Le jeudi 10 juin, lors d’une conférence de presse, Emmanuel
Macron a annoncé la fin de Barkhane, sans pour autant expliciter le nouveau format de l’opération française dans la région. Selon ses déclarations, les modalités du nouveau dispositif devraient
être connues dans les semaines à venir. Sur le fond, la révision de l’architecture sécuritaire dans le Sahel n’est pas taboue en soi, elle est même bienvenue pour sortir de l’impasse stratégique
actuelle. Sur la forme en revanche, cette décision pose un certain nombre de problèmes qui engagent à la fois la parole de la France et son avenir dans la région ainsi que celui des pays
d’Afrique de l’Ouest.
Pour bien comprendre ce que signifie la fin de Barkhane, il faut se rappeler que cette opération a été créée en 2014 pour regrouper sous un commandement unique
toutes les opérations militaires françaises dans la région : Epervier au Tchad, Sabre au Burkina Faso et en Mauritanie et des unités engagées au Mali au titre de Serval. En finir avec
Barkhane, c’est donc revenir à la situation ante, a fortiori si seules les unités déployées au Mali sont concernées par le repli. Il convient également d’avoir à l’esprit que, parallèlement à la
création de Barkhane, en février 2014, la France a poussé à la création de la force conjointe du G5 Sahel. Officiellement pour faire face à la régionalisation du conflit, plus prosaïquement pour
prendre le relais lorsque Barkhane se désengagerait. C’est également Paris qui a pesé de tout son poids pour obtenir la création en avril 2013 d’une mission onusienne de maintien de la
paix. Malheureusement, ni le G5 Sahel ni la Minusma se sont avérés capables de prendre ce relais. Enfin, la stratégie d’européanisation a bien fonctionné pour financer le G5 Sahel et
assurer la formation des forces armées maliennes mais elle ne peut en aucun cas remplacer les actions offensives de Barkhane.
Au Mali, la France n’a pas su anticiper les risques, comme l’a reconnu Jean-Yves le Drian lors de son audition devant le Sénat en février 2021, « parce qu’ils avaient été défaits au Mali,
nos adversaires sont passés d’une stratégie territoriale à une stratégie de déstabilisation». En effet, les groupes djihadistes ont étendu leurs action, circonscrites au Nord
Mali en 2012-2013, au Burkina Faso et au Niger. Elle n’a pas vu arriver non plus les problèmes dans le centre du Mali et ni Paris ni la Minusma ne sont intervenus auprès des Etats pour faire
cesser l’action délétère des milices et autres groupes d’autodéfense qui sont responsables au Mali et au Burkina Faso du plus haut niveau de violence.
Les Européens, qui ont été suppliés de s’investir et d’intégrer Takuba, ont été mis devant le fait accompli et s’ils gardent le silence en attendant d'y voir clair,
ils n’en pensent probablement pas moins. De même, pour les pays du G5, qui ne sont pas plus informés et avec qui Emmanuel macron se montre une nouvelle fois pour le moins indélicat.
« La chance ne sourit qu'aux esprits bien préparés ». Louis Pasteur
A toutes ses déconvenues se sont ajoutés de nombreux autres sujets d’agacement. Le Conseil de Sécurité n’a pas voté de résolution pour imposer des sanctions aux
auteurs maliens du « coup d’Etat dans le coup d’Etat » de mai 2021, comme la France le souhaitait ; la décision de la Cédéao de laisser le colonel Assimi Goïta s’installer
à la présidence a également irrité le président français. Lors de sa conférence de presse, il a d’ailleurs tenu à souligner : « Je pense que la décision que la Cédéao a prise de
reconnaître un putschiste militaire crée une mauvaise jurisprudence pour les Africains eux-mêmes. On ne peut pas souffrir d’ambiguïté. »
Et la liste n’est pas close, à cela s’additionne le refus de l’Union européenne de mutualiser l’effort de guerre, ce qui a scandalisé les députés européens de la
République en Marche la semaine dernière. Enfin, le rapport de mars 2021 sur les morts civils de Bounti en janvier 2021 est encore perçu comme une trahison de la Minusma. Il est d’ailleurs
intéressant de noter que la mission de maintien de la paix n’est même pas mentionnée dans la liste des partenaires à consulter. Et comme si cela ne suffisait pas, dernier coup dur en date, le
départ du chef d’état-major, le général Lecointre, qui a souhaité mettre un terme à ses fonctions.
Entre incertitude et expectative
Le schéma de la future présence française tel que décrit par le président français est à ce jour trop flou pour avoir une idée de sa pertinence : « la fin
de l'opération Barkhane en tant qu'opération extérieure pour permettre une opération d'appui, de soutien et de coopération aux armées des pays de la région qui le souhaitent, et la mise en
œuvre d'une opération militaire et d'une alliance internationale associant les Etats de la région et tous nos partenaires strictement concentrées sur la lutte contre le
terrorisme ». Et encore faudra-t-il que lesdits partenaires le valident.
S’il n’y a aucune lisibilité, une chose est néanmoins certaine : c’est le pire moment pour tout chambouler. Le contexte régional est hautement volatile. La
paix en Libye et le retrait des mercenaires étrangers de ce pays qui ne manqueront pas de trouver d’autres opportunités dans le Sahel est un risque supplémentaire de déstabilisation de la zone.
La Côte d’Ivoire vient de subir une attaque complexe avec embuscade et engin explosif improvisé. Les incidents sécuritaires se font de plus en plus rapprochés et la diversification des méthodes
montre la réelle implantation des groupes djihadistes dans ce pays. Le Burkina Faso vient de subir à Solhan un des pires massacres de civils de son histoire. Les psychodrames politiques maliens
occultent la grave crise sécuritaire qui se poursuit et au Niger la situation n’est pas meilleure. Ce n’était vraiment pas le bon timing pour faire du Sahel, une variable d’ajustement de la
campagne électorale de 2022.
Leslie Varenne
L'improbable "alliance internationale" au Sahel
...le Canard enchaîné" - 16/06/2021.
Présence française au Sahel :
Malgré la fin de Barkhane, un scénario à l'afghane est très improbable
...par Antoine Boitel - Le 31/08/2021.
Un risque de scénario à l'afghane menace-t-il la présence française au Sahel ? Alors que les
derniers soldats américains ont quitté Kaboul, Emmanuel Macron souligne la stratégie française en Afrique et défend la manière hexagonale dans les médias.
Alors que les Etats-Unis retirent leur dernier soldat de Kaboul ce 31 août, date butoir fixée par
l'administration américaine pour quitter l'Afghanistan après 20 années de présence, la question se pose de savoir si les forces françaises pourraient laisser une situation similaire au Sahel sept
ans après le commencement de l'opération Barkhane et sa fin annoncée pour le premier trimestre 2022.
Que penser de la décision d'Emmanuel Macron de mettre un terme à Barkhane ?
Une forme d'enlisement, des préoccupations de politique intérieure, une lutte contre le terrorisme islamiste,
d'importants enjeux diplomatiques et parfois économiques, des Etats déstabilisés qui peinent à contrôler leurs frontières...
Les similitudes entre la situation de la France au Sahel et celle des Etats-Unis en Afghanistan ne manquent pas
et l'annonce d'Emmanuel Macron de repenser l'engagement militaire hexagonal de Barkhane le 10 juin 2021 résonne encore comme une réduction de la voilure, tandis que les Taliban ont repris en
quelques semaines l'Afghanistan à la faveur du départ précipité des Américains au cours du mois d'août.
Dans une déclaration ce 31 août, le porte-parole des Taliban, Zabihullah Mujahid, a d'ailleurs
revendiqué depuis l'aéroport de Kaboul à propos du départ américain : «C'est une grande leçon pour d'autres envahisseurs et pour notre future génération. C'est aussi
une leçon pour le monde.»
Comparaison n'est pas raison
Pourtant, la comparaison s'arrête là. Le chef d'Etat français s'en défend d'ailleurs dans un article publié par
le Journal du dimanche le 25 août et précise la stratégie de Paris au Sahel : «La France ne se désengage pas, comme je l'entends dire à tort. Mais la France va au bout de sa
logique, se concentre principalement sur le combat antiterroriste en soutien aux Etats. Dans la durée, cette mission ne peut continuer qu'avec la solidité des Etats et des administrations des
pays du G5 Sahel. Ce n'est pas à nous de le faire. Je ne crois pas au state building : ce n'est pas aux Occidentaux d'aller construire un Etat au Mali, c'est aux Maliens de le faire
dans les zones que l'on libère de l'emprise terroriste. Je le dis pour éviter toute ambiguïté, pour éviter qu'une forme de confort s'installe, qui ferait que notre présence militaire aide à
justifier les carences d'un retour de l'Etat. Nous avons donc tiré au Mali les conséquences avant l'heure de ce qu'on a vu en Afghanistan.»
Une fois n'est pas coutume, Emmanuel Dupuy est en accord avec ces propos d'Emmanuel Macron, ainsi qu'il le
confie à RT France : «Pour une fois que je suis d'accord avec le président Macron, je le dis. Quand il affirme que la France se redéploie au Sahel et se redimensionne en passant de
5 100 à 2 500 militaires en 2023, c'est effectivement une adaptation à la situation sahélienne et pas un départ.»
La France n'a jamais dit qu'elle quitterait le Sahel, c'est une vue de l'esprit ! Enseignant en
géopolitique et président de l'Institut prospective et sécurité en Europe (IPSE, un réservoir d'idées spécialisé dans les questions de défense et de sécurité), Emmanuel Dupuy est également
passé par le ministère de la Défense.
Interrogé sur l'opération Barkhane, il rappelle la position et l'engagement de la France au
Sahel : «La France n'a jamais dit qu'elle quitterait le Sahel, c'est une vue de l'esprit !
Elle renforce ses positions militaires dans certaines zones et elle se redéploie, elle migre pour
répondre à une menace terroriste qui commence d'ailleurs à plier face aux forces antiterroristes.»
L'expert en géopolitique réfute donc toute thèse tendant à tracer des parallèles exagérés entre les situations
sécuritaires afghane des Américains et sahélienne des Français : «Déjà, la France est sortie d'Afghanistan en décembre 2014, alors on ne peut pas comparer les deux agendas. Par contre,
les Allemands et les Britanniques avaient respectivement un millier et 800 soldats sur ce territoire, par exemple.»
Et de souligner : «La France n'était même plus en position de soutien financier de l'opération
internationale et notre ambassade en Afghanistan était réduite à son plus simple appareil avec seulement quatre diplomates sur place.»
«Light footprint» : la France américanise son art de la guerre en Afrique
Emmanuel Dupuy concède toutefois une relative américanisation de la manière militaire française,
notamment «une dronisation» de la guerre au Sahel, avec une dimension aéroportée de plus en plus en fréquente, pour faire face à un ennemi très mobile et dispersé sur un immense territoire,
qui tend même à dépasser les limites sahéliennes dorénavant.
La fin de l'opération Barkhane et le lent avènement de la task force Takuba, lancée à l'été 2020, signe
également un recours accru aux forces spéciales européennes, mais son essor réel peine encore à convaincre. Emmanuel Dupuy pointe ici un dilemme : «Il est logique de basculer de Barkhane
vers Takuba, c'est intelligent. Mais cette opération reste sous commandement français avec des Européens. Il ne s'agit pas réellement d'une opération européenne et nous demandons à nos
partenaires de nous suivre.»
Paris et Washington renforcent leur coopération antidjihadiste Et de comparer les styles français et américain,
les premiers s'inspirant des seconds à certains égards : «Les Américains pensent tout en sous-traitance et contracting. Ils prônent le light footprint au Sahel : davantage
de drones, d'aéromobilité, d'hélicoptères et de forces spéciales.»
Si certaines stratégies made in Washington sont retenues, en revanche, la France n'ira probablement pas jusqu'à
abandonner son modèle d'armée régalienne d'Etat. D'ailleurs Emmanuel Dupuy rappelle d'ailleurs qu'elle ne le peut pas, puisque la législation s'y oppose : «Les Français sont rétifs à
l'externalisation et au recours aux SMP [sociétés militaires privées], alors que les Américains et l'ONU et surtout les Russes pensent dorénavant la guerre de cette façon. Mais la France l'a
interdit depuis 2003.»
La loi n° 2003-340 du 14 avril 2003 relative à la répression de l'activité de mercenaire l'interdit
effectivement. Mais, si cette pratique n'est pas du tout entrée dans les mœurs françaises, elle est en revanche très en vogue à l'étranger... A tel point que, comme le décrit Emmanuel Dupuy, des
vétérans français vont travailler pour des sociétés étrangères sur des théâtres où la France est active.
L'enseignant précise : «La France excelle dans les domaines du déminage et de la dépollution des
territoires après les conflits. Elle pourrait s'appuyer sur cette expertise, dans laquelle nous comptons parmi les meilleurs au monde. Mais, au lieu de cela, ce sont des entreprises
anglo-saxonnes qui emploient des anciens des forces françaises.»
Loin de partir d'Afrique, la France va être très impliquée
La France quitterait-elle le Sahel comme les Etats-Unis ont quitté l'Afghanistan ? Malgré une tendance
vague à l'américanisation de l'art de la guerre qui ne touche pas que l'armée française, de nombreux indicateurs font pencher pour une réponse négative. L'extension manifeste du djihadisme en
Afrique, au-delà des frontières du Sahel, notamment vers la Côte d'Ivoire, au Bénin, au Soudan, au Sénégal et même au Mozambique, implique d'ailleurs un recours très probable aux forces française
et des nations européennes dans les années à venir.
Et il faut ajouter à cette donnée la proximité géographique de l'Afrique avec la France.
Autre front sécuritaire préoccupant, Emmanuel Dupuy souligne que le golfe de Guinée est devenu à son tour une
source de difficultés en mer parce que la zone a été quelque peu délaissée, au profit de fauteurs de troubles et de nouveaux acteurs de la piraterie : «On fera peut-être un grand G5 maritime
à l'avenir...» propose déjà l'enseignant. C'est entendu : la France restera en Afrique.