Censures françaises (suite)

...par Jean Daspry - Le 01/04/2019.

« La vérité a besoin de mensonge – car comment la définir sans contraste ? » (Paul Valéry). Contraste entre la vérité et le mensonge, telle est l’une des principales caractéristiques de la France éternelle ! Contraste d’autant plus frappant que l’on touche aux grands principes et que l’on évolue dans la République en marche. D’un côté, il y a les généreuses pétitions de principe sur la liberté d’expression, de l’autre, il y a la réalité plus triviale, plus liberticide. Plus on célèbre avec faste la Patrie les Lumières, plus on la foule aux pieds sans vergogne. Et cela est d’autant plus vrai que l’on s’attaque à la doctrine officielle, la fameuse doxa, simplement en la questionnant au nom de la disputatio.

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LA FAILLITE DE LA VÉRITÉ SUR LA SYRIE

Nos lecteurs fidèles de www.prochetmoyen-orient.ch en ont été dûment et longuement informés dans note magazine du 25 février 2019. Nous abordions sous divers angles la question de la censure française, en général et des foudres qui se sont abattues sur le colonel François-Régis Legrier, en particulier. Rappelons ce que nous écrivions à l’époque :

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« Dans sa livraison des 17 et 18 février 2019, le quotidien Le Monde sous la plume de son experte des questions de défense, Nathalie Guibert nous apprend que la ministre des Armées, la sympathique Florence Parly envisagerait de sanctionner le colonel d’artillerie, François-Régis Legrier pour avoir publié dans la Revue défense nationale un article critique intitulé : « La bataille d’Hajin : victoire tactique, défaite stratégique ? ». Fort de son expérience de commandant de la « Task Force Wagram », l’auteur y stigmatise une approche de la bataille d’Hajin à l’américaine aboutissant à des destructions importantes de cibles civiles qui donnent à la population « une détestable image de ce que peut être une libération à l’occidentale, laissant derrière nous les germes d’une résurgence prochaine d’un nouvel adversaire ». Ce colonel regrette l’absence d’une tactique de terrain et critique la vision globale américaine. À ses yeux, la guerre n’est pas gagnée « faute d’une politique réaliste et d’une stratégie adéquate ». Notons que le rédacteur en chef de la Revue défense nationale – dont nous tairons le nom – indique « avoir manqué de discernement » et a retiré le texte du site internet de la publication »1.

Fin de citation

Nous n’avions rien retiré à notre texte initial 2.

LA FAILLITE DE LA VÉRITÉ SUR LE MALI

Qu’apprenons-nous un mois après la farce de la Revue défense nationale ? Que nos censeurs viennent de sévir sur la Revue Afrique contemporaine. Qu’écrit le site mediapart sur le sujet ?

Début de citation

L’agence française de développement a annulé la publication d’un dossier sur le Mali qui devait paraître dans sa revue Afrique contemporaine, animée par des chercheurs-universitaires, provoquant une mini-fronde dans le milieu de la recherche sur l’Afrique.

« Censure », dénoncent les uns, « fonctionnement ordinaire du système », commentent les autres. Depuis le 22 mars, une controverse fait réagir au sein du petit monde de la recherche française en sciences sociales, spécialisée sur l’Afrique. Elle a pour origine la démission de Marc-Antoine Pérouse de Montclos, chercheur à l’Institut de recherches et du développement (IRD), de ses fonctions de rédacteur en chef d’Afrique contemporaine. Cette revue trimestrielle née en 1962 est éditée par l’Agence française de développement (AFD), institution financière publique, après avoir été longtemps sous la houlette de la Documentation française – dépendant des services du premier ministre. La raison officielle de cette défection : l’AFD a refusé la publication d’un dossier consacré au Mali. Pourtant, les articles de ce numéro spécial, « écrits par des chercheurs réputés, qui connaissent le terrain et écrivent depuis longtemps sur le Mali et l’Afrique, avaient été acceptés et approuvés par le comité de rédaction de la revue », indique Bruno Charbonneau, qui a dirigé ce travail (et qui est lui-même professeur d’études internationales au Collège militaire royal de Saint-Jean au Québec).

L’un des textes du dossier, détaille-t-il, analyse les faiblesses de l’approche militaire du contre-terrorisme actuellement privilégiée par les puissances occidentales, montrant « comment cette approche qui l’emporte sur tout peut être contre-productive et être elle-même génératrice de violences ». Un autre évoque « l’impunité générale et généralisée dont jouissent des représentants de l’État malien dans la mesure où leurs actions illégales, criminelles et autres ne sont pas ou que rarement punis ». Il semble que ce sont ces deux articles qui ont posé problème à l’AFD, laquelle édite la revue mais la dirige aussi puisque le directeur de la rédaction est un de ses agents, Thomas Melonio. Ce dernier est le directeur exécutif du département innovation, recherche et savoirs de l’AFD, et a été conseiller Afrique du président François Hollande après avoir été délégué national responsable de l’Afrique au Parti socialiste. Il était en poste à l’Élysée lors du lancement de l’opération militaire française Serval au Mali, en 2013.

Les justifications avancées par l’AFD restent vagues. « Je n’ai pas participé aux discussions, mais ai compris qu’on nous reprochait des propos potentiellement diffamatoires, sans plus de précisions, une faiblesse académique du dossier, une absence de terrain, etc. » dit Bruno Charbonneau. « Pour justifier cette décision, on m’a parlé, entre autres, de risques diffamatoire et “réputationnel” pour l’AFD, mais sans jamais pointer les phrases litigieuses », a pour sa part expliqué Marc-Antoine Pérouse de Montclos dans un entretien avec La Croix. De son point de vue, « ce blocage » est « de nature politique ». Sa démission a été suivie par celle d’au moins trois membres du comité de rédaction, qui compte une trentaine de personnes, toutes issues du milieu de la recherche et de l’enseignement. Contacté par e-mail et téléphone par Mediapart, Thomas Melonio n’a pas répondu à une demande d’entretien. Si plusieurs chercheurs français et étrangers disent que « l’indépendance académique »de la revue est compromise, d’autres, toutefois, ne s’estiment pas concernés et jugent que l’incident ne devrait surprendre personne. « On ne peut pas travailler pour une revue de l’AFD et imaginer être libre. Un jour arrive le rapport de force et la raison d’État l’emporte sur l’illusion de la liberté. Aucune revue sérieuse en France n’est financée par les pouvoirs publics », dit l’un des membres de cette petite communauté scientifique, qui tient à rester anonyme.

« Le rédacteur en chef d’Afrique contemporaine est un prestataire de l’AFD, laquelle n’est ni de près ni de loin un organisme de recherche mais une banque au service du pouvoir politique français », insiste-t-il, ajoutant que « dans cette histoire, l’acteur le moins hypocrite est l’AFD qui aurait pu financer une revue via un prête-nom associatif ». Un universitaire étranger, qui a déjà été publié par Afrique contemporaine, abonde dans son sens, parlant d’hypocrisie ou d’ignorance de la part de ceux qui protestent : « Écrire pour une revue ou diriger une revue qui appartient à une banque comme l’AFD suppose quelques contraintes », souligne-t-il. Pour lui, parler de « censure » est par conséquent abusif. On ne saura sans doute pas avec précision lesquels des éléments du dossier Mali ont gêné l’AFD. Mais on peut supposer sans trop se tromper que son refus de publier est lié à la forte présence de la France au Mali, pays en pleine déliquescence, et dans le Sahel en général, où elle cherche à sécuriser ses approvisionnements en matières premières comme l’uranium et à freiner l’émigration vers l’Europe. Dans ce cadre, l’AFD joue un rôle important, travaillant quasiment en binôme avec l’armée française. « Les liens de confiance entre l’Agence française de développement et les armées françaises n’ont jamais été aussi étroits », a ainsi déclaré en février le général Frédéric Blachon, commandant de la force « Barkhane ». Cette « coopération » s’inscrit dans le contexte de la nouvelle politique française et européenne dans la région, qui consiste à compléter « le pilier sécuritaire » assuré par la force Barkhane, par un « pilier développement ». Ce volet développement prend d’ailleurs souvent une forme particulière, puisque c’est Paris qui détermine les besoins et conçoit les projets selon ses priorités, se substituant aux gouvernements des États concernés. Un seul exemple : un projet de 33 millions d’euros intitulé « Trois frontières » qui doit permettre de « stabiliser » la région frontalière du Mali, du Niger et du Burkina Faso, en appuyant « le développement socio-économique ». 

Ce programme a été entièrement conçu par la France, et plus particulièrement par la Direction de la coopération de sécurité et de défense (DCSD) du ministère de l’Europe et des affaires étrangères, et sera mis en œuvre par des ONG françaises qui sous-traiteront le travail à des organisations locales, avec des financements apportés par l’AFD. Une approche qui suscite beaucoup de scepticisme chez des experts et fera sans nul doute l’objet d’analyses par des chercheurs-universitaires, lesquelles risquent toutefois de ne pas être publiées par Afrique contemporaine. Dans l’immédiat, Bruno Charbonneau cherche à faire éditer le dossier litigieux dans une autre revue. « De notre point de vue canadien, si l’aspect “censure” est important, nous pensons qu’il ne faut pas oublier et négliger les “vrais” enjeux, c’est-à-dire ce qui se passe au Mali. La dernière tragédie en date montre qu’il y a une aggravation très significative de la situation », dit-il en faisant référence à l’épouvantable massacre qui a eu lieu le 23 mars dans le village d’Ogoussagou »3.

Fin de citation

Le quotidien Le Monde revient sur une pleine page sur cette triste affaire et sur tenants et aboutissants4. Il enfonce le clou. Critiquer, d’une manière ou d’une autre, l’intervention française au Mali revient à un crime de lèse-majesté qui vaut excommunication à son (ses) auteur(s). Il n’y a de liberté d’expression que dans la mesure où les chercheurs censés être indépendants reproduisent la pensée du Grand Timonier, Kim Jong-Macron. Comme le souligne, l’un des chercheurs interrogés : « Le cas malien est devenu un tabou en France et garantit beaucoup de pressions de la part du pouvoir ».

UN REMAKE DE L’AFFAIRE LEGRIER

Manifestement, et même si comparaison n’est pas raison, l’histoire se répète à intervalles réguliers. Nous ne pouvons que reprendre les trois remarques formulées à propos de l’affaire Legrier. « Tout d’abord, cette affaire en dit long sur les pratiques de nos instituts de recherche financés par l’État. Ils apparaissent aujourd’hui sous leur vrai jour, à savoir de vulgaires officines de propagande de la doctrine officielle au sein desquelles toute forme de critique, fut-elle constructive de la doxa, est interdite, bannie5. Ensuite, cette affaire en dit long sur les pratiques détestables de la Fonction publique où l’on promeut les courtisans et l’on sanctionne les indépendants. L’esprit de Cour n’a jamais été aussi prégnant que sous le règne de Jupiter-Macron 1er. Enfin, cette affaire en dit long sur l’alignement systématique de la France sur les Diktats américains dans le domaine militaire ».

Tout ceci est indigne de la tradition française des Lumières. Tout ceci relève de l’obscurantisme le plus inacceptable digne des pires dictatures. On s’étonnera ensuite que la recherche française dans les domaines des relations internationales et, plus particulièrement, sur les questions stratégiques, politico-militaires ne jouisse pas d’une grande réputation. Comme le souligne un des membres démissionnaires du conseil scientifique de la revue : « Si des considérations relevant des lieux communs deviennent dérangeantes à ce point et justifient cette manière de faire, c’est très inquiétant ». On traque désormais des « contenus politiquement sensibles »6. Ceci explique cela. À méditer au pays de la République en marche en godillots.

UN REMAKE DE L’AFFAIRE BIGOT

Rappelons pour mémoire que le sous-directeur de l’Afrique occidentale au Quai d’Orsay, Laurent Bigot avait été sèchement évincé de ses fonctions par le ministre Laurent Fabius en 2013. En cause, le Mali déjà comme le soulignait à l’époque le Figaro :

« Filmé lors d’une conférence à l’Institut français des relations internationales (Ifri), ce très bon connaisseur du terrain met les pieds dans le plat en dénonçant notamment « une corruption gangrenant depuis de longues années toutes les sphères jusqu’au plus haut niveau ». Il évoque aussi « une démocratie de façade » et souligne que, si « l’État malien s’est effondré sur lui-même », les déterminants de la crise, eux, demeurent. Des propos tenus « à titre personnel », mais qui n’en reviennent pas moins à contester la politique menée depuis des années vis-à-vis du Sahel. Car pour Bigot, le problème ne se limite pas au « cas emblématique » du Mali. Le Burkina-Faso, dit-il, « est le prochain sur la liste à risquer de s’effondrer ». Autant de déclarations qui, on s’en doute, ont suscité de fortes irritations à Bamako, à Ouagadougou et dans plusieurs capitales de la région. « Laurent Bigot était devenu gênant », commente un chercheur spécialisé sur l’Afrique »7.

Le diplomate n’avait eu qu’un seul tort, dire la vérité avant l’heure. Les faits ont amplement démontré qu’il avait entièrement raison.

UN REMAKE DE L’AFFFAIRE LUGAN

Hier encore, c’était la lettre de l’Afrique réelle dont le rédacteur en chef est Bernard Lugan qui passait sous les fourches caudines du ministère des Armées au printemps 2018. Rappelons les termes dans lesquels l’intéressé présente l’affaire :

« Des civils exerçant semble-t-il les fonctions de « commissaires politiques » au sein du Ministère des Armées (MINDEF), ont fermé l’accès à mon blog pour tous les ordinateurs mindef, et cela, tant dans les administrations que dans les Ecoles ou les Corps de troupe. Cette censure intervient au moment où l’Afrique Réelle publie un numéro spécial consacré au Mali dans le contexte de la recrudescence des actions islamistes armées dans ce pays. Un numéro dans lequel sont longuement analysés les phénomènes ayant conduit à l’impasse actuelle et les solutions qui pourraient être apportées. Cette censure est aussi ridicule que vaine. Le filtre censurant l’accès unique géré par le MINDEF me permet en effet de constater que les visites de mon blog explosent et cela, grâce aux multiples connexions privées dont les militaires disposent tout à loisir, chez eux, à l’abri des « fichards « du ministère. Cette censure ne pénalise donc que celles de nos forces qui ont le plus besoin d’avoir une vision complète de la situation, celles qui sont projetées sur le terrain, au Sahel, et qui ne disposent que des ordinateurs de service. Voilà donc des hommes et des femmes qui risquent chaque jour leur vie et qui, par le sectarisme ou le simple caprice de certains lapins de coursive planqués dans un ministère malheureusement confié à des civils, sont privés d’un éclairage qui pourrait leur être utile. L’Afrique Réelle qui fête son 100e numéro et qui entre dans sa dixième année, se rit naturellement de cette censure liberticide. Grâce à la fidélité de ses abonnés, et en dépit des coups répétés, « avec le calme des vieilles troupes », la revue continuera à analyser la situation africaine à travers le seul prisme du réel. Ce réel qui agace tant les idéologues et qui met quotidiennement à mal les petites certitudes d’envieux dont, comme le disait le poète vaudois Louis-Auguste Martin, « la haine ne meurt que sur la ruine du mérite qui leur portait ombrage »8

Cela commence à faire pas mal pour un pays qui se donne en exemple !

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« La propagande est aux démocraties ce que la violence est aux dictatures » (Noam Chomsky). À quand la création en France d’un ministère de la Propagande et la nomination à sa tête d’un nouveau Goebbels ? Au moins les choses seraient plus claires. Ainsi, la France entrerait dans la catégorie des démocraties illibérales, des démocratures, des dictatures à l’instar de la Corée du nord qu’elle se plait à dénoncer à longueur d’année. Où sont passés nos bataillons de droits de l’hommiste éminents toujours prompts à défendre la veuve et l’orphelin, la liberté d’expression aux quatre coins de la planète ? Nos dirigeants gagneraient à méditer ce jugement de Fernando Pessoa selon lequel : « l’action rapporte toujours plus que la propagande ». En définitive, c’est tout sauf glorieux d’un homme (et de sa clique) qui pensait inventer un monde nouveau. Censures françaises.

Suite et à suivre…

1 Nathalie Guibert, Un officier français critique la stratégie de la coalition occidentale en Syrie, Le Monde, 17-18 février 2019, p. 4.
2 Jean Daspry, Le Colonel a dit la vérité, il doit être exécuté, www.prochetmoyen-orient.ch , 25 février 2019.
3 Fanny Pigeaud, Le Mali est au centre d’une polémique entre l’Agence française de développement et des chercheurs-universitaires, www.mediapart.fr , 26 mars 2019.
4 Joan Tilouine, Comment la revue « Afrique contemporaine » a perdu sa liberté éditoriale, Le Monde, Idées, 29 mars 2019, p. 26.
5 Guillaume Berlat, Influencer la recherche : vaste programme !, www.prochetmoyen-orient.ch , 24 avril 2017.
6 Joan Tilouine, « Des contenus politiquement sensibles », Le Monde, Idées, 29 mars 2019, p. 26.
7 Alain Barluet, Le Mali fait tomber des têtes au Quai d’Orsay, www.lefigaro.fr , 11 mars 2013.
8 Jean Daspry, Entre censure et vérité, www.prochetmoyen-orient.ch , 21 mai 2018.

 

Source : https://prochetmoyen-orient.ch/orient-ations-224/

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