Quand les Etats-Unis ou la Russie tuent des civils, l’indignation est à géométrie variable

...par Caroline Galactéros - le 15/02/2017.

 

Docteur en Science politique, ancien auditeur de l'IHEDN, elle a enseigné la stratégie et l'éthique à l'Ecole de Guerre et à HEC.

Colonel de réserve, elle dirige aujourd'hui la société de conseil PLANETING et tient la chronique "Etat d'esprit, esprit d'Etat" au Point.fr.

Elle a publié "Manières du monde. Manières de guerre" (éd. Nuvis, 2013) et "Guerre, Technologie et société" (avec R. Debray et V. Desportes, éd. Nuvis, 2014).

Polémologue, spécialiste de géopolitique et d'intelligence stratégique, elle décrit sans détours mais avec précision les nouvelles lignes de faille qui dessinent le monde d'aujourd'hui.



Des chasseurs-bombardiers russes Su-34 et américains F-16.

Des chasseurs-bombardiers russes Su-34 et américains F-16.

 

Le site AirWars publie un article au titre révélateur : «For first time, Coalition now killing more civilians than Russia» (Pour la première fois, la Coalition tue plus de civils que la Russie). Ainsi, «les chercheurs de Airwars ont dénombré en janvier 95 événements auxquels la Coalition internationale [largement dominée par les Etats-Unis] a participé et qui ont fait des victimes civiles» alors que «dans le même temps, 57 événements similaires concernant les Russes ont été répertoriés». Airwars note qu’il s’agit-là d’un tournant dans cette vaste guerre qui s’étend en Irak et en Syrie : jusqu’à présent, il était estimé que les Russes et l’Armée du régime syrien causaient davantage de morts que la Coalition (dans une proportion ¼ contre ¾). Ce mois de janvier semble marquer une inversion de la tendance : alors que la bataille d’Alep s’est terminée, que des cessez-le-feu locaux apparaissent en Syrie et qu’une coordination opérationnelle (encore imparfaite) prend forme entre la Russie et la Turquie, les frappes russes contre des cibles où peuvent être présents des civils sont beaucoup moins nombreuses. En revanche, la Coalition est en pleine de bataille de Mossoul avec les conséquences humanitaires inévitables d’une guerre urbaine : le nombre de victimes civiles augmente mécaniquement.

Les chiffres du tableau suivant montrent très clairement l’impossibilité d’une “guerre propre” d’un côté comme de l’autre. Un constat à vrai dire fort banal si notre manichéisme ne nous aveuglait pas, nous poussant à vouloir contre toute évidence diviser le monde entre “bons” et “méchants”.

Telle est la réalité que l’on n’a pas voulu voir et que l’on continue à taire : Il n’y a pas que les Soukhoï, les Migoyan-Gourevitch ou les lance-roquettes multiples Grad fabriqués en Russie qui tuent des innocents. Nos chasseurs-bombardiers Rafale ou nos pièces d’artillerie Caesar de 155 mm qui viennent en soutien de l’infanterie irakienne peuvent aussi faire des morts. La question n’est pas vainement polémique mais fondamentalement politique. Nous devons prendre conscience que la guerre ne peut être une virtualité mise à distance par la technologie. Elle ne peut se faire sur un champ de bataille stérilisé comme la table d’opération d’un chirurgien. La guerre n’est pas qu’un phénomène militaire. Elle s’inscrit dans un contexte politique, économique, social et culturel et en vérité éminemment humain, que l’on ne peut balayer d’un revers de la main, et finalement, nous entretenons avec la guerre une proximité bien plus grande que nous ne voulons le reconnaître. Le monde du 21e siècle n’est pas celui de la fin de la guerre (pas plus que celui d’une “fin de l’Histoire” d’ailleurs).  La guerre n’est pas un résidu, une survivance que l’on aurait réussi à endiguer aux confins du monde néolibéral dans des enclaves d’arriération politique qu’il serait possible d’épurer de leurs scories rétrogrades - en l’espèce islamistes - en séparant cette ivraie d’un bon grain civil épargné par nos armements d’une précision chirurgicale. Il nous faut enfin prendre conscience que les décisions de politique étrangère, mais souvent aussi de politique intérieure (pensons en France au cocktail explosif de l’intégration bloquée, de l’immigration continue et de la paupérisation des classes populaires et moyennes) peuvent avoir des conséquences guerrières, donc meurtrières. Les chefs d’Etat et de gouvernement “fabriquent” cette matière que l’on nomme l’Histoire et ne sont pas de simples comptables pour lesquels la complexité historique se réduirait à un équilibre des comptes publics.  

On se souvient des semaines durant lesquelles les médias, dans leur immense majorité – notons quelques exceptions comme les reportages précis et mesurés de Régis Le Sommier pour Paris-Match, les analyses de Renaud Girard, Fabrice Balanche ou de Frédéric Pichon dans Le Figaro – ont relaté avec force détails les «crimes de guerre», voire le «génocide» et les «crimes contre l’humanité»  que les Russes et l’Armée syrienne auraient commis à Alep-Est en Syrie. Alors que l’ONU elle-même remarquait pourtant dans ses rapports que les «morts civils» étaient aussi le fait de tirs rebelles (notamment au mortier sur Alep-Ouest), toute analyse qui appelait à la prudence en rappelant que les djihadistes se servaient des civils comme boucliers humains ou que la propagande (des deux côtés d’ailleurs) pouvait mener à la propagation de fausses informations, vous valait d’être taxé de suppôt du régime, d’idiot utile du “bourreau de Damas” ou de recrue française du FSB. Telles étaient les étiquettes dont on a affublé les observateurs dont l’analyse des conflits contemporains entraient en dissonance avec les éléments de langage d’une diplomatie occidentale, singulièrement française, qui alterne aujourd’hui entre aphonie et anathèmes, signant son égarement et son impuissance.

Que la tactique russe soit sur le terrain plus risquée pour les civils que les méthodes des armées de l’OTAN, ceci peut être tout à fait défendu, au regard notamment de l’utilisation massive de l’artillerie dans les phases offensives. Ceci est justement remarqué dans un article passionnant sur « la doctrine russe [comprise] au travers de la culture militaire soviétique » publié par le blog L’Echo du champ de bataille. C’est plus grave de dire que Vladimir Poutine mène en Syrie une guerre d’extermination quand, de l’autre côté de l’Euphrate, la Coalition internationale mènerait une guerre chirurgicale et propre pour libérer Mossoul et ses civils de l’emprise de l’Etat islamique (après avoir, il faut le remarquer, beaucoup attendu). Les réalités internationales ne sont jamais binaires, sauf dans la tête de quelques éditorialistes, militants et hommes politiques néocons qui sont en vérité les véritables et irresponsables «va-t-en-guerre» soufflant sur les braises de la fureur des hommes depuis leurs confortables sinécures.

La réalité est que les guerres contemporaines sont des guerres largement urbaines, et asymétriques, où les frontières traditionnelles entre sphères civile et militaire sont floutées, souvent par un ennemi qualitativement et quantitativement inférieur qui se sert de cette porosité entre l’extérieur et l’intérieur du champ de bataille pour compenser sa propre faiblesse. Ce sont des guerres qui ressemblent de plus en plus à des opérations de sécurité intérieure de grande ampleur, sans déclaration de guerre, sans belligérants étatiques, sans armées qui se reconnaissent mutuellement. Ce sont de «petites guerres» au sens de Clausewitz, des guerres cruelles qui obéissent à la «théorie du partisan» de Carl Schmitt. Le juriste et philosophe, qui s’est fourvoyé de manière innommable dans le nazisme, mérite néanmoins d’être encore lu. Carl Schmitt décrit le «partisan» comme ce combattant irrégulier qui prend justement le jus in bello à contre-pied pour frapper son adversaire et l’avoir souvent à l’usure – comme on le voit avec les guerres américaines en Irak ou en Afghanistan, qui n’ont pas de fin véritable. Carl Schmitt distingue le «partisan tellurique» du «partisan révolutionnaire» : quand le premier se bat à l’échelle locale pour protéger sa terre, le second se bat à l’échelle mondiale pour renverser l’ensemble interétatique tout entier. Ce que montre la guerre en Syrie ou en Irak, tout autant que l’Afghanistan ces dix dernières années, c’est le double statut de nos ennemis, qui sont à la fois telluriques et révolutionnaires, locaux et globaux. La jeunesse sunnite économiquement et socialement désœuvrée de Syrie se tournera localement vers des groupes djihadistes qui eux embrassent un dessein global dessinant les contours d’une forme postmoderne de totalitarisme. Nous pourrions dire la même chose des tribus sunnites d’Irak, qui, si apeurées à l’idée de tomber sous la coupe d’un gouvernement chiite hégémonique, ont vu dans l’Etat islamique naissant un bouclier régional dont elles ont de facto grossi l’emprise planétaire. «La guerre est un caméléon», écrivait Clausewitz. Dans le désert du Levant, tel est plus que jamais le cas, de sorte qu’aucun raisonnement binaire ne saurait être tenu raisonnablement.

De même en va-t-il de la question de la «mort de civils» dans ce type de guerre urbaine où de grandes puissances technologiques (qui cherchent à mettre, par la technologie, la guerre à distance  (drones, etc…) et même à en faire une activité prétendument “neutre” voire positive), soutiennent des armées étatiques régulières affaiblies contre des organisations terroristes qui, telles des partisans à la fois telluriques et révolutionnaires, utilisent les civils comme bouclier ou les attaques-suicide comme épée. Dans ce cadre, la mort des civils est inévitable. Nul cynisme ou désabusement dans ce triste constat. Il s’agit au contraire de prendre justement la mesure de ce drame avec lucidité afin d’éviter les décisions politiques parfois légères qui ont pu conduire à de telles extrémités.

En l’occurrence, Alep n’a pas plus été une “sale guerre” que Mossoul n’a de chances d'être une “guerre propre”. On peut critiquer la brutalité de la tactique russe, celle d’une Armée syrienne historiquement formée et encadrée  par les cadres de l’Armée rouge, mais on ne peut crier au génocide en faisant mine de croire que la Coalition (avec pour chef de file les Etats-Unis…) allait quant à elle pouvoir miraculeusement épargner les populations civiles à Mossoul. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’accabler les Américains ! Les erreurs stratégiques américaines commises depuis 2003 ayant très largement participé à l’éclosion de Daech, il fallait bien que les Etats-Unis soutiennent le gouvernement de Bagdad et les autorités d’Erbil pour reprendre Mossoul, la grande ville sunnite de l’Irak, détruire l’Etat islamique avant de trouver – on en est encore très loin ! – un compromis politique viable offrant aux Sunnites des garanties et des contreparties vis-à-vis de la domination politique chiite.

La ville de Mossoul n’est pas encore reprise à l’Etat islamique, les combats font rage et les morts civils sont nombreux. Qui pouvait croire qu’il en serait autrement.

Le moralisme fait plus de morts que le pragmatisme et un peu d’honnêteté intellectuelle ne peut que servir la cause de l’apaisement.


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