Fin de Barkhane au Sahel, oui mais ...!

...par Leslie Varenne - Le 14/06/2021.

Le jeudi 10 juin, lors d’une conférence de presse, Emmanuel Macron a annoncé la fin de Barkhane, sans pour autant expliciter le nouveau format de l’opération française dans la région. Selon ses déclarations, les modalités du nouveau dispositif devraient être connues dans les semaines à venir. Sur le fond, la révision de l’architecture sécuritaire dans le Sahel n’est pas taboue en soi, elle est même bienvenue pour sortir de l’impasse stratégique actuelle. Sur la forme en revanche, cette décision pose un certain nombre de problèmes qui engagent à la fois la parole de la France et son avenir dans la région ainsi que celui des pays d’Afrique de l’Ouest. 

 

Source : IVERIS

 

 

Crédit photo : Pierre Challier, la Dépêche

Sur le fond

Pour bien comprendre ce que signifie la fin de Barkhane, il faut se rappeler que cette opération a été créée en 2014 pour regrouper sous un commandement unique toutes les opérations militaires françaises dans la région :  Epervier au Tchad, Sabre au Burkina Faso et en Mauritanie et des unités engagées au Mali au titre de Serval. En finir avec Barkhane, c’est donc revenir à la situation ante, a fortiori si seules les unités déployées au Mali sont concernées par le repli. Il convient également d’avoir à l’esprit que, parallèlement à la création de Barkhane, en février 2014, la France a poussé à la création de la force conjointe du G5 Sahel. Officiellement pour faire face à la régionalisation du conflit, plus prosaïquement pour prendre le relais lorsque Barkhane se désengagerait. C’est également Paris qui a pesé de tout son poids pour obtenir la création en avril 2013 d’une mission onusienne de maintien de la paix. Malheureusement, ni le G5 Sahel ni la Minusma se sont avérés capables de prendre ce relais. Enfin, la stratégie d’européanisation a bien fonctionné pour financer le G5 Sahel et assurer la formation des forces armées maliennes mais elle ne peut en aucun cas remplacer les actions offensives de Barkhane.

Au Mali, la France n’a pas su anticiper les risques, comme l’a reconnu Jean-Yves le Drian lors de son audition devant le Sénat en février 2021, « parce qu’ils avaient été défaits au Mali, nos adversaires sont passés d’une stratégie territoriale à une stratégie de déstabilisation ».  En effet, les groupes djihadistes ont étendu leurs action, circonscrites au Nord Mali en 2012-2013, au Burkina Faso et au Niger. Elle n’a pas vu arriver non plus les problèmes dans le centre du Mali et ni Paris ni la Minusma ne sont intervenus auprès des Etats pour faire cesser l’action délétère des milices et autres groupes d’autodéfense qui sont responsables au Mali et au Burkina Faso du plus haut niveau de violence.

Emmanuel Macron fait donc preuve de réalisme lorsqu’il déclare : « la forme de notre présence, celle d'opérations extérieures engageant plus de 5 000 hommes, et maintenant depuis plusieurs années, n'est plus adaptée à la réalité des combats. » Le Président français acte ainsi l’échec de la stratégie holistique menée depuis sept ans.

 

 « La forme, c'est le fond qui remonte à la surface » Victor Hugo.

 

Cependant, l’art et la manière d’annoncer et de justifier les décisions comptent. Quatre jours seulement après avoir menacé dans le JDD de se retirer, Emmanuel Macron proclame la fin d’une opération extérieure majeure. Tout laisse à penser, et le Canard enchaîné le confirme dans son dernier numéro, qu’Emmanuel Macron a décidé seul et dans l’urgence. Preuve que cette décision a été prise sans aucune concertation, le chef de l’Etat a déclaré que des consultations seront menées d’ici la fin du mois de juin avec les Etats-Unis et les partenaires européens de la France ainsi qu’avec les Pays du G5 Sahel. Ou l’art de mettre la charrue avant les bœufs…  

Les USA qui selon une source proche du dossier, n’ont apprécié ni l’art ni la manière de faire, ont réagi à minima. Deux jours après l'annonce, le porte-parole du Pentagone n'a évoqué le soutien aux Français qu’incidemment « Nous continuerons à fournir un certain soutien, du genre de celui que nous apportons aux Français selon leurs besoins dans la région. »

Les Européens, qui ont été suppliés de s’investir et d’intégrer Takuba, ont été mis devant le fait accompli et s’ils gardent le silence en attendant d'y voir clair, ils n’en pensent probablement pas moins. De même, pour les pays du G5, qui ne sont pas plus informés et avec qui Emmanuel macron se montre une nouvelle fois pour le moins indélicat.

 

 « La chance ne sourit qu'aux esprits bien préparés ». Louis Pasteur

 

Depuis le sommet de Ndjamena, il était clair que le président français souhaitait se désengager au moins partiellement du Sahel pour que ce dossier à problèmes ne s’invite pas pendant la campagne électorale. Mais les planètes ne se sont pas alignées, aucune des bonnes nouvelles sur lesquelles le président français comptait pour annoncer cette réduction de manière victorieuse n’ont été au rendez-vous. La grande offensive de printemps prévue avant la saison des pluies à laquelle devait participer les 1200 soldats tchadiens a été repoussée sine die en raison de la mort d’Idriss Deby. L’élimination des chefs djihadistes Iyad Ag Ghali et d’Hamadou Koufa qui aurait permis de « fragiliser l’organisation et sa capacité de nuire » n’est toujours pas effective. L’Etat islamique un temps affaibli, ce qui avait permis à la France de revendiquer des victoires tactiques, renaît de ses cendres notamment au Niger et au Burkina Faso.

A toutes ses déconvenues se sont ajoutés de nombreux autres sujets d’agacement. Le Conseil de Sécurité n’a pas voté de résolution pour imposer des sanctions aux auteurs maliens du « coup d’Etat dans le coup d’Etat » de mai 2021, comme la France le souhaitait ; la décision de la Cédéao de laisser le colonel Assimi Goïta s’installer à la présidence a également irrité le président français. Lors de sa conférence de presse, il a d’ailleurs tenu à souligner : « Je pense que la décision que la Cédéao a prise de reconnaître un putschiste militaire crée une mauvaise jurisprudence pour les Africains eux-mêmes. On ne peut pas souffrir d’ambiguïté. »

Et la liste n’est pas close, à cela s’additionne le refus de l’Union européenne de mutualiser l’effort de guerre, ce qui a scandalisé les députés européens de la République en Marche la semaine dernière. Enfin, le rapport de mars 2021 sur les morts civils de Bounti en janvier 2021 est encore perçu comme une trahison de la Minusma. Il est d’ailleurs intéressant de noter que la mission de maintien de la paix n’est même pas mentionnée dans la liste des partenaires à consulter. Et comme si cela ne suffisait pas, dernier coup dur en date, le départ du chef d’état-major, le général Lecointre, qui a souhaité mettre un terme à ses fonctions.

 

Entre incertitude et expectative

 

Le schéma de la future présence française tel que décrit par le président français est à ce jour trop flou pour avoir une idée de sa pertinence : « la fin de l'opération Barkhane en tant qu'opération extérieure pour permettre une opération d'appui, de soutien et de coopération aux armées des pays de la région qui le souhaitent, et la mise en œuvre d'une opération militaire et d'une alliance internationale associant les Etats de la région et tous nos partenaires strictement concentrées sur la lutte contre le terrorisme ». Et encore faudra-t-il que lesdits partenaires le valident.

S’il n’y a aucune lisibilité, une chose est néanmoins certaine : c’est le pire moment pour tout chambouler. Le contexte régional est hautement volatile. La paix en Libye et le retrait des mercenaires étrangers de ce pays qui ne manqueront pas de trouver d’autres opportunités dans le Sahel est un risque supplémentaire de déstabilisation de la zone. La Côte d’Ivoire vient de subir une attaque complexe avec embuscade et engin explosif improvisé. Les incidents sécuritaires se font de plus en plus rapprochés et la diversification des méthodes montre la réelle implantation des groupes djihadistes dans ce pays. Le Burkina Faso vient de subir à Solhan un des pires massacres de civils de son histoire. Les psychodrames politiques maliens occultent la grave crise sécuritaire qui se poursuit et au Niger la situation n’est pas meilleure. Ce n’était vraiment pas le bon timing pour faire du Sahel, une variable d’ajustement de la campagne électorale de 2022.

 

Leslie Varenne

L'improbable "alliance internationale" au Sahel

...le Canard enchaîné" - 16/06/2021.

Présence française au Sahel :

Malgré la fin de Barkhane, un scénario à l'afghane est très improbable

...par Antoine Boitel - Le 31/08/2021.

Présence française au Sahel : malgré la fin de Barkhane, un scénario à l'afghane est très improbable

 Un risque de scénario à l'afghane menace-t-il la présence française au Sahel ? Alors que les derniers soldats américains ont quitté Kaboul, Emmanuel Macron souligne la stratégie française en Afrique et défend la manière hexagonale dans les médias.

 

Alors que les Etats-Unis retirent leur dernier soldat de Kaboul ce 31 août, date butoir fixée par l'administration américaine pour quitter l'Afghanistan après 20 années de présence, la question se pose de savoir si les forces françaises pourraient laisser une situation similaire au Sahel sept ans après le commencement de l'opération Barkhane et sa fin annoncée pour le premier trimestre 2022.

Que penser de la décision d'Emmanuel Macron de mettre un terme à Barkhane ?

Une forme d'enlisement, des préoccupations de politique intérieure, une lutte contre le terrorisme islamiste, d'importants enjeux diplomatiques et parfois économiques, des Etats déstabilisés qui peinent à contrôler leurs frontières...

Les similitudes entre la situation de la France au Sahel et celle des Etats-Unis en Afghanistan ne manquent pas et l'annonce d'Emmanuel Macron de repenser l'engagement militaire hexagonal de Barkhane le 10 juin 2021 résonne encore comme une réduction de la voilure, tandis que les Taliban ont repris en quelques semaines l'Afghanistan à la faveur du départ précipité des Américains au cours du mois d'août.

Dans une déclaration ce 31 août, le porte-parole des Taliban, Zabihullah Mujahid, a d'ailleurs revendiqué depuis l'aéroport de Kaboul à propos du départ américain : «C'est une grande leçon pour d'autres envahisseurs et pour notre future génération. C'est aussi une leçon pour le monde

 

Comparaison n'est pas raison

 

Pourtant, la comparaison s'arrête là. Le chef d'Etat français s'en défend d'ailleurs dans un article publié par le Journal du dimanche le 25 août et précise la stratégie de Paris au Sahel : «La France ne se désengage pas, comme je l'entends dire à tort. Mais la France va au bout de sa logique, se concentre principalement sur le combat antiterroriste en soutien aux Etats. Dans la durée, cette mission ne peut continuer qu'avec la solidité des Etats et des administrations des pays du G5 Sahel. Ce n'est pas à nous de le faire. Je ne crois pas au state building : ce n'est pas aux Occidentaux d'aller construire un Etat au Mali, c'est aux Maliens de le faire dans les zones que l'on libère de l'emprise terroriste. Je le dis pour éviter toute ambiguïté, pour éviter qu'une forme de confort s'installe, qui ferait que notre présence militaire aide à justifier les carences d'un retour de l'Etat. Nous avons donc tiré au Mali les conséquences avant l'heure de ce qu'on a vu en Afghanistan

Une fois n'est pas coutume, Emmanuel Dupuy est en accord avec ces propos d'Emmanuel Macron, ainsi qu'il le confie à RT France : «Pour une fois que je suis d'accord avec le président Macron, je le dis. Quand il affirme que la France se redéploie au Sahel et se redimensionne en passant de 5 100 à 2 500 militaires en 2023, c'est effectivement une adaptation à la situation sahélienne et pas un départ

La France n'a jamais dit qu'elle quitterait le Sahel, c'est une vue de l'esprit ! Enseignant en géopolitique et président de l'Institut prospective et sécurité en Europe (IPSE, un réservoir d'idées spécialisé dans les questions de défense et de sécurité), Emmanuel Dupuy est également passé par le ministère de la Défense.

Interrogé sur l'opération Barkhane, il rappelle la position et l'engagement de la France au Sahel : «La France n'a jamais dit qu'elle quitterait le Sahel, c'est une vue de l'esprit !

 

Elle renforce ses positions militaires dans certaines zones et elle se redéploie, elle migre pour répondre à une menace terroriste qui commence d'ailleurs à plier face aux forces antiterroristes

L'expert en géopolitique réfute donc toute thèse tendant à tracer des parallèles exagérés entre les situations sécuritaires afghane des Américains et sahélienne des Français : «Déjà, la France est sortie d'Afghanistan en décembre 2014, alors on ne peut pas comparer les deux agendas. Par contre, les Allemands et les Britanniques avaient respectivement un millier et 800 soldats sur ce territoire, par exemple

Et de souligner : «La France n'était même plus en position de soutien financier de l'opération internationale et notre ambassade en Afghanistan était réduite à son plus simple appareil avec seulement quatre diplomates sur place

 

«Light footprint» : la France américanise son art de la guerre en Afrique

 

Emmanuel Dupuy concède toutefois une relative américanisation de la manière militaire française, notamment «une dronisation» de la guerre au Sahel, avec une dimension aéroportée de plus en plus en fréquente, pour faire face à un ennemi très mobile et dispersé sur un immense territoire, qui tend même à dépasser les limites sahéliennes dorénavant.

La fin de l'opération Barkhane et le lent avènement de la task force Takuba, lancée à l'été 2020, signe également un recours accru aux forces spéciales européennes, mais son essor réel peine encore à convaincre. Emmanuel Dupuy pointe ici un dilemme : «Il est logique de basculer de Barkhane vers Takuba, c'est intelligent. Mais cette opération reste sous commandement français avec des Européens. Il ne s'agit pas réellement d'une opération européenne et nous demandons à nos partenaires de nous suivre.» 

Paris et Washington renforcent leur coopération antidjihadiste Et de comparer les styles français et américain, les premiers s'inspirant des seconds à certains égards : «Les Américains pensent tout en sous-traitance et contracting. Ils prônent le light footprint au Sahel : davantage de drones, d'aéromobilité, d'hélicoptères et de forces spéciales

Si certaines stratégies made in Washington sont retenues, en revanche, la France n'ira probablement pas jusqu'à abandonner son modèle d'armée régalienne d'Etat. D'ailleurs Emmanuel Dupuy rappelle d'ailleurs qu'elle ne le peut pas, puisque la législation s'y oppose : «Les Français sont rétifs à l'externalisation et au recours aux SMP [sociétés militaires privées], alors que les Américains et l'ONU et surtout les Russes pensent dorénavant la guerre de cette façon. Mais la France l'a interdit depuis 2003.»

La loi n° 2003-340 du 14 avril 2003 relative à la répression de l'activité de mercenaire l'interdit effectivement. Mais, si cette pratique n'est pas du tout entrée dans les mœurs françaises, elle est en revanche très en vogue à l'étranger... A tel point que, comme le décrit Emmanuel Dupuy, des vétérans français vont travailler pour des sociétés étrangères sur des théâtres où la France est active.

L'enseignant précise : «La France excelle dans les domaines du déminage et de la dépollution des territoires après les conflits. Elle pourrait s'appuyer sur cette expertise, dans laquelle nous comptons parmi les meilleurs au monde. Mais, au lieu de cela, ce sont des entreprises anglo-saxonnes qui emploient des anciens des forces françaises

 

Loin de partir d'Afrique, la France va être très impliquée

 

La France quitterait-elle le Sahel comme les Etats-Unis ont quitté l'Afghanistan ? Malgré une tendance vague à l'américanisation de l'art de la guerre qui ne touche pas que l'armée française, de nombreux indicateurs font pencher pour une réponse négative. L'extension manifeste du djihadisme en Afrique, au-delà des frontières du Sahel, notamment vers la Côte d'Ivoire, au Bénin, au Soudan, au Sénégal et même au Mozambique, implique d'ailleurs un recours très probable aux forces française et des nations européennes dans les années à venir.

Et il faut ajouter à cette donnée la proximité géographique de l'Afrique avec la France.

Autre front sécuritaire préoccupant, Emmanuel Dupuy souligne que le golfe de Guinée est devenu à son tour une source de difficultés en mer parce que la zone a été quelque peu délaissée, au profit de fauteurs de troubles et de nouveaux acteurs de la piraterie : «On fera peut-être un grand G5 maritime à l'avenir...» propose déjà l'enseignant. C'est entendu : la France restera en Afrique.

 

Antoine Boitel

En savoir plus sur RT France : https://francais.rt.com/international/90137-presence-francaise-sahel-malgre-fin-barkhane-scenario-afghane-improbable

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