«La transparence mène à une tyrannie souriante»

...par Dominique Lecourt - 10/02/2017.

 

Philosophe français, ancien élève de Georges Canguilhem et de Louis Althusser.

Professeur émérite des Universités,

président d'honneur des Presses Universitaires de France, ancien recteur d'Académie, il est directeur général de l'Institut Diderot depuis 2012.

Auteur de plus d'une trentaine d'ouvrages et de plusieurs grands dictionnaires, il a dernièrement publié L'Égoïsme. Faut-il vraiment penser aux autres? (éd. Autrement, 2015).



FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Réagissant à l'affaire «Fillon», le philosophe a accordé un entretien fleuve au FigaroVox. À l'image des régimes totalitaires sans vie privée, la transparence livre paradoxalement les citoyens à une conception de la société qui favorise un pouvoir sans limite.

 

Par Alexis Feertchak


FIGAROVOX. - Alors que les proches de François Fillon parlent d'acharnement médiatique, d'autres invoquent au contraire la vertu de la transparence de la vie politique. De quoi ce désir de transparence est-il le nom?

Dominique Lecourt. - L'injonction de n'avoir rien à cacher semble désormais faire l'unanimité. Le scandale des comptes dissimulés à l'étranger de Jérôme Cahuzac est sans doute la goutte qui a fait déborder le vase. Ce ministre avait pour fonction de chasser le fraudeur fiscal qu'il était lui-même confortablement devenu. Les hommes politiques n'ont pas pris la mesure des exigences de l'opinion publique devenues très sévères depuis une trentaine d'années alors que se succédaient les grands scandales sanitaires. La formule «Responsable mais pas coupable» nous plonge dans un monde d'impunité qui n'est pas celui du citoyen lambda. On a vu naître le triptyque «transparence, conflits d'intérêts, principe de précaution»… Le juriste Didier Truchet parle à ce propos d'une démocratie de la méfiance qui s'est substituée à la démocratie de la confiance.

L'idée que l'action de l'administration doit être connue du citoyen n'est pas nouvelle. La loi du 17 juillet 1978 impose aux décideurs publics comme privés de donner des informations «sur ce qu'ils sont, sur ce qu'ils font et sur leurs motivations». Il en est résulté une réelle amélioration de l'information des citoyens. Depuis l'adoption de la loi sur la transparence de la vie publique du 11 octobre 2013, suite à l'affaire Cahuzac, il est établi que «constitue un conflit d'intérêts toute situation d'interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés […] de nature à influencer l'exercice indépendant, impartial et objectif d'une fonction».

Malheureusement, je ne pense pas que ces dispositions puissent suffire à dissiper les soupçons. L'actuel lynchage de François Fillon en est la preuve, à mes yeux. Les trois crises successives (2000, 2007 et 2008) ont rompu le lien de confiance entre la base et le sommet de la pyramide sociale. La rage et le désespoir se sont emparés de populations entières. On ne «donne» plus de travail. Les autorités se découvrent impuissantes. Elles ont perdu leur ressort vital. Comment en est-on arrivé là? C'est que chacun s'en remet à d'autres de ses responsabilités… En dépit de tous les discours généreux sur la solidarité, nous attendons trop des autres et n'exigeons pas assez de nous-mêmes.

La question de la transparence entre dans le champ de la moralisation de la vie politique, mais pendant que l'on parle de l'affaire Fillon, on parle moins des sujets politiques de fond. L'extension du registre moral marque-elle l'affaiblissement du politique?

«Affaiblissement» est un mot … bien faible. C'est une véritable destruction de la politique à laquelle nous sommes aujourd'hui conviés. La transparence avec ses procédures médiatiques implacables s'impose à tous. Chefs d'entreprise, dirigeants politiques, sportifs... Tout a désormais vocation à être analysé, vérifié, espionné. Dans le cas de François Fillon, le feuilleton impose son rythme, ses dates. Les «vérités» qui sont publiées dormaient depuis des lustres dans des mémoires obscurcies. Aujourd'hui, on découvre quelque chose que l'on savait depuis longtemps. On allume les feux du scandale pour focaliser l'attention. Toute cette dramaturgie n'est que pure hypocrisie des uns et des autres et permet d'éviter de traiter les questions de fond. Le chômage, la fiscalité, la sécurité, la pauvreté, l'immigration, il n'en est plus guère question. La politique, conceptuellement détruite, vidée de sa substance, cède la place à une morale agressive. Cette stratégie a été mise à l'épreuve dans le cadre de l'élection américaine de novembre dernier. Prenons garde de ne pas arriver au même résultat.

Tocqueville estimait qu'en France, le désir d'égalité l'emportait sur le désir de liberté. La transparence n'est-elle pas encouragée par des passions négatives comme l'envie ou la jalousie?

Tocqueville pensait qu'en annihilant l'aristocratie, nous avions nivelé la société. Tous égaux, nous nous sentirions désormais capables de tirer la vérité de nous-mêmes sans avoir recours à une hiérarchie préalablement établie. L'égalité favorise assurément l'esprit critique mais aussi également le scepticisme, voire le pessimisme. Replié sur soi, chacun devient la proie de la jalousie ou de l'envie qu'Aristote définissait comme «la peine causée par la prospérité d'autrui».

Entre le voyeurisme et la transparence, comment fixer la limite?

Chacun d'entre nous est invité à une constante mise en scène de lui-même. Et nous voudrions tout savoir de l'autre. Tout sans réserve. Nous voudrions que l'autre se dévoile. Pas de secret, pas de limite. L'exhibitionnisme et le voyeurisme font partie des perversions majeures de notre temps. La jouissance, la plus largement partagée. De la télé-réalité au compte Instagram de Kim Kardashian, les exemples sont légions. Ce que la société nous offre, ou plutôt nous impose, un djihadiste y verra un vide abyssal que seul vient combler illusoirement un narcissisme exacerbé, sexualisé à outrance et commercialement exploité. L'individu s'épanouit dans le narcissisme. Il semble que les plus récentes générations en Occident soient particulièrement touchées par cet amour excessif porté à l'image de soi, à commencer par celle de son corps propre. Notre société se trouve aujourd'hui submergée par ces images. Nous vivons le temps de l'«intime public» qui bouleverse les cadres de la décence et même de la pudeur. Le selfie ou égo dans sa version française québécoise (simplification d'égoportrait) est venu opérer la jonction entre égoïsme et narcissisme au bénéfice du second. L'adjonction d'un support rétractable pour téléphone portable, le «manche à selfie», aggrave et étend ce mouvement. Désormais, nul n'observe plus les monuments historiques ou les paysages exotiques si ce n'est au service ou à la gloire de sa propre-image. Le monde extérieur n'a plus d'intérêt et de réalité que si j'en constitue la figure centrale. Le monde est mon décor, sans limite.

Le psychanalyste Michel Schneider reproche aux hommes politiques de céder pathologiquement au narcissisme. Si l'on va toujours plus loin dans la transparence, le risque n'est-il pas d'accentuer encore le narcissisme de la vie politique?

Jugement implacable mais les électeurs se révèlent souvent rebelles. Voyez le Brexit ou la victoire du non au référendum italien. Voyez aussi l'élection de Trump qui s'est refusé à la logique de la transparence malgré les injonctions de l'establishment. Depuis Freud, les psys nous ont apporté des connaissances originales sur la psychologie des hommes politiques. Il me semble toutefois que la question doit être posée en termes différents. On peut partir comme le député François Cornut-Gentille du constat de l'«impuissance publique» généralisée. Voyez ! Les réformes, quand il en vient, sont toujours à reprendre parce qu'on les confond avec des modifications administratives ou des changements d'organigramme. Un véritable automatisme de répétition semble ainsi s'être emparé de la représentation Nationale. D'où une «intempérance législative» (une suractivité), et la médiocrité des textes. Même le fameux «choc de simplification» s'est transformé en une tyrannie normative. À peine une loi votée, les ministres se consacrent à formuler normes et règlements administratifs qui paralysent notre pays. Chaque cas se trouve encadré par un texte, décret, règlement ou circulaire. On le voit avec la crise de l'agriculture et la situation des paysans français. Est-ce l'«art de gouverner»? Plutôt une technique pour donner le change une fois perdu tout contrôle sur le destin du peuple. Voyez la pauvreté actuelle de la réflexion législative. Et l'esquive plus ou moins astucieuse que constituent les débats sur les «valeurs» auxquels ont recours la droite comme la gauche ne peut suffire à endiguer la violence qui ronge le lien social. Ne reste plus que le fantôme du «vivre ensemble» comme objectif officiel à la politique. Quel résultat…

La transparence ne concerne pas seulement la vie politique. La question se pose aussi en matière de vie privée avec l'essor des nouvelles technologies, soit que l'on s'affiche volontairement sur les réseaux sociaux, soit que l'«industrie des données» collecte plus ou moins discrètement des informations sur les internautes. La transparence n'est-elle pas le premier ennemi de la vie privée?

En soi, la technologie n'est ni bonne ni mauvaise. Qualifier ainsi une technologie en tant que telle serait saugrenue. Vous lui trouverez forcément des effets positifs et négatifs. J'ajoute que cela peut même varier selon l'époque. Pensez au radium découvert par Marie Curie et son mari. Avant d'être interdit en 1937, il était utilisé jusque dans le talc pour bébé!

Le patron de Facebook, Marc Zuckerberg, n'y va pas par quatre chemins. Il considère que la norme sociale est l'exhibitionnisme. Il faut tout dire et s'exposer à la face du monde, sauf à être hors norme. Lorsque vous tentez d'expliquer à un gamin qu'il laisse des traces numériques et une multitude d'informations sur ses goûts, ses désirs, ses envies, ce dernier vous répondra qu'il n'a rien à cacher. L'ancien président de Google, Éric Schmidt, considère d'ailleurs que seules les personnes qui ont des choses à se reprocher se soucient de la protection de leurs données personnelles! Cela revient à confondre la notion d'intimité et celle d'innocence. Eric Schmidt soutient qu'il ne peut vous garantir la récupération de vos propres données à partir du moment où vous les entrez. Son modèle économique ne le permet pas et, en conséquence, sa société s'autorise à conserver les informations. Et l'utilisateur l'accepte comme une fatalité. Lors d'une conversation avec Alex Türk, l'ancien président de la CNIL, ce dernier m'expliqua que Google avait travaillé sur une notion de «banqueroute de réputation» dans l'éventualité où un internaute verrait sa réputation détruite sur le Web. L'idée était que l'État permettrait un changement d'identité. Nous pourrions avoir ainsi plusieurs identités durant notre vie. Larry Page, le co-fondateur de Google et son actuel président, espère qu'à terme son empire gérera la totalité des connaissances mondiales accumulées et que les États seront dans l'obligation de se tourner vers lui. Celui-ci disposant de la totalité des informations sur les citoyens du monde, les États, avec leurs fichiers régaliens classiques, seront relativement bien plus ignorants et devront se tourner vers Google qui décidera de leur transmettre (ou non) telles informations sur leurs citoyens. Tout ceci est du domaine public mais qui s'en soucie? Qui s'en alarme véritablement?

La transparence n'était-elle pas l'une des armes privilégiées des régimes totalitaires? Faut-il dans ce cas en conclure à l'avènement d'une tyrannie de la transparence?

Paradoxalement, la transparence livre les citoyens à une conception de la société qui favorise un pouvoir sans aucune limite. C'est bien l'idée du régime totalitaire. La différence, c'est qu'il ne s'agit plus d'un régime ouvertement brutal du pouvoir mais d'un pouvoir qui se veut souriant auquel, néanmoins, les individus sont contraints d'adhérer totalement. Edward Bernays, le neveu de Freud, me permettra de conclure notre entretien: «Un automate ne peut pas éveiller l'intérêt du public. Un leader, un lutteur, un dictateur, oui»…


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