Situation en Libye

par Bernard Lugan - le 19/06/2016.



 

En Libye, l’Etat islamique (EI), surinfection d’une plaie jihadiste ouverte en 2011 avec la mort du colonel Kadhafi, est un commode « ennemi de confort » permettant d’éviter de désigner les vrais responsables du chaos. Que l’on réfléchisse un instant :

-       L’Etat islamique n’étant implanté à Syrte que depuis 2015, ce n’est donc pas lui qui a provoqué une anarchie libyenne ayant commencé en 2011, mais les milices salafistes de Tripoli et celles des Frères musulmansde Misrata.

-       Ce n’est pas davantage l’EI, dont la base démographique est insignifiante, qui envoie des dizaines de milliers de migrants en Europe, mais les cités côtières dont celles de Tripoli et de Misrata. Mêlées à tous les trafics, ce sont ces dernières qui se livrent à la forme contemporaine de la traite des esclaves.

 

Or, soutenus militairement par la Turquie, par l’insatiable petit émirat du Qatar, par l’Europe et par les Etats-Unis,  ceux qui sont à l’origine du chaos - et qui en vivent -, viennent de se refaire une vertu auprès de la communauté internationale en chassant de Syrte un Etat islamiquequ’ils avaient pourtant longtemps toléré… Cette victoire d’une fraction jihadiste sur une autre n’est en rien un gage de paix pour la Libye et pour toute la région. 

Le problème de fond est en effet ailleurs : les alliances tribales sur lesquelles reposait l’ordre socio-politique libyen ont été éclatées par l’intervention franco-otanienne de 2011. Dans le vide alors créé se sont engouffrés des acteurs secondaires devenus artificiellement les maîtres du jeu. Qu’il s’agisse des Frères musulmans de Misrata, des islamo-jihadistes de Tripoli ou de l’Etat islamique. Toute pacification de la Libye passe donc par le rééquilibrage entre les vrais acteurs tribaux actuellement tenus à l’écart du processus politique, et ces acteurs secondaires que la communauté internationale s’obstine à vouloir installer au pouvoir à travers le gouvernement dit d’Union nationale dominé par Misrata et placé à la merci de ses milices[1].

 

Dans cette analyse, je développerai quatre points :

1)      Les raisons de l’échec de l’Etat islamique en Libye

2)      Les balbutiements du gouvernement d’Union nationale

3)      La situation sur le terrain militaire et diplomatique

4)      Les  vrais moyens de reconstruire la Libye

 

1)      Les raisons de l’échec de l’Etat islamique en Libye.

 

En 2013,  Abu Bakr al-Baghdadi, le chef de l’Etat islamique annonça la création d’un groupe à Derna, en Cyrénaïque. Durant l’année 2014, associé à d’autres groupuscules jihadistes, l’EI prit le contrôle de la ville et proclama l’Etat islamique Branche de Barqua. Mais ses méthodes lui attirèrent l’hostilité des autres islamistes. Principalement parce que n’étant pas Libyens, les membres de l’EI s’affranchissaient des affiliations et des connivences tribales locales. Groupés dans le Conseil des Moujahidines de Shura, les jihadistes « locaux » chassèrent  l’EI de Derna. Ce dernier tenta alors de prendre pied à Benghazi, mais il fut repoussé par les forces du général Haftar.

 

Les survivants se replièrent alors dans la région de Syrte, l’ancien fief du colonel Kadhafi. Ce choix était particulièrement judicieux pour quatre grandes raisons :

1)      La région, véritable frontière, tant géographique que culturelle, entre la Cyrénaïque et la Tripolitaine constituait une sorte de zone tampon entre les forces de Misrata à l’ouest, et celles du général Haftar à l’est.

2)      Elle est située aux lisières de la Tripolitaine, région elle-même largement contrôlée par les islamistes, dont les milices de la ville de Misrata (Frères musulmans) alliées aux jihadistes de Tripoli. Or, l’Etat islamique avait pour objectif d’engerber toutes les forces islamistes dont Fajr Libya, Ansar Al Sharia et les diverses sous-marques d’Al-Qaeda dans un futur Etat islamique d'Afrique du Nord, à l'imitation de l'Etat islamique d'Irak.

3)      Elle abrite les principaux terminaux pétroliers de Cyrénaïque.

4)      La région est également le point de départ de la pénétrante qui, depuis le littoral méditerranéen s’enfonce vers le sud en direction de la région péri-tchadique. De là, il aurait été possible à l’Etat islamique d’établir une liaison avec  Boko Haram en s’appuyant sur le réseau commercial ancré sur la tribu arabe des Awlad Sulayman dont plusieurs membres lui avaient prêté allégeance. De plus, l’Etat islamique allait pouvoir chercher à profiter des rivalités opposant Touareg, Arabes et Toubou pour le contrôle du commerce et des trafics transsahariens. Nous sommes en effet ici  dans la longue histoire, sur l’antique route des caravanes.

 

Le 4 janvier 2016, à partir de Syrte, l’EI lança une attaque contre les ports de Cyrénaïque par lesquels la Libye exporte 40% de son pétrole brut. Ses forces furent repoussées et, depuis, l’organisation recule, n’étant parvenue, ni à sortir de son réduit de Syrte, ni à engerber les diverses composantes jihadistes du pays, ni à s’ouvrir une véritable liaison avec Boko Haram. La raison de ces échecs est que la Libye n’est ni l’Irak, ni la Syrie. Dans ces deux pays, l’EI a bénéficié de trois grands avantages qui n’existent pas en Libye :

-       L’opposition entre chiites et sunnites lui a permis de justifier son combat pour l’unité des sunnites. Tel n’est pas le cas en Libye où tous les musulmans sont sunnites.

-       Le contrôle des puits de pétrole lui a fourni une trésorerie, or, le pétrole libyen ne pouvant être exporté que par la mer, les navires occidentaux se seraient opposés à un tel commerce.

-       La base arrière turque lui a permis à la fois d’écouler son pétrole en contrebande et de disposer d’un territoire frontalier dont les autorités, toutes à leur lutte contre les Kurdes, considéraient ses combattants quasiment comme des alliés. En Libye, il n’existe pas de base arrière frontalière pour l’EI.

 

A ces trois points s’en ajoutent deux autres, à savoir la définition tribale du pays qui est un obstacle au califat universel prôné par l’EI, ainsi que les fortes identités de la Cyrénaïque et de la Tripolitaine qui ont rendu impossible la greffe d’un mouvement composé majoritairement d’étrangers.

 

L’EI s’est donc trouvé pris au piège sur un territoire d’à peine 12.000 kilomètres carrés autour de Syrte et d’une poignée de villages. Sa force réelle qui a été largement surestimée se montait en effet à peine à quelques milliers d’hommes dont un millier de combattants aguerris.

 

 

2)      Les balbutiements du gouvernement d’Union nationale.

 

Dans une Libye disloquée par une guerre de tous contre tous, trois gouvernements s’opposent. A Tobrouk, siège la Chambre des représentants reconnue par la communauté internationale ; à Tripoli est installé le parlement de Salut national sous influence des islamistes d’Abdelhakim Belhadj et des Frères musulmans de Misrata. Quant au Gouvernement d’union nationale constitué le 19 janvier 2016 sous les pressions de l’ONU et dirigé par Fayez el-Sarraj, il n’est pas encore parvenu à se faire reconnaître dans l’ensemble du pays. Nombreux sont en effet  ceux qui lui reprochent de faire la part trop belle aux Frères musulmans de Misrata et aux islamistes de Tripoli.

La composition de ce Gouvernement d’union nationale a également longtemps buté sur le portefeuille de la Défense brigué à la fois par le général Haftar, le chef de l’armée de Cyrénaïque soutenu par l’Egypte, et par l’ancien bras droit de Ben Laden,  Abdelhakim Belhadj, le chef du GICL (Goupe islamiste de combat de la Libye) une des plus puissantes milices islamistes de Tripoli, soutenu par la Turquie et le Qatar. Finalement, le ministère est revenu au colonel Mehdi Brahim Barghethi (Mahdi al-Barghati), proche du gouvernement de Tobrouk, mais que certains observateurs pensent être en froid avec le général Haftar. Quant au ministère de l’Intérieur, il a été attribué à El Aref Salah Khouja (Salel al-Khoja), un lieutenant d’Abdelhakim Belhadj. Les forces de sécurité libyennes vont donc dépendre de deux chefs dont les objectifs sont à l’opposé…La coupure entre la Tripolitaine et la Cyrénaïque est donc une fois de plus inscrite dans les faits.

Concernant les autres ministères, chaque région, chaque grande faction a en principe obtenu d’être représentée. Dans cette dilution de l’Etat, certains sont favorisés, comme les Frères musulmans de Misrata, inconditionnellement appuyés par la Turquie et le Qatar. D’autres sont marginalisés, comme Zenten, qui détient prisonnier Saïf al Islam, le fils du colonel Kadhafi. Le nouveau gouvernement s’est installé à Tripoli où, de fait, il est sous le contrôle des Frères musulmans de Misrata et des milices de Tripoli proches d’Al Qaeda (Aqmi).

 

 

3)      La situation sur le terrain militaire et diplomatique.

 

La Libye est coupée en trois ensembles :

-       En  Cyrénaïque, au début du mois de mai 2014  le général Khalifa Haftar, a lancé l’Opération dignité contre les islamistes. Le général Khalifa Haftar est issu de la tribu des Ferjany dont le fief est la ville de Syrte, ville natale du colonel Kadhafi. Il fut, avec ce dernier, un des auteurs du coup d’Etat militaire qui renversa le roi Idriss en 1969. S’il s’est ensuite brouillé avec le colonel, il n’a en revanche jamais rompu les liens avec sa tribu, ce qui le place au cœur d’une alchimie tribale stratégique située à la jonction de la Cyrénaïque et de la Tripolitaine. Le général Haftar est soutenu par l’Egypte, les Emirats arabes et l’Arabie saoudite.

-       En Tripolitaine, les milices de Misrata (Frères musulmans) et les salafistes de Tripoli surarmés par le Qatar et par la Turquie, ont pris l’avantage sur les milices de Zenten. Leur alliance est cependant fragile. En plus de celui de la communauté internationale, ils disposent du soutien de l’Algérie dont le principal objectif est la fin du chaos en Tripolitaine afin d'assurer la sécurité de sa frontière orientale. C’est pourquoi Alger traite avec les islamistes hostiles à l’EI qui contrôlent l'ouest de la Libye.

-       Au Fezzan, Touareg et Toubou font partie de deux alliances opposées. La première  qui réunit Toubou, milice de Zenten, forces du général Haftar et tribus kadhafistes (Kadafdha et Magarha) est soutenue par les Emirats arabes. La seconde alliance  unit Touareg, Arabes Awlad Sulayman, milices de Misrata et de Tripoli et elle est épaulée par le Qatar et la Turquie.

 

4) Les  vrais moyens de reconstruire la Libye.

 

La Libye dont plus de 90% du territoire est désertique, rassemble des tribus divisées en sous tribus et en clans. Au nombre de plusieurs dizaines, si toutefois nous ne comptons que les principales, mais de plusieurs centaines si nous  prenons en compte toutes leurs subdivisions, ces tribus sont groupées en çoff (confédérations).Ces ensembles ont des alliances mouvantes au sein des trois régions composant le pays. La mort du colonel Kadhafi a fait exploser cette alchimie tribale avec des conséquences d’autant plus graves que la grande constante historique du pays est la faiblesse du pouvoir par rapport aux tribus, l'allégeance de ces dernières au pouvoir central n'étant jamais acquise. Quant aux bases démographiques des groupes tribaux, elles ont certes ont glissé vers les villes, mais les liens tribaux ne se sont pas distendus pour autant.

 

Le colonel Kadhafi avait ancré son pouvoir sur l'équilibre entre les trois grands çoff libyens, à savoir la confédération Sa'adi de Cyrénaïque, la confédération Saff al-Bahar  du nord de la Tripolitaine et la confédération Awlad Sulayman de Tripolitaine orientale et du Fezzan à laquelle appartiennent les Kadhafda, sa tribu. A travers sa personne, étaient également associées par les liens matrimoniaux la confédération Sa'adi et celle des Awlad Sulayman car il avait épousé une Firkèche, un sous clan de la tribu royale des Barassa. Son fils Saif al-Islam se rattachant donc à la fois aux Awlad Sulayman par son père et aux Sa'adi par sa mère, il peut donc, à travers sa personne, reconstituer l'ordre institutionnel libyen démantelé par la guerre franco – otanienne .

 

Aujourd’hui, les alliances tribales constituées par le colonel Kadhafi ont explosé et là est l’explication principale de la situation chaotique que connaît le pays. En conséquence de quoi, soit l'anarchie actuelle perdure et Misrata et les islamistes prendront le pouvoir en Libye, soit une guerre civile éclatera entre la Tripolitaine et la Cyrénaïque avec la possibilité d’une sécession de cette dernière, soit les confédérations renouent des liens entre elles. Tout le reste n’est qu’illusion européocentrée. A commencer par  le gouvernement dit d’« Union nationale.»

 

 Bernard LUGAN


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