus à l’Ouest, guère éloignée en réalité d’Alep. Cette hypothèse d’un Kurdistan unifié était insupportable pour les Turcs qui ont lancé leur opération anti-Daech à Jarabulus. En réalité, il s’agit bien davantage d’empêcher la création d’un corridor ouest/est kurde : dans les prochains jours, il est très probable que les Turcs s'aventurent vers le Sud. Il n’est pas anodin qu’ils aient annoncé qu’ils n’excluaient pas de reprendre la capitale de l’Etat islamique, Raqqa, et qu’ils aient déjà bombardé la ville d’Al-Bab. Combattre l’Etat islamique … pour endiguer les Kurdes : on a l’habitude. Les Kurdes pourront-ils réussir leur pari de reprendre Al-Bab avant les Turcs pour rejoindre Afrin et créer le Rojava ? Le temps est très court pour eux et l’hypothèse encore très improbable. Dans le FigaroPatrice Franceschi, qui était sur le terrain avec eux, montrait des signes d’inquiétude avant même l’intervention turque tandis queGérard Chaliand rappelait que la région entre Afrin et Kobané est plate comme la main et donc très difficile à défendre.

Le régime se concentre lui dans la région d’Alep où il semble en bonne voie pour reprendre la capitale économique de la Syrie (méfiance toutefois car quelques jours après des propos optimistes de Damas, une contre-offensive des islamistes au Sud-Ouest d’Alep a failli conduire à l’encerclement d’une partie des troupes du régime). Néanmoins, depuis plusieurs jours, les troupes du régime, aidées par l’aviation russe, les forces iraniennes, les milices chiites irakiennes et le Hezbollah libanais, gagnent du terrain autour d’Alep et ont rétabli le siège du quartier rebelle qui se trouve à l’Est de la ville. La déconvenue d’il y a quelques semaines montre toutefois que les forces de Bachar el-Assad, pourtant appuyées et équipées de l’extérieur, ne sont pas d’une grande efficacité sur le terrain. L’intervention russe a certes changé la donne stratégique : le régime de Bachar el-Assad ne tombera pas, mais en revanche, en l’état actuel de la situation militaire, Damas ne parviendra pas à reconquérir l’ensemble de la Syrie. Son avancée vers Tabqa s’est soldée par un échec cuisant et la route vers Raqqa semble beaucoup plus difficile à prendre que prévu. Idem à Palmyre où l’Armée syrienne ne parvient guère à avancer sur la route qui la mènerait vers Deir Ezzor. Mais pour Vladimir Poutine, un régime de Damas qui se limite à “la Syrie utile” – Lattaquié et Damas, plus un chemin reliant les deux via Homs – convient. Il n’a guère envie d’emmener l’Armée russe dans une opération de reconquête de l’immensité désertique (et sunnite) de l’Est de la Syrie. Quant à la Turquie, elle a indubitablement manqué son objectif stratégique de renverser Bachar el-Assad. Les rebelles islamistes contrôlés de facto par l’ex-Front al-Nusra – Al-Qaïda donc – n’occupent que quelques régions autour de Damas, Homs et Alep. Le seul gouvernorat qu’ils contrôlent entièrement est celui d’Idlib. Quant à l’Etat islamique que la Turquie a de facto soutenu, il est en difficulté face à la coopération de fait de tous les autres protagonistes contre lui (coopération qui n’existe cependant pas entre les Turcs et les Kurdes…).

Dans ce contexte militaire et alors que les Etats-Unis sont en retrait avant leur élection présidentielle et paraissent admettre, contraints et forcés, qu’une autre grande puissance, la Russie, puisse jouer un rôle majeur voire équivalent au leur au Moyen-Orient, les deux puissances régionales non-arabes (Turquie, Iran) plus Moscou semblent vouloir discuter d’un relatif apaisement en Syrie en se fondant sur un équilibre certes précaire que l’on peut déterminer ainsi : le régime de Damas conserve la Syrie utile, mais ne s’engage pas dans une reconquête de l’ensemble du territoire syrien tandis que la Turquie, malgré elle certainement, avoue qu’elle ne parviendra pas à faire tomber le régime mais en profite pour réduire fortement les prétentions kurdes. N’oublions pas que les enjeux économiques avec la Turquie sont aussi très importants pour Téhéran et que si les relations irano-occidentales venaient à se dégrader à l’avenir (ce qui n’est pas impossible avec les positions tant d’Hillary Clinton que de Donald Trump), l’Iran aura besoin d’une Turquie conciliante (comme durant les années précédant l’accord nucléaire où Ankara soutint la cause de Téhéran auprès des Occidentaux). Avec son offensive militaire en Syrie, la Turquie ouvre par ailleurs la voie à un Sunnistan qui pourrait exister demain en Syrie (dans la mesure où Bachar al-Assad et/ou ses successeurs se contenteraient de la Syrie utile) et après-demain peut-être enIrak.De quoi réjouir les puissances du Golfe.

Les Etats-Unis, toujours confinés à leur posture de leadership from behind qui les dispense d’une implication massive et aléatoire au sol, se coordonnent donc implicitement avec Moscou, (notamment à Alep où Washington ne semble plus vraiment soutenir les rebelles) et appuient les FDS dans leur “lutte contre Daech” plutôt que les Kurdes dans leur projet politique, de sorte à pouvoir conserver une relation stable avec la Turquie en cette période mouvementée de méfiance réciproque entre Téhéran et Washington et de nécessité de composer avec leur allié majeur sur le flanc sud de l’OTAN. C’est d’ailleurs sur ce dernier point que l’alliance étonnante Téhéran - Ankara - Damas, pilotée par Moscou, peut se cristalliser : Bachar el-Assad et Recep Erdogan se haïssent mutuellement (pas depuis très longtemps néanmoins...), mais regardent aussi mutuellement avec une commune inquiétude se former un Kurdistan autonome entre leurs deux pays. N’oublions pas que quelques jours avant l’intervention turque contre les Kurdes, Bachar el-Assad a lancé son aviation sur Hassaké alors que les combattants kurdes et les soldats du régime ne cessent de s’écharper dans cette ville dont un tiers est contrôlé par Damas (sorte de réduit du régime au sein d’une zone entièrement contrôlée par les Kurdes) au Nord-Est du pays.

On voit ainsi se former un rapprochement tripartite entre la Russie, la Turquie et l’Iran, sur fond de défiance vis-à-vis des Occidentaux, d’inquiétude par rapport aux Kurdes, d’incertitude à l’égard du conflit syrien et d’interrogation à l’égard de la politique américaine qui sera déterminée par l’issue de l’élection présidentielle en novembre. Cette alliance de circonstances est donc fragile : faut-il rappeler qu’après la crise ukrainienne, en décembre 2014, Vladimir Poutine et Recep Erdogan avaient célébré une grande alliance stratégique qui a fait long feu dès 2015. Dans ce trio, Israël semble se positionner de façon pragmatique, se rapprochant notamment de la Turquie sur fond de convergence énergétique, conservant de bonnes relations avec Moscou – n’oublions pas l’émigration russe en Israël – et se positionnant avec prudence vis-à-vis de Téhéran. Le sort de la bataille d’Alep sera déterminant. Si le régime de Damas sait qu’il ne pourra pas reconquérir l’ensemble du territoire syrien, la capitale économique qu’est Alep demeure pour lui un objectif stratégique. Les prochaines semaines diront si cet équilibre contre-nature entre des régimes aussi culturellement différents que la Russie, la Turquie et l’Iran (qui ont néanmoins en commun un leadership fort et un nationalisme chatouilleux) peut tenir très longtemps. Plusieurs points d’achoppement existent : quid de la Turquie vis à vis des rebelles d’Alep si ceux-ci venaient à être vraiment défaits par le régime ? Quid d’une montée aux extrêmes entre la Turquie et les Kurdes au Nord du pays ? Quid surtout des élections américaines qui auront lieu dans deux mois exactement...

A lire :

Renaud Girard,« Erdogan est une menace spécifique pour l'Europe », FigaroVox, 12/08/2016

Jacques Benillouche, « Turquie, Iran et Israël après le putsch raté », The Times of Israel, 24/07/2016

Patrice Franceschi, « Les Kurdes acceptent de payer le prix du sang pour triompher de l’islamisme en Syrie », FigaroVox, 19/08/2016

Anthony Samrani, « A Hassaké, un nouveau tournant de la guerre en Syrie », L’Orient-le-Jour, 20/08/2016


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