La tribune de Caroline Galactéros du 05/01/2022.

«Il faut cesser de jouer avec la sécurité de l’Europe».

Cette tribune date du début de l'année mais, au regard des évènements, ressemble aujourd'hui à une prophétie ! JMR

 

Caroline Galactéros 05/01/2021 Merchet

Source : L'Opinion.

 

Les Etats sont prisonniers de leur géographie. La situation de l’Ukraine, à la charnière entre les pays de l’Otan et la Russie, impose une évidence : elle doit demeurer stratégiquement neutre, comme la Finlande, la Suède, la Suisse ou l’Irlande, pour sa propre sécurité et celle du continent. On imagine, au lendemain de la dissolution de Memorial et sur fond de tension militaire à la frontière russo-ukrainienne, les indignations que cette proposition suscitera de la part des néo-conservateurs déguisés sous les oripeaux de la morale universelle et autres distributeurs de points de Godwin en géopolitique. Car l’idée même d’un compromis avec la Russie ressuscite, comme par un réflexe conditionné, le spectre de Munich, qui continue de hanter des mémoires artificiellement reconstruites par Hollywood et les cercles d’influence atlantistes. Gardons-nous de telles illusions bien-pensantes. La politique internationale n’est pas une discipline incantatoire. Elle est une question de survie, fondée sur la compréhension des rapports de force mais aussi sur celle de la vision des autres, alliés ou adversaires. C’est la méthode à appliquer pour prévenir une catastrophe annoncée à l’Est. Tentons de contempler cette région du point de vue de Moscou et de Washington, sans préjugé ni a priori.

A la fin de la Guerre froide, les présidents Bush père et Gorbatchev étaient convenus, en contrepartie de l’intégration de la RDA dans l’Alliance atlantique, de ne pas élargir celle-ci aux pays de l’Est et aux anciennes républiques soviétiques. Niée par l’Otan et par les milieux atlantistes depuis 2014, l’existence de tels engagements des principaux dirigeants occidentaux est attestée par la correspondance diplomatique américaine déclassifiée en 2017. Verba volent, scripta manent. L’accord était verbal et le vieux mot du Président Queuille — « les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent » — trouva une nouvelle illustration, grâce à la naïveté des dirigeants russes, alors que l’Amérique célébrait sa prétendue « victoire dans la Guerre froide ».

Vae victis ! Aux yeux des vainqueurs autoproclamés, il n’y avait plus de limite à la marginalisation de la Russie dans son propre environnement géographique. Face à ce qu’elle considérait comme des agressions, la Russie faible a réagi en semant des mines à sa périphérie — réactivation des conflits gelés, agitation des minorités. Puis la Russie forte a répondu en grondant, faute d’être entendue, aux perspectives d’élargissement de l’Otan à l’Ukraine et à la Géorgie exprimées lors du sommet de Bucarest, alors qu’au cours de la même année 2008, la reconnaissance du Kosovo ouvrait une brèche dans le modèle inter-étatique de la Charte des Nations unies que Moscou considère comme la seule armature imparfaite mais légitime du système international à même de préserver la souveraineté de ses acteurs.

« Vladimir Poutine ne croit plus en une convergence des trois piliers de l’Occident. Il prône un retour à une diplomatie transactionnelle dure et la fin de la politique d’ingérence américaine. Pour lui, une Ukraine dans l’Otan serait une défaite stratégique majeure, donc inacceptable »

« Contre monde ». La réponse fut la guerre de Géorgie, qui, même si son déclenchement releva de la responsabilité de Mikhail Saakachvili, témoignait du fait que la Russie était prête à se battre à sa périphérie, contrairement aux Etats-Unis et à l’Europe. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, le scénario ne sera pas différent en Ukraine. Car de surcroît, les temps ont changé. La fin de l’histoire n’a pas eu lieu, la Chine a structuré un nouveau duopole de tête avec les Etats-Unis, et la Russie a dû s’adapter pour renaître elle aussi comme puissance globale. Vladimir Poutine ne croit plus en une convergence des trois piliers de l’Occident. Il prône un retour à une diplomatie transactionnelle dure et la fin de la politique d’ingérence américaine. Pour lui, une Ukraine dans l’Otan serait une défaite stratégique majeure, donc inacceptable. Il demande des garanties écrites pour son pays de non-élargissement de l’Otan et de non-déploiement d’armes offensives aux frontières de la Russie. Ces exigences sont-elles scandaleuses ou illégitimes ?

A-t-il été entendu ? Les dirigeants occidentaux n’en sont pas à leur première erreur de calcul. En s’affichant sur la Place du Maïdan en 2014, en négligeant le dialogue avec Moscou, en n’obligeant pas surtout les responsables du mouvement démocratique à tenir leurs engagements à l’issue de la médiation des ministres français, allemand et polonais, ils ont plus que contribué à l’enchaînement qui a conduit à l’annexion de la Crimée et à la guerre en Ukraine orientale. Revenir dans la zone d’accord potentiel implique un retour aux fondamentaux, dont le premier est le maintien d’un statut neutre de l’Ukraine. Mais si le Président Biden paraît avoir compris l’intérêt d’un découplage entre Moscou et Pékin et les dangers d’un dérapage en Europe, l’Etat profond américain n’en a cure. On ne peut donc exclure un enchaînement catastrophique. Que cherchons-nous ? Une guerre en Europe décidée à Washington ? Un nouveau « rideau de fer » au cœur de notre continent, l’UE faisant face à un « contre monde » structuré autour d’un bloc russo-chinois consolidé ?

Les perdants d’une telle évolution seraient les Européens. C’est là que la guerre et l’instabilité reviendraient. Et c’est dans une ligue otanienne, au profit des intérêts américains, que la France se trouverait alors plus encore poussée à s’engager. Car l’armée américaine n’interviendra pas plus en Ukraine qu’elle ne l’a fait en Géorgie. En revanche, le nouveau tombereau de sanctions qui s‘abattra sur Moscou achèvera la construction de « l’ennemi russe systémique », menée par les Etats-Unis depuis trente ans pour justifier le renforcement de l’Otan.

« Paris est le dindon de la farce, un animal sans tête qui court en tous sens, invoquant le «plus d’Europe» et la chimère d’une «autonomie stratégique européenne» pour faire oublier son déclassement et son renoncement consenti à la puissance comme à l’influence »

Anti-russisme pavlovien. Les puissances européennes et la France doivent réagir. Cessons de nous neutraliser et de nourrir une vision qui persiste à faire de la Russie un ennemi. Nous nous en remettons plus que jamais à l’Otan pour notre défense. Pendant ce temps, l’Allemagne post-Merkel elle aussi est en train de faire sa mue vers une puissance d’inertie assumée au cœur de l’Europe et constitue désormais, avec la Turquie, le meilleur allié passif de Washington. Paris est le dindon de la farce, un animal sans tête qui court en tous sens, invoquant le « plus d’Europe » et la chimère d’une « autonomie stratégique européenne » pour faire oublier son déclassement et son renoncement consenti à la puissance comme à l’influence. Il faut stopper cet engrenage et oser. Oser réfléchir par nous-mêmes. Oser sortir de l’anti-russisme pavlovien qui n’est qu’une facilité de raisonnement. Nous devons affirmer le caractère indispensable pour la sécurité en Europe du statut neutre de l’Ukraine et interdire toute entrée dans l’Otan, comprendre enfin que la sécurité de la Russie, c’est aussi la nôtre et c’est celle de l’Ukraine.

Certes, la Russie n’est pas une démocratie idéale. Déçue, frustrée, sceptique, elle ne nous veut pas que du bien, pas plus et pas moins, du reste, que les Etats-Unis. Devrions-nous être pour autant oublieux de notre histoire et de nos intérêts mondiaux ? La République s’est alliée en son temps à l’Empire d’Alexandre III et de Nicolas II, sans pour autant ignorer les pogroms, l’écrasement de la Pologne ou les cravates de Stolypine. C’est au sacrifice du soldat soviétique que l’Europe doit sa liberté, et le général de Gaulle n’a pas hésité à se rendre à Moscou en 1944 pour prévenir une inféodation de la France aux puissances anglo-saxonnes.

Nous devons faire avec le monde tel qu’il est, dans lequel la Russie est une puissance mondiale nécessaire à l’équilibre du monde et à la préservation de nos intérêts, ni alliée, ni adversaire mais partenaire avec lequel nous devons traiter pour préserver notre souveraineté, notre sécurité et notre indépendance. Pour cela, il faut à la France un homme d’Etat qui nous sorte enfin de notre état d’hébétude stratégique. Un homme courageux, lucide, doté d’une véritable hauteur de vue, déterminé à préserver les intérêts de notre pays, à restaurer sa crédibilité internationale et son utilité stratégique. C’est le plus sûr moyen de préserver à la fois la sécurité et la prospérité des Français.

Bonne nouvelle : Cet homme existe.

 

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