Note d'actualité n°509 - Mars 2018.

ROYAUME-UNI : L’ENQUÊTE SUR LA MORT DU TRANSFUGE RUSSE SE COMPLIQUE

...par Alain Rodier.

 

Le dimanche 4 mars 2018, deux personnes sont trouvées délirantes sur un banc proche d’un centre commercial de Salisbury, ville située à 140 kilomètres au sud-ouest de Londres. Elles sont transportées aux urgences de l’hôpital local où un empoisonnement – peut-être au fentanyl – aurait été détecté (information non encore confirmée). L’une des victimes est Sergeï Viktotivich Skripal, un ancien colonel russe condamné dans son pays pour espionnage au profit du MI 6 (renseignement extérieur britannique) et échangé en 2016 contre des membres des services russes arrêtés au Royaume-Uni.. L’autre victime est sa fille Youlia, âgée de 33 ans, qui lui rendait visite depuis la Russie où elle résiderait encore. Un policier a également été contaminé en se rendant au domicile de Skripal. Dimanche après midi, les deux futures victimes avaient été vues au pub Mill et au restaurant Zizzi de Salisbury, lesquels ont été fermés pour les besoins de l’enquête.

 

UN ÉCHANGE ROCAMBOLESQUE

 

L’arrivé de Skripal en Angleterre s’est en effet faite dans des conditions pour le moins étonnnantes, décrites dans mon livre Grand angle sur l’espionnage russe1.

Le vendredi 9 juillet 2010, une scène surréaliste se déroule sur le tarmac de l’aéroport de Vienne. Dix officiers-traitants (OT) du SVR, le service de renseignement extérieur russe, sont échangés contre quatre « traîtres » qui viennent d’être graciés par le président Dimitri Medvedev après avoir reconnu par écrit leur « faute ». Avant de rejoindre les États-Unis, l’avion qui emmène les quatre ressortissants de Moscou fait une escale discrète sur l’aéroport militaire de Brize Norton, en Grande-Bretagne, où deux d’entre eux débarquent pour être discrètement récupérés par les Britanniques.

C’est un peu une première dans l’histoire de la Russie. Si du temps de la Guerre froide, Moscou a échangé des agents étrangers, cela n’a jamais été le cas pour ses ressortissants, alors considérés comme de véritables traîtres, tout juste bons pour le peloton d’exécution. De plus, trois des Russes échangés sont des anciens colonels du (SVR), ce qui était encore considéré du temps de la splendeur de l’URSS, comme une circonstance aggravante. Comme le lieutenant-colonel du KGB Vladimir Vetrov rendu célèbre par l’affaire Farewell, ces hommes auraient très bien pu disparaître au fin fond d’une prison après avoir été longuement interrogés pour qu’ils livrent l’étendue de leur trahison. Ils ont eu beaucoup de chance de n’être pas nés plus tôt. Les quatre hommes qui ont pu bénéficier de s cet échange sont :

– Alexandre Zaporojski. Le cas de cet ex-colonel du SVR reste extrêmement étrange. Après avoir travaillé pour les Américains pendant des années, il a finalement fait officiellement défection aux États-Unis en 1997. C’est là un classique de l’espionnage, une source finit souvent par demander à être retirée du « jeu » auquel elle participe tant la pression est forte. Il a alors été logiquement suivi par le FBI qui a en charge la sécurité nationale à l’intérieur du territoire du pays. Or, Zaporojski est arrêté en Russie en 2001 lorsqu’il débarque d’un vol régulier en provenance des États-Unis. Il est condamné en 2003 à dix-huit ans de prison pour haute trahison. Comment s’est-il retrouvé là ? En fait, il semble qu’il ait été ramené manu militari en Russie lors d’une opération d’exfiltration rondement menée par ses anciens collègues du SVR. Ces derniers avaient de quoi lui en vouloir car, avant de faire défection, il aurait renseigné les Américains sur la présence de taupes aux États-Unis, dont les plus célèbres sont Aldrich Ames (OT de la CIA qui a travaillé pour les Russes de 1985 à 1994) et Robert Hanssen (Agent du FBI au service des Russes de 1986 à 2001). Zaporojski a été, à l’évidence, un agent de renseignement de tout premier plan pour les Américains.

– Guennadi Vassilenko. Cet ancien colonel du GRU a tout simplement contacté l’ambassade des États-Unis à Moscou pour proposer ses services. Ce cas qui peut paraître étonnant est aussi un poncif dans le monde du renseignement. Les personnes concernées font généralement cela pour de l’argent mais il est difficile pour les services hôtes de savoir s’ils n’ont pas affaire à une opération de désinformation lancée par leurs adversaires. Comment ce professionnel du renseignement a t-il pu s’imaginer que la représentation diplomatique américaine n’était pas placée sous étroite surveillance, amenant ainsi les services russes à le détecter ? Vassilenko a été condamné à huit années d’incarcération en 2002. Il est possible qu’il ait réussi à faire passer des renseignements avant son arrestation pour prouver sa « bonne volonté » à l’égard de Washington. La faible peine dont il a écopé laisse penser que ces informations ne devaient pas être particulièrement vitales pour la Russie.

 Sergueï Skripal. Cet ancien colonel des forces armées russes arrêté en 2004 a été condamné à treize ans de prison en 2006 pour avoir collaboré avec le MI 6. Il aurait peut-être appartenu un temps au GRU ou au FSB. Partant du principe qu’il aurait été recruté par les Britanniques au milieu des années 1990, cela lui a laissé tout de temps de fournir des informations intéressantes à ses commanditaires.

– Igor Soutiaguine. Ce spécialiste en armement nucléaire été arrêté en 1999. Jusqu’en juillet 2010 où il a signé des aveux, il avait toujours clamé son innocence. Une première fois jugé en 2000, aucune charge n’avait alors été retenue contre lui. Rejugé en 2003, il avait été finalement condamné en 2004 à quinze ans de camp de travail pour avoir communiqué des informations sensibles à une société de conseil britannique qui les aurait retransmises à la CIA sans doute via le MI 6 britannique. Soutiaguine a toujours fait valoir que les informations transmises étaient connues et que les avis et commentaires personnels qui y étaient attachés entraient dans le cadre d’ »échanges de connaissances » entre scientifiques. Ce modèle de défense a déjà été employé par le passé par des scientifiques qui avaient communiqué avec des représentants de puissances étrangères au nom du sacro-saint « progrès de l’Humanité ». C’est de cette manière que le KGB a pu obtenir des renseignements sur le programme nucléaire américain permettant à Moscou d’accéder à la bombe nucléaire avec au moins deux ans d’avance sur ses prévisions.

Soutiaguine et Skripal sont les deux officiers qui ont trouvé refuge en Grande-Bretagne, car ils ont vraisemblablement été traités par le MI 6, même si les Américains ont bénéficié, au moins dans un cas, des renseignements qu’ils ont fourni. C’est donc aux Britanniques de les prendre en charge financièrement. Les deux autres russes travaillaient pour le FBI et la CIA, donc leur prise en charge par les Américains semble logique2.

 

LE PARCOURS DU COLONEL SKRIPAL

 

Depuis la parution de son livre, l’auteur a obtenu de plus amples précisions sur le cas du colonel Skripal. Né le 23 juin 1951, il a travaillé pour les Britanniques à partir de 1995, contre rémunération. En effet, il aurait touché environ 100 000 dollars pour les informations qu’il a fourni, en particulier l’identification d’agents de renseignement travaillant pour Moscou en Europe. Toutefois, si ses informations étaient aussi sensibles que cela, on aurait dû assister entre 1995 et 2003 à une vague de « retournements », d’arrestations et d’expulsions. Curieusement, cela n’a pas été le cas ou, du moins, cela n’a pas été rendu public, ce qui semble incroyable sur une si longue période.

Il est même légitime de douter de l’appartenance de Skripal au GRU ou au FSB ; il semble plutôt qu’il servait dans l’armée régulière et pas au sein des services de renseignement. Les informations qu’il aurait fournies à ses officiers-traitants britanniques auraient davantage concerné l’organisation de l’armée de terre russe que les services secrets. C’est d’ailleurs peut-être pour cette raison qu’il a été puni relativement légèrement. Á titre d’exemple, le colonel Oleg Penkovsky, qui avait trahi au profit de la CIA dans les années 1960, a été exécuté en 1963.

Ce qui est quasiment sûr, c’est que Skripal a été muté aux Affaires étrangères en 1999. Il est vraisemblable que les informations les plus intéressantes qu’il ait pu fournir datent de cette période où il avait accès à des renseignements plus sensibles. Il a ensuite pris sa retraite en 2003, mais a continué à travailler dans l’enseignement. Son arrestation en 2004 ne sera reconnue officiellement qu’au moment de sa condamnation en 2006. Sa peine, qui devait être de quinze ans d’emprisonnement, a été ramenée à treize en raison de sa mauvaise santé et surtout, parce qu’il avait accepté de collaborer avec les autorités russes.

Comme c’est la règle dans le domaine de la guerre secrète, après un débriefing serré, Londres qui avait manipulé cette source (et qui se retrouvait obligé de la gérer) lui aurait accordé un toit à Salisbury, ainsi qu’une pension. Il n’était pas nécessaire de lui fournir une nouvelle identité puisqu’il avait été officiellement gracié par le président Dmitri Anatolievitch Medvedev et, de ce fait, était libre de ses mouvements.

 

UNE TROUBLANTE SÉRIE DE DÉCÈS

 

L’épouse de Skripal, Liudmilla, est décédée des suites d’un cancer de l’endomètre, en 2012, en Grande-Bretagne. Son fils de 43 ans – malade des reins – est mort lors d’un voyage à StPetersbourg en 2017. Sa dépouille a été rapatriée en Angleterre où les autorités n’ont rien relevé de « suspect » dans cette mort soudaine. Il n’empêche qu’au moins une des deux dépouilles a été exhumée du cimetière de Salisbury le 9 mars 2018, pour que la médecine légale puisse procéder à de plus amples investigations. Cela semble un peu étrange car dans le cas de décès de proches d’un ancien agent, la moindre des choses pour service de renseignement professionnel aurait consisté à examiner les corps avant inhumation.

Le fentanyl – s’il s’agit bien du produit ingéré par Skripal et sa fille, l’enquête ne semblant pas aller dans cette direction – est un analgésique 100 fois plus puissant que la morphine. Il est apprécié des consommateurs de drogue pour ses capacités 40 fois plus importantes que l’héroïne, pour un coût moindre. Le problème est que le risque de surdose mortelle est important. Ainsi, c’est ce produit qui aurait causé la mort du chanteur Prince, le 21 avril 2016, et de la chanteuse Dolores O’Riordan – du groupe irlandais The Cranberries -, le 15 janvier 2018, dans un hôtel de Londres. Lors de la prise d’otages du théâtre de Moscou par des terroristes tchétchènes en 2002, les forces spéciales russes ont utilisé un gaz à base de fentanyl pour neutraliser les agresseurs, ainsi qu’une partie des otages3.

Il convient d’attendre les résultats de l’enquête pour éclaircir cette affaire. Les Britanniques qui sont en période de « Guerre glaciale » avec la Russie – pour ne pas reprendre l’expression Guerre froide -,, affûtent leurs arguments pour nuire à leur adversaire désigné : « le gouvernement russe » (ils se gardent prudemment de parler de la « Russie »). Leur ministre des Affaires étrangères, Boris Johnson, a déclaré devant le Parlement: « Si l’enquête démontre la responsabilité d’un État, le gouvernement répondra de façon appropriée et ferme (…). Je le dis aux gouvernements à travers le monde, aucune tentative de prendre une vie innocente sur le sol britannique ne restera impunie« . Sans désigner Moscou, il a suggéré que la Grande-Bretagne ne se rendrait peut-être pas à la coupe du monde de football qui aura lieu en Russie, cet été. Il est à noter que si les Américains sont particulièrement « remontés » contre le Kremlin, ce n’est rien à côté des Britanniques qui n’ont jamais considéré que la Guerre froide était terminée.

 

UNE AFFAIRE QUI EN RAPPELLE UNE AUTRE

 

Les circonstances de cette nouvelle affaire rappellent la mort d’Alexandre Litvinenko, un ancien officier du FSB – le service de sécurité intérieur russes – et farouche opposant à Vladimir Poutine. Il a été empoisonné en 2006 à Londres avec du polonium-210. Cela dit, la justice britannique n’a jamais réussi à impliquer formellement le Kremlin dans cette affaire qui ressemble plus à un crime de type mafieux qu’à une opération homo menée par des services de Moscou. En effet, lorsqu’ils mènent une telle action, les services ne laissent pas le temps à leur victime de s’exprimer durant des jours devant les autorités et la presse car cela est jugé comme dangereux. Par contre les mafias assassinent très souvent « pour l’exemple » en faisant « passer un message » à des « initiés » grâce à la manière dont le meurtre a été effectué4. Le moins que l’on puisse dire est que les relations de Litvinenko avec le crime organisé russe étaient plus que troubles…

Mais il est bien difficile de voir quel pouvait être l’intérêt de Moscou à se livrer à cette opération homo, si opération homo il y a eu. Skripal n’était pas le seul « traître » à être échangé et il ne détenait plus aucune information sensible depuis son arrestation en 2014. De plus, s’il lui restait quelque chose à dire, il l’a obligatoirement fait lors de son arrivée en Grande-Bretagne en 2010 car il a certainement été débriefé par les services spécialisés dans les règles de l’art, durant de longues semaines. Enfin, il avait officiellement été « pardonné » par le Kremlin comme cela a été évoqué plus avant.

Sans tomber dans l’angélisme, il convient de constater qu’assassiner Skripal allait à l’encontre des usages en vigueur dans le domaine de l’espionnage. Il avait été condamné, échangé puis pardonné. Il n’y avait pas de raison valable pour revenir là-dessus. Á la différence de son compagnon d’infortune, Igor Soutiaguine – qui vit aussi en Grande-Bretagne et qui intervient régulièrement dans des colloques et autres conférences -, Skripal ne se livrait pas publiquement à des actions pouvant être considérées par Moscou comme anti-russes.

De plus, l’intérêt politique d’une élimination en cette période d’élection présidentielle en Russie est plutôt contre-productif. Par contre, tous les anti-Poutine vont en faire leurs choux gras et pour pouvoir poursuivre leur Moscou Bashing. Londres et Washington vont plus en tirer profit que le Kremlin qui se retrouve une nouvelle fois dans la position d’accusé. On peut d’ailleurs se demander si l’on n’assiste pas en l’espèce à une « ingérence » étrangère dans le processus électoral d’un pays tiers…

Les Britanniques n’ont certainement pas tué Skripal, mais ils profitent de l’occasion qui leur est ainsi offerte pour se livrer à une campagne anti-Poutine dont la réélection quasi-certaine sera de toutes façons contestée. Les « grands » démocrates que sont les Anglo-saxons ne tolèrent les élections que lorsque les résultats correspondent à leurs attentes, sinon ils considèrent qu’il y a forcément eu « magouilles ».

Cela dit, dans cette terrible affaire, toutes les hypothèses restent ouvertes. Souhaitons que les deux victimes ainsi que le policier se remettent rapidement afin de donner leur version… librement !

 

  1. UPPR éditions, Paris, 2017. ↩
  2. Les Russes connaissent le même problème. Certains agents ayant travaillé pour eux comme Guy Burgess, Donald Duart Maclean et Anthony Blunt (trois des « cinq de Cambridge ») ont fini leur vie à Moscou avec les avantages liés au rang de général du KGB qui leur avait été attribué. Cela dit, être expatrié à vie a posé quelques problèmes psychologiques graves à certains. ↩
  3. Il semble d’ailleurs que le dosage ait été trop fort, entrainant la mort d’une partie des otages. ↩
  4. Ainsi, celui qui a volé à l’intérieur de l’organisation se voit amputé de la main, celui qui a trop parlé est retrouvé mort avec un oiseau dans la bouche, etc.

 

Source : https://www.cf2r.org/actualite/royaume-uni-lenquete-mort-transfuge-russe-se-complique/

 

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