Note d'actualité n°518 - Août 2018

SYRIE/TURQUIE : CONSTITUTION D’UNE « ARMÉE NATIONALE »

...par Alain Rodier.

Ankara tente de créer une « Armée nationale » syrienne forte de 35 000 combattants issus de différents groupes rebelles présents dans la province d’Idlib. Un tel projet avait déjà été avancé après l’opération Bouclier de l’Euphrate(24 août 2016 – 29 mars 2017[1]) qui avait permis à l’armée turque de s’emparer d’une zone tampon située entre Jarabulus sur l’Euphrate, à l’est, et le corridor d’Azaz, à l’ouest. Les groupes rebelles qui avaient alors accompagné les blindés turcs dans leur offensive étaient principalement turkmènes[2]. Auparavant, ils avaient été retirés sur ordre de la ville d’Alep où la bataille faisait rage dans le cadre d’un discret accord conclu entre Ankara et Moscou. En échange de la ville d’Alep abandonnée aux forces gouvernementales syriennes, la Russie avait imposé à Damas de ne rien faire pour contrer la prise d’une partie de son territoire – la zone tampon évoquée plus haut – par la Turquie[3].

L’objectif du président turc Recep Tayyip Erdoğanest de dissuader Damas de tenter de reprendre totalement la province d’Idlib afin de prolonger la zone tampon de sécurité le plus à l’ouest possible. À n’en pas douter, il visera ensuite l’est de l’Euphrate pour repousser les Kurdes syriens plus au sud, mais il faut d’abord fixer la situation à Idlib.

La frontière commune facilite grandement l’approvisionnement logistique des rebelles, sans compter qu’Ankara les paye, ce qui lui assure une certaine loyauté de leur part depuis que l’Arabie saoudite s’est retirée de la scène. À noter que le Qatar est en train de revenir par la petite porte apportant son soutien au président turc dans l’épreuve de force qu’il rencontre en ce moment avec Washington. C’est dans ce cadre que la rumeur court sur l’éventuelle livraison de Manpads (missiles anti-aériens portables) qui représenteraient un danger pour l’aviation gouvernementale syrienne, mais aussi russe. Cela dit, il y a peu de chance que Erdoğan souhaite renouveler l’« incident » du 24 novembre 2015 quand un bombardier Su-24 russe avait été abattu alors qu’il survolait momentanément le territoire turc. Tout se déroule actuellement via des négociations plus ou moins discrètes entre les différents acteurs – Turquie, Russie, Iran, Qatar, Arabie saoudite – alors que les Occidentaux sont globalement laissés de côté.

Mais le problème actuel réside dans le fait que les groupes rebelles présents dans la province d’Idlib sont divers et variés et que, très souvent, ils s’opposent les uns aux autres pour le contrôle de territoires. Les assassinats de responsables ne sont pas rares sans que l’on parvienne à identifier formellement les commanditaires.

 

LES GROUPES REBELLES EN PRÉSENCE

 

Le Hayat Tahrir al-Cham(HTC), commandé par Abou Mohammed Al-Joulani – l’ancien émir du Front al-Nosra -, est la coalition la plus puissante. Elle contrôle 60% de la province. Des groupes du HTC ont collaboré lors du déploiement de postes d’observation turcs autour de la province d’Idlib dans le cadre des accords d’Astana conclus entre la Turquie, la Russie, l’Iran et quelques mouvements rebelles. Depuis, Ankara tente de casser cette coalition en excluant les extrémistes jihadistes afin de récupérer les autres 40% de combattants.

En février 2018, le Front syrien de libération (Jabhat Tahrir Souriya/FSL) a vu le jouré, réunissant leAhrar al-Chamet le Harakat Nour al-Din al-Zinki, deux mouvements qui avaient participé à l’opération Bouclier de l’Euphrateaux côtés des Turcs. Le FSL a étérejoint au début août par quatre autres factions rebelles. Il est sans ambiguité sous influence turque.

En mai 2018, dix groupes de l’Armée syrienne libre se sont regroupé au sein du Front de libération nationale (FNL) et négocient leur alignement sur Ankara.

La branche officielle d’Al-Qaida « canal historique » en Syrie est le Jamaat Ansar al-Furqan fi Bilad ash-Cham. Toutefois, une autre coalition se revendiquant aussi de la même nébuleuse s’est créée autour du Hurras al Denn(“Les gardiens de la foi“) d’Abou Hammam al-Chami, l’ancien chef militaire du Front Al-Nosra, avec le Jaysh al-Malahim,le Jaysh al-Sahilet le Jash al-Badiyah. Cette coalition s’oppose frontalement au HTC considéré comme traître à Ayman Al-Zawahiri depuis sa rupture avec Joulani.

Enfin, il ne faut pas négliger Daech dont les activistes sont passés dans la clandestinité. Selon un rapport de l’ONU, environ 30 000 combattants se revendiquant de l’État islamique seraient encore présents à l’été 2018 en Syrie. Nombre d’entre eux seraient actifs dans la région d’Idlib, se mélangeant aux rebelles et lançant des opérations de type Hit and Runcoordonnées de manière à maintenir un climat d’insécurité dans la zone.

 

APRÈS IDLIB, LA TURQUIE À L’ASSAUT DE L’EST DE L’EUPHRATE ?

 

Bien que la bataille d’Idlib n’ait pas encore commencé et qu’il soit difficile d’en prévoir l’issue[4], il est évident qu’Ankara et Damas lorgnent vers l’est de l’Euphrate tenu par les Forces démocratiques syriennes (FDS) soutenues par la coalition internationale emmenée par les Etats-Unis. Bien que la rumeur circule sur un départ à terme des forces américaines, Washington envisage toujours de dépenser 300 millions de dollars pour continuer à entraîner et à armer les FDS dont les effectifs devraient être portés à 65 000 hommes (et femmes), dont une partie devrait devenir un corps de garde-frontières, à la grande fureur d’Ankara qui ne veut pas entendre parler de la moindre force militaire kurde organisée en Syrie. Les responsables américains sont toujours inquiets de la volonté affichée du président Erdoğande poursuivre l’offensive vers l’est alors que Manbij est en train d’être cédé à la Turquie ; les FDS devraient s’en retirer dans les prochaines semaines et repasser à l’est de l’Euphrate. Les déclarations des responsables turcs sont effectivement très claires : « nous allons poursuivre ce processus jusqu’à la destruction totale de ce corridor constitué de Manbij, Kobané, Tal Abyad, Ras al-Aïn et Qamichli ».

Dans toutes ces régions, un mystérieux groupe est apparu en août 2017 : le Harakat al-Qiyam(“Le mouvement de l’éruption“). Il s’attaque à des membres des FDS les accusant d’être des « séparatistes » et des « impérialistes ». Beaucoup y voient la main des services secrets turcs (MIT) qui tentent de créer des désordres derrière les lignes tenues par les Kurdes syriens. Il est possible que ce mouvement ait été à l’origine de la mort de deux membres de la coalition – un Américain et un Britannique – dans la région de Manbij, le 31 mars 2018.

Il y a également le mouvement de la « Résistance populaire dans l’Est [de la Syrie] » qui affirme vouloir lutter contre le PKK et les Américains, sans que l’on sache vraiment qui est derrière : MIT ou Moukhabarat syriens ? Il est d’ailleurs à noter qu’une partie des populations sunnites syriennes de la vallée de l’Euphrate commencent à montrer une vive antipathie vis-à-vis des FDS qu’elles assimilent totalement aux Kurdes et aux Américains, même si certaines tribus locales les ont rejoint par pure opportunité, entre autres pour toucher des armes et des subsides largement distribuées par Washington. Certains sunnites manifestent aussi leur préférence à l’égard des forces turques,  et non à celles du régime syrien accusé des pires exactions à leur encontre.

Enfin, du côté de Moscou, les discours sont parfois divergents. Ainsi, l’envoyé spécial russe pour la Syrie, Alexandre Lavrentiev affirme que « toute opération d’envergure à Idlib est hors de question ». Mais le très médiatique ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a déclaré le 2 août qu’il est « nécessaire de porter un coup fatal aux terroristes ». À l’évidence, le conflit est loin d’être terminé en Syrie, d’autant que les profiteurs de guerre, dont les chefs locaux, n’ont pas l’intention d’abandonner les revenus issus des trafics, lesquels permettent aux populations de vivre, car l’économie légale estcomplètement détruite[5].

 

 

[1] À partir du 20 janvier 2018, celle baptisée Rameau d’oliviera visé à chasser les Kurdes membres des FDS de la totalité du canton d’Afrin, situé à l’ouest du corridor d’Azaz

[2] L’unité la plus importante était la brigade Sultan Murat.

[3] Même si les forces gouvernementales n’auraient rien pu faire au sol, étant éloignées de la frontière turco-syrienne, il leur restait tout de même la possibilité de mener des missions de bombardement.

[4] Une des possibilités étudiée est la partition de la province d’Idlib en deux, la Turquie et les mouvements affiliés tenant le nord, les forces gouvernementales syriennes le sud.

[5] La frontière turque est théoriquement fermée, mais les trafics passent toujours, ce qui sous-entend au minimum une coopération des autorités locales.

 

Source : https://www.cf2r.org/actualite/syrie-turquie-constitution-dune-armee-nationale/

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