AU SUJET DE L’ESPIONNAGE RUSSE…

 

...par Eric Denécé - octobre 2018

 

Directeur du Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R) et de sa société de conseil en Risk Management (CF2R SERVICES).

 

Docteur ès Science Politique

 

Officier-analyste à la direction de l’Évaluation et de la Documentation Stratégique du Secrétariat Général de la Défense Nationale (SGDN).

Ingénieur commercial export chez Matra Défense.

Responsable de la communication de la société NAVFCO, filiale du groupe DCI (Défense Conseil International).

Directeur des études du Centre d'Etudes et de Prospective Stratégiques (CEPS).

Fondateur et directeur général du cabinet d'intelligence économique ARGOS.

Créateur et directeur du département d'intelligence économique du groupe GEOS.

 


 Les Pays-Bas, le Royaume-Uni, le Canada, l’Australie et la France ont accusé, le 4 octobre, la Russie de multiplier les cyberattaques contre l’Occident, notamment suite à une tentative de piratage du siège de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) située à La Haye. Amsterdam a aussitôt expulsé quatre espions russes. Il est toutefois étonnant que cette affaire, découverte en avril dernier, ne soit révélée et médiatisée qu’aujourd’hui.Après la supposée implication de Moscou dans la tentative de perturbation des élections américaines de 2016 et l’affaire Skripal, cet événement nous replonge dans un climat de Guerre froide.

 

L’espionnage russe est une réalité. Nous assistons incontestablement à sa remontée en puissance depuis quelques années, tant à travers des opérations de renseignement que des interventions clandestines, majoritairement cybernétiques. Cela ne signifie pas pour autant que toutes les actions imputées à Moscou soient de son fait.

Les services russes ne sont pas les seuls à être actifs contre l’Occident. Les Chinois le sont plus encore. Et de toute façon, tout le monde espionne tout le monde. N’oublions pas que le dossier Skripal illustre aussi très clairement les actions de renseignement que les Britanniques conduisent contre la Russie[1].

Aussi, dénoncer l’espionnage russe, ce n’est prendre en considération qu’une partie de la réalité en occultant délibérément l’autre. Trois faits doivent être rappelés si l’on veut objectivement considérer cette question.

 

1.Les Occidentaux – c’est-à-dire les Américains, appuyés ou suivis par les Européens – n’ont tenu ni les engagements ni les promesses faits à Moscou à l’issue de la Guerre froide. Qu’il s’agisse de l’élargissement de l’OTAN, de la crise ukrainienne, de l’intervention en Libye, des accusations systématiques d’espionnage sans toujours en apporter les preuves, de l’exagération grossière de la soi-disant menace russe… nous n’avons cessé de provoquer Moscou, voire de l’humilier, et lui avons imposé des sanctions fort discutables. Force est de reconnaître que nous sommes largement responsables de cette remontée en puissance du ressentiment russe à notre égard et de son activisme en matière de renseignement.

 

 2. Si l’espionnage russe est une réalité – et il importe de le dénoncer, de s’en prémunir et de riposter –, il convient de rappeler que l’Etat le plus actif en ce domaine est bien… Les Etats-Unis. En termes d’effectifs, de budget, de technologies, de couverture géographique, rien n’égale l’ampleur du renseignement américain. Depuis 2002, sous prétexte de lutte contre le terrorisme, Washington a mis la planète entière sur écoutes ; certes ses adversaires, mais aussi ses alliés et sa propre population ; et a tout fait pour faire taire Snowden que nous ne remercierons jamais assez d’avoir dénoncé de telles dérives. Ainsi, l’espionnage politique et économique des Américains est sans commune mesure avec celui des Russes, mais les élites et les médias européens, aveugles ou manipulés, ne le dénoncent que très rarement et timidement.

 

3. Enfin, il importe de poser une question essentielle : qui porte aujourd’hui le plus atteinte aux intérêts politiques et économiques des Européens ? Qui contribue le plus à notre affaiblissement économique ? Qui rachète et démantèle nos entreprises ? La Russie ou les Etats-Unis dont nous mesurons chaque l’unilatéralisme croissant ? Les faits sont sans appel. Depuis une décennie, par l’imposition extraterritoriale abusive de son droit, Washington a tout fait pour affaiblir ses concurrents et néanmoins alliés du Vieux continent. Sous couvert de défense de la démocratie et des droits de l’homme, les Etats-Unis nous interdisent de commercer avec l’Iran et nous sanctionnent lorsque des sociétés européennes commercent avec des Etats qu’ils considèrent infréquentables. Sous couvert de lutte anticorruption, ils imposent des amendes faramineuses aux acteurs économiques européens. Que cela soit au titre des embargos ou de l’anticorruption, les entreprises françaises (BNP-Paribas, Total, Technip, Alstom, Alcatel, Société générale, Sanofi) ont versé ces dix dernières années plus de 14 milliards de dollars d’amendes au Trésor américain, sous la pression de la justice de ce pays et pour des raisons hautement discutables.

Aussi sachons raison garder. Et s’il convient de renforcer nos défenses face au renseignement russe, ne crions pas stupidement “au loup !”, sauf à vouloir faire le jeu de Washington et de l’OTAN et à défendre leurs intérêts au détriment des nôtres.

 

 

[1] Cf. notre éditorial n°48 d’avril 2018 (https://www.cf2r.org/editorial/hysterie-collective/).

©ARCHANGES 2017 - 2018

 

Source : https://www.cf2r.org/editorial/au-sujet-de-lespionnage-russe/

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