Note d'actualités n° 547 - mai 2019

Les ambitions internationales de la Turquie

...par Alain Rodier.

Il fut un temps, après l’accession au pouvoir de Mustapha Kemal Atatürk en 1922, où la politique turque était « paix dans le pays, paix dans le monde ». Cette maxime est passée de mode, d’abord avec l’invasion de Chypre en 1974, puis suite au déclenchement de la guerre civile contre le PKK en 1984 avec des « droits de suite » en Irak du Nord. L’interventionnisme turc s’est encore accru avec l’arrivée au pouvoir en 2002 du Parti de la justice et du développement (AKP) et de son Premier ministre, puis président,Recep Tayyip Erdoğan. Ce dernier, vantant le « modèle turc » alliant élections démocratiques et valeurs islamiques, dit être animé de la volonté d’apporter aux pays pauvres une aide économique et humanitaire. Mais pour les dirigeants arabo-musulmans, le président turc développe une politique néo-ottomane. L’explication de ce comportement vient de sa proximité avec les Frères musulmans dont la doxa est la prise du pouvoir par des moyens légaux dans les pays à majorité islamique. Erdoğan pense que cette issue est inéluctable et se voit bien en leader historique de ce nouveau phénomène allant dans le « sens de l’Histoire .»

 

UNE DIPLOMATIE AFRICAINE PARTICULIÈREMENT AGRESSIVE

 

À cette fin, Erdoğan multiplie les visites à l’étranger. Un exemple est particulièrement significatif. Ils’est rendu à Mogadiscio en 2011 lors de la grande famine. Il a ainsi été le premier dirigeant non africain à se rendre en Somalie ravagée par la guerre civile. En plus de la livraison d’une aide alimentaire d’urgence, il a lancé des projets de développement, ouvert des écoles et même installé une base militaire dans laquelle les forces somaliennes ont commencé à s’entraîner. Aujourd’hui la Turquie est très présente économiquement dans ce pays – ports, aéroports, etc. -et l’approvisionne en marchandises de consommation courante turques. À noter que la Turkish Airlinesest la seule compagnie aérienne internationale à desservir directement Mogadiscio. Ankara, qui affirme agir uniquement par « solidarité religieuse », est ainsi le pays donateur le plus présent sur le terrain. Un envoyé spécial turc tente même depuis 2018 de réconcilier Mogadiscio et le Somaliland, une région du nord-ouest en situation de quasi autonomie vis-à-vis dupouvoir central.

C’est à partir 2005 que la Turquie s’est lancée sur le continent africain, en y augmentant sa présence diplomatique et commerciale. En quatorze ans, 42 ambassades et 54 destinations aériennes ont été ouvertes !

Seule ombre au tableau, le régime soudanais d’Omar el-Bechir, qui faisait l’objet de toutes les attentions de la part d’Ankara, est tombé en mai 2019. Le président turc s’était rendu dans le pays en 2017 et avait conclu des accords commerciaux d’un montant de 650 millions de dollars, comprenant notamment la remise en état de l’île Suakin qui fut jadis un port du de l’Empire ottoman sur la mer Rouge. Un bail d’exploitation avait été signé en 2017 pour 99 ans ! Mais aujourd’hui, Ankara adopte une politique de Wait and See, la gestion de Suakin pouvant bien être remise en cause.

L’Ethiopie voisine, pourtant majoritairement chrétienne orthodoxe, est également ciblée par Ankara qui augmente progressivement ses échanges commerciaux avec Addis Abeba.

La Turquie a aussi investi modestement à Djibouti où l’Arabie saoudite et les Émirat arabes unis (EAU) possèdent une base militaire depuis 2017. Il faut dire que ce petit pays vit aujourd’hui comme un bailleur en louant sur des bases militaires sur son territoire aux Français, aux Américains, aux Italiens, aux Chinois, etc.

Globalement, l’action d’Ankara dans la Corne de l’Afrique doit être vue comme un tremplin pour affirmer sa présence sur le continent, au Moyen-Orient, en mer Rouge et dans l’océan Indien.

 

RIVALITÉS AVEC LES ÉMIRATS ARABES UNIS ET L’ARABIE SAOUDITE

 

Au départ, les Emirats et l’Arabie saoudite avaient vu dans la Turquie un État sunnite pouvant s’opposer à l’influence de l’Iran chiite. Mais cela a changé avec l’évolution de la politique turque en Syrie[1]et surtout de son attitude vis-à-vis du Qatar dès les premiers jours de la quarantaine décrétée par Riyad contre cet émirat en 2017. En effet, la Turquie a notablement augmenté ses échanges politiques et économiques avec Doha et a même installé une base militaire dans l’émirat[2]. Dubaï et Riyad semblaient avoir oublié que, sur le plan politico-religieux, l’AKP au pouvoir à Ankara représentait les Frères musulmans considérés par eux comme des adversaires.

Les relations d’Erdoğanavec l’émir Cheikh Tamim bin Hamad Al Thani n’étaient pas étroites jusqu’à l’éclatement de la crise avec Riyad. Mais l’méir du Qatar a su se montrer reconnaissant en injectant 15 milliards de dollars dans l’économie turque en 2018. Les deux pays sont tous deux proches des Frères musulmans et entretiennent des relations commerciales avec l’Iran[3]Partout où la Turquie est présente à l’étranger, le Qatar n’est pas loin, assurant souvent les financements dont Ankara est dépourvu.

Ankara critique également les Etats-Unis en raison de l’accroissement de ses liens avec l’Arabie saoudite sous la présidence Trump, ainsi que pour sa politique très pro-israélienne. L’alliance de fait qui existe désormais entre Washington, Tel Aviv, Dubaï et Riyad contre l’Iran l’inquiète au plus haut point. Il faut se rappeler que la Turquie considère l’Iran comme un concurrent, mais pas comme un adversaire.

L’attitude d’Erdoğanle rend désormais très populaire dans la rue arabe, mais craint par ses homologues. Il traite le prince Mohammed bin Salman avec mépris car il pense que celui-ci est soumis à l’« influence néfaste » du prince Mohamed bin Zayed des Emirats. Il lui reproche aussi d’avoir fait perpétrer le meurtre de Jamal Khashoggi à Istanbul, ce qui constitue un véritable affront personnel[4]. Le président turc prend tout de même bien garde de ménager le souverain saoudien, Salmane ben Abdelaziz Al Saoud, car il sait d’expérience qu’une situation politique peut très rapidement évoluer dans un sens que personne n’a prévu.

Le contentieux avec les EAU s’est aggravé en 2013 quand ces derniers ont aidé au renversement de Mohammed Morsi, le président égyptien. Erdoğanpensait alors qu’une alliance turco-égyptienne placée sous l’égide des Frères musulmans allait pouvoir naître et entraîner d’autres pays à sa suite. Ses espoirs se sont envolés avec l’arrivée au pouvoir du maréchal-président Sissi soutenu directement par les EAU et, plus discrètement, par l’Arabie saoudite.

Le pire pour Erdoğan, c’est que c’est la même situation qui se reproduit actuellement en Libye. La Turquie – et le Qatar – soutiennent le Gouvernement d’union nationale (GUN) reconnu par la communauté internationale, contre le maréchal Khalifa Haftar, lui-même appuyé par les EAU, l’Arabie saoudite et l’Égypte. À noter que les relations turco-libyennes sont très anciennes, Ankara ayant beaucoup contribué au développement des infrastructures immobilières et portuaires du pays du temps du colonel Kadhafi. Il faut reconnaître que la Turquie a un savoir-faire incontestable propose un rapport qualité/prix imbattable dans le domaine des chantiers immobiliers. Beaucoup de pays, dont la Russie, ont fait appel à elle dans ce domaine dans le passé.

 

LES AVENTURES MILITAIRES

 

Erdoğansouhaite revitaliser le monde musulman dont il se présente comme le défenseur. Sa politique de Soft Powerva donc perdurer. Il apparait comme celui qui mène des actions humanitaires (la Turquie accueille 3,5 millions de réfugiés) de la Syrie à la Somalie, du Xinjiang – où les Ouighours sont durement réprimés par Pékin – à la Palestine et à la Libye. À noter que Fetullah Gülen – son ancien allié qui avait aidé l’AKP a prendre le pouvoir mais qui est devenu son ennemi juré – avait déjà développé un très important réseau d’écoles réputées de par le monde, particulièrement en Afrique. Dans le cadre des mesures qui ont suivi le putsch raté de 2016 attribué à Gülen, Erdoğana récupéré ces écoles pour les confier à l’administration turque. Cela lui est très utile pour développer son Soft Power. Mais son attitude néocoloniale va continuer à être examinée à la loupe par les pays étrangers car le président turc n’hésite pas à recourir aux actions militaires quand il le juge nécessaire.

Ainsi, la livraison en mai 2019 de douzaines de véhicules blindés Kirpi, d’armements divers et de munitions à des milices soutenant le Gouvernement d’union nationale libyen malgré l’embargo officiel portant sur les armes depuis 2011 a détonné. Ce sont les diverses milices qui, théoriquement, dépendent du Premier ministre Fayez el-Sarraj, qui vont bénéficier de ces armes pour contrer l’offensive du maréchal Haftar débutée en avril. Cette affaire démontre une fois de plus que la Libye est une terre d’affrontements par proxiesentre la Turquie et le Qatar d’un côté, et les EAU, l’Arabie saoudite et l’Égypte de l’autre.

En Syrie, la Turquie a lancé en 2016 l’opération Bouclier de l’Euphratequi lui a permis de s’emparer d’une portion nord du territoire syrien, situé à l’ouest de l’Euphrate. Elle a récidivé avec l’opération Rameau d’olivierqui a permis à Ankara de prendre le contrôle en 2017 le canton d’Afrin. Son objectif était – et demeure – d’établir un cordon sanitaire entre les Kurdes de Syrie ceux de Turquie, tous accusés d’être des activistes séparatistes. Le résultat a été de repousser les mouvements islamistes soutenus par les EAU et l’Arabie saoudite, les obligeant à choisir entre la Turquie et les salafistes-djihadistes de Daech ou d’Al-Qaida.

En plus des bases militaires installées en Somalie et au Qatar, il convient d’ajouter celles entretenues par la Turquie en Irak du Nord « pour contrer le PKK », sans oublier l’implantation permanente en République chypriote turque du Nord[5].

 

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Le président Erdoğan n’a pas renoncé à ses ambitions internationales même si la situation de la Turquie se dégrade petit à petit. Il espère bien obtenir de nouveaux débouchés vers l’est tout en continuant à se livrer à un jeu subtil d’attraction-répulsion avec l’Occident. Ses atouts son nombreux : la position géographique centrale du pays, une économie dynamique et productive de biens de consommations – même si elle est en relative perte de vitesse -, une armée puissante et aux ordres depuis sa mise au pas, des services secrets efficaces même s’ils sont parfois confrontés à des échecs, et surtout, une assise politique encore très importante même si l’AKP a connu quelques revers lors des dernières élections municipales. Ces atouts font que personne ne souhaite aujourd’hui se mettre la Turquie à dos. Erdoğan – sauf accident – a donc encore du temps devant lui pour avancer dans son projet de devenir un des principaux leaders du monde musulman que les observateurs ont trop tendance à résumer au Proche et au Moyen-Orient.

Source : https://www.cf2r.org/actualite/les-ambitions-internationales-de-la-turquie/

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