Note d'actualité n° 537 - Décembre 2018

ETATS-UNIS/SYRIE/AFGHANISTAN:

Situation explosive suite aux retraits militaires décidés par le Président TRUMP

...par Alain Rodier

 Le président Donald Trump a annoncé successivement deux retraits militaires importants. Le 19 décembre, il a déclaré que les forces américaines allaient se retirer de Syrie prétextant que : « Nous avons vaincu le groupe État Islamique en Syrie, la seule raison pour moi pour laquelle nous étions présents ». La deuxième annonce faite le 20 décembre est tout aussi surprenante : réduire de moitié les effectifs militaires américains présents en Afghanistan, qui vont passer de 14 000 à 7 000 soldats. L’opération internationale Resolute Supportqui regroupe 41 pays et 16 000 militaires pourrait donc en subir les conséquences directes.

À ce rythme, il n’est pas impossible qu’une même décision soit prise un jour pour l’Irak, après que les forces américaines qui vont se replier de Syrie ne soient passées pour partie par ce pays (l’autre voie possible étant la Turquie). Enfin, des questions se posent pour d’autres déploiements militaires, comme en Afrique. Si pendant des mois, les analystes ont semblé repérer un intérêt croissant du Pentagone pour le continent africain, il serait utile de savoir ce qu’en pense vraiment le président Trump et quelles pourraient être ces décisions à venir.

La manière précipitée de procéder du locataire de la Maison blanche n’étonne pas les observateurs avertis puisque le « retour des boys à la maison » avait été une de ses grandes promesses de campagne de 2016. Trump ne fait donc que tenir une partie de ses engagements et l’opinion publique américaine, qui est toujours très isolationniste, pourrait lui en être reconnaissante lors de la prochaine élection présidentielle du 3 novembre 2020.

Ce qui est plus sidérant, c’est sa manière brutale d’agirer – même si les habitudes du personnage commencent à être connues – qui place ses alliés en grande difficulté tout en offrant à l’ennemi djihadiste la possibilité de clamer victoire. C’est d’ailleurs cette manière de procéder qui a provoqué la démission du secrétaire d’État à la Défense, le général James Norman Mattis qui devrait quitter son poste fin février 2019. Parallèlement, l’émissaire des États-Unis pour la coalition antiterroriste internationale, Brett McGurk, a présenté sa démission le 21 décembre. Elle sera effective le 31 décembre et aura certainement plus de conséquences directes que celle de Mattis.

Plus important sans doute, le départ des Américains va bouleverser la donne sur le terrain dans les mois et les années à venir car la nature a horreur du vide.

 

DAECH EST LOIN D’ÊTRE VAINCU

 

Prétendre comme le président Trump l’a fait dans des tweets que Daech est vaincu en Syrie est une exagération, voire un mensonge. D’ailleurs, il a modéré ses propos de victoire dans des messages ultérieurs. Même si une partie de la région d’Hajin, située au nord-est de l’Euphrate, a bien été récupérée par la coalition des Forces démocratiques syriennes (FDS) avec l’aide directe des Américains, Daech est toujours présent sur zone, s’étant uniquement « dilué » sur le terrain.

Parallèlement, les chiffres publiés par le Center for Strategic and International Studies(CSIS) montrent qu’en Irak voisin, le nombre des attaques attribuées à Daech a presque doublé en 2018 par rapport à 2017. Or, la frontière entre les deux pays est particulièrement poreuse et non contrôlée. Les djihadistes s’y déplacent comme bon leur semble ! Déjà, en juillet 2018, le chef d’état-major des armées français, le général Lecointre, affirmait lors d’une audition devant la Commission de la Défense nationale de l’Assemblée nationale, qu’en raison des actions de guérilla menées par Daech : « de longs mois, voire plusieurs années, devront passer avant que la situation ne soit pleinement stabilisée et que l’État de droit soit restauré en Irak ».

Enfin, la nébuleuse djihadiste est toujours en progression sur des théâtres extérieurs à son berceau syro-irakien : Sahel, Maghreb (le Maroc vient d’être touché par l’assassinat de deux touristes scandinaves), Nigeria, Sinaï, zone Afpak, Caucase, Extrême-Orient, etc. Presque aucune région de la planète n’est à l’abri d’attentats commis par des terroristes inspirés par la propagande de Daech toujours aussi virulente sur les réseaux sociaux. En cette fin d’année, l’Europe est tout particulièrement citée et des signaux faibles laissent entendre le déclenchement imminent d’attentats. Même le djihadiste français Fabien Clain, recherché par tous les services de renseignement pour son rôle joué dans les attentats perpétrés en France depuis 2015, y est allé de ses menaces visant la France.

Tant que l’idéologie politico-religieuse salafiste prospèrera et continuera de manifester sa volonté de renverser les pouvoirs établis, Daech continuera d’exister, si ce n’est de croître. Dans ces conditions, il est difficile de d’affirmer que l’hydre islamique est vaincue, particulièrement en Syrie.

 

UNE SITUATION EXPLOSIVE DANS LE NORD DE LA SYRIE

 

En Syrie, plusieurs scenarii sont possibles En plus de retirer leurs 2 000 hommes présents sur zone, il n’est pas certain que Washington ait l’intention de poursuivre indéfiniment son appui aérien aux FDS. En conséquence, celles-ci, majoritairement composées de Kurdes syriens du Parti de l’union démocratique PYD « apoïstes[1] » sont menacés d’une offensive généralisée de l’armée turque. Ankara envahirait tout le nord du pays pour chasser les « terroristes », ainsi que les membres des FDS sont systématiquement catalogués par le président Erdoğan. Il est même possible que des unités turques prennent la place abandonnée par les Américains afin de ne laisser aucune opportunité à l’armée syrienne de remplir le « vide » ainsi créé. À noter que les membres des forces spéciales françaises et britanniques présents dans ces zones de Syrie ne vont pas pouvoir y rester bien longtemps après le départ des Américains car ils n’en n’ont tout simplement pas les moyens. De plus, leurs effectifs sont si réduits que la possibilité d’être capturés par un camp ou un autre n’est pas exclue.

Ce qui se passe dans la région de Manbij en cette fin d’année constitue un test important. Cette localité située à une trentaine de kilomètres au sud-ouest de Jarabulus[2] est un objectif qu’Erdoğan a désigné à maintes reprises. Or, les forces turques qui ont franchi la frontière syrienne fin décembre sont en train de se déployer pour pouvoir ensuite pousser vers Manbij. Seuls les postes d’observation américains encore installés entre Jarabulus et Manbij empêchent la progression des Turcs. De leur côté, les forces gouvernementales syriennes appelées au secours par les FDS ont fait mouvement depuis le sud et l’ouest de la ville pour tenter de l’encercler (une reconnaissance médiatisée a même eu lieu dans la ville le 27 décembre). Pour compliquer la donne, des activistes de Daech qui vivaient sur zone dans la clandestinité sont entrés en action menant plusieurs opérations terroristes. Si les Américains retirent leurs postes d’observation cités ci-avant, l’armée turque se retrouvera directement face à son homologue syrienne et aux FDS !

Le repli américain est aussi en contradiction avec la politique de Containment menée par Washington contre Moscou et Téhéran au Proche-Orient, largement décrite depuis plusieurs mois par le représentant américain pour la Syrie, l’ambassadeur James Jeffrey. Toutefois, ses déclarations plus ambiguës qu’il n’y parait auraient dues être examinées attentivement par les Kurdes. « Les États-Unis n’entretiennent pas des relations permanentes avec des entités régionales (…) nous avons des relations permanentes avec des États ». En clair, Trump a décidé depuis un certain temps de privilégier l’État turc à l’« entité kurde » pour poursuivre sa politique dans la région. Comme par hasard, il est de nouveau question d’acquisition par Ankara du système anti-aérien Patriotarmé de 140 missiles[3] et de F-35… À l’évidence, Trump ne voulait pas que la Turquie, puissant membre historique de l’OTAN, ne bascule dans le camp russe et ne se rapproche trop de l’Iran. Pour lui, à Ankara de terminer le travail avec Daech en Syrie et surtout de faire barrage à Téhéran. C’est à se demander s’il y croit vraiment sachant que Erdoğan va d’abord s’occuper des Kurdes, puis va traiter avec l’Iran. En tant que proche des Frères musulmans, Erdoğan sait mener une politique toute en nuances entre ces deux rivaux que sont les régimes en place à Téhéran et à Riyad. À noter qu’un nouveau sommet Turquie/Iran/Russie devrait se tenir à Moscou début 2019. Il semble évident que la situation en Syrie sera à l’ordre du jour. Déjà, selon Sergueï Lavrov, les Russes et les Turcs se sont entendus pour coordonner leurs actions après le retrait américain !

Washington avait annoncé son intention de créer, à partir des FDS, un corps de gardes-frontières fort de 40 000 hommes (et femmes). Aujourd’hui, seulement 8 000 auraient été entraînés. Abandonnés par leur mentor américain, les Kurdes sont totalement incapables de s’opposer à une éventuelle offensive de la IIe Armée turque. Leur seul salut consiste effectivement à conclure rapidement un accord avec le pouvoir de Damas pour obtenir sa protection et, par ricochet, celle de l’aviation russe. Cette alliance qui pourrait sembler contre-nature n’est pas trop difficile pour la simple raison que les Kurdes syriens ne se sont jamais affrontés à Bachar el-Assad depuis le début de la révolution en 2011, en dehors de quelques rares incidents localisés qui étaient le fait de petits chefs locaux.

De plus, Damas ne peut accepter sans réagir une nouvelle intrusion de la Turquie sur son territoire après que la province d’Afrin située au nord-ouest du pays ait subi ce sort[4]. Cela permettrait aussi à Damas de récupérer les ressources en hydrocarbures situées au nord-est de l’Euphrate. Elles lui sont indispensables pour financer en partie la reconstruction du pays. D’ailleurs, un projet de nouvelle Constitution a été mis sur les rails à l’initiative de la Russie, de l’Iran et de la Turquie. Cela pourrait permettre au régime de donner une certaine autonomie aux différentes régions et donc de satisfaire en partie les populations kurdes tout en évitant des velléités d’indépendance.

Il n’en reste pas moins qu’un risque de confrontation direct entre la Syrie et la Turquie existe. La Russie aura alors un rôle central à jouer ainsi que, dans une moindre mesure, les Iraniens, même si leurs capacités d’action restent limitées. Peut-être que ces deux pays vont pousser vers une solution médiane avec l’appui de Donald Trump qui veut en finir avec ce dossier : les Turcs occupent une « zone de sécurité » de quelques dizaines de kilomètres à l’intérieur de la Syrie ; les forces de Damas leur feraient face en préservant leurs ressources pétrolières. Ce serait alors une véritable redéfinition des frontières qui ne dirait pas son nom. Le cas existe déjà à Chypre.

Quant à l’influence de l’Iran en Syrie, Trump a passé « la patate chaude » à l’État hébreu qui devra faire avec… Là également la pression est en train de monter puisque Israël est par ailleurs confronté à une recrudescence de l’activisme palestinien discrètement alimenté par Téhéran, par la situation très instable prévalant au Liban – via le Hezbollah aussi activé par le régime iranien – et par le fait que Moscou et Ankara viennent compliquer la donne !

 

AFGHANISTAN : VERS UN RETOUR DES TALIBAN ?

 

En Afghanistan, le président Ashraf Ghani va être mis dans une position pour le moins inconfortable avec le retrait américain, déjà qu’il ne contrôle plus guère que la moitié du pays et que Kaboul est l’objet d’attaques régulières de la part de commandos terroristes de Daech ou des taliban.

Il est malheureusement vraisemblable que le scénario qui s’est déroulé après le départ des Soviétiques en 1979 soit conduit à se répéter : la guerre civile va se généraliser et le pouvoir central va se déliter, abandonné par une partie de l’armée et de la police dont la motivation est aléatoire. Il est difficile de prévoir qui tirera alors les marrons du feu mais il semble que les taliban restent les plus nombreux et les mieux organisés ; ils semblent donc avoir plus de chance que leurs rivaux de reprendre Kaboul. De son côté, Daech a un problème avec les taliban : il ne parvient pas à les faire désigner comme des « apostats » (traîtres à l’islam) auprès des populations locales et ne bénéficie donc pas – comme sur d’autres théâtres – de la supériorité idéologico-politique que lui donne son interprétation littérale des textes islamiques. Au final, la présence américaine en Afghanistan pourrait se finir en déroute.

Les taliban ne s’y trompent pas et ont déjà rencontré discrètement à plusieurs reprises – notamment à Abou Dhabi – des émissaires américains emmenés par l’ancien ambassadeur en Irak et en Afghanistan, Zalmay Khalilzad, afin de « préparer l’avenir ». Le pouvoir en place à Kaboul n’est pas convié à ces entretiens mais en serait tout de même informé par Khalilzad. La prochaine élection présidentielle est prévue en avril 2019 et personne ne sait – sans trop de faire d’illusions sur la validité de ce processus électoral – ce qui sortira des urnes.

En résumé, l’« État Islamique d’Afghanistan » placé sous la houlette des taliban a de grandes chances de renaître de ses cendres après avoir disparu en 2001-2002 suite à l’invasion de la coalition internationale emmenée par Washington. Cela ne signifie pas que c’est un retour vers la paix civile, puisque des grands seigneurs de guerre (comme l’inoxydable général Dostom) se replieront vraisemblablement dans leurs fiefs, de manière à échapper au nouveau pouvoir central qui prendra ses quartiers à Kaboul. Comme par le passé, ces chefs de guerre parviendront à survivre en finançant leurs miliciens grâce à la culture du pavot et au racket.

Enfin, il ne faut pas oublier que Al-Qaida « canal historique » est toujours aux côtés des taliban afghans qui ont fait allégeance à leur chef spirituel, le mollah Haibatullah Akhundzada. Et l’objectif principal du docteur Ayman al-Zawahiri est d’égaler, voire de dépasser son prédécesseur, Oussama Ban Laden dans la lutte contre les impies américains. Si Daech n’est pas vaincu, Al-Qaida « canal historique » non plus ! Peu importe à Trump : le terrorisme aux États-Unis est un risque désormais considéré comme mineur. La vraie guerre se gagne au niveau commercial et a pour ennemi principal la Chine car, sur ce plan, la Russie reste marginale. Dans ce domaine, il semble bien que Trump classe aussi l’Europe dans le camp des adversaires…

 

*

 

À moins d’un nouveau retournement du président Trump, qui a fait de la « surprise » un de ses moyens en matière de politique étrangère, la situation ne peut que mal tourner en Afghanistan et en Syrie, puis en Irak. De plus, Daech qui, certes a perdu son proto-État, n’est pas vaincu militairement. Il a simplement changé de stratégie en rentrant dans la clandestinité et en continuant à répandre son idéologie mortifère. Par ailleurs, les FDS menacent de relâcher « involontairement » 3 200 prisonniers appartenant à l’Etat islmaique[5]. Les désordres à venir vont d’ailleurs vraisemblablement permettre à l’oranisation djihadiste de gagner de nouveaux fidèles.

Globalement, les salafistes-djihadistes de Daech et d’Al-Qaida ne sont pas pressés car leur notion du temps est différente de la nôtre: ils prévoient que leur combat s’étalera sur des générations jusqu’à l’établissement d’un califat mondial[6].

De son côté, Trump débarrassé de la vieille garde militaire qui l’entourait – et éventuellement le canalisait – depuis son élection peut enfin agir à sa guise et les coséquences pourraient être surprenantes dans un sens comme dans l’autre. Ce qui est maintenant certain, c’est qu’il ne respecte aucune règle politicienne classique. Résultat, il est complètement imprévisible. Toutefois, il convient de se rappeler de son célèbre slogan électoral America First, lequel guide son comportement et ses décisions. Ces dernières n’ont strictement rien à voir avec la morale mais avec les intérêts de son pays. Si, comme cela est prévisible, les opérations militaires classiques vont considérablement diminuer dans l’avenir – vraisemblablement avec un bémol sur l’Extrême-Orient où la Chine commence à inquiéter sérieusement Washington -, ce ne devrait pas être le cas en ce qui concerne la guerre secrète en général et les opérations de neutralisation en particulier. Signe précurseur : les frappes de drones armés américains se sont intensifiées notablement ces derniers mois en Somalie et en zone Afpak.

 

 

 

[1] Idéologie prônée par Abdullah Öcalan alias « Apo », l’ancien leader du PKK incarcéré depuis 1999 sur l’île d’Imrali en Turquie. Elle est composée d’un savant mélange de marxisme-léninisme, d’autogestion, d’écologie et de droit des femmes.

[2] Ville tenue par l’armée turque et ses supplétifs syro-turkmènes depuis l’opération Bouclier de l’Euphrate (24 août 2016-29 mars 2017).

[3] Au détriment des S-400 russes même si le doute persiste, les Turcs ayant pour tradition de toujours jouer sur plusieurs tableaux

[4] Théoriquement des milices turkmènes syriennes ont conquis cette province, mais en réalité, c’est l’armée turque qui était à la manœuvre.

[5] Non seulement ce chiffre semble exagéré même s’il comprend les femmes et les enfants ; mais de plus, les FDS ne relâcheront certainement pas les combattants contre lesquels elles ont lutté directement.

[6] Il convient de rappeler que cet objectif est aussi celui des Frères musulmans jugés plus « fréquentables » par les Occidentaux car ils utilisent les moyens offerts par les démocraties pour parvenir à leurs fins.

 

Source : https://www.cf2r.org/actualite/etats-unis-syrie-afghanistan-situation-explosive-suite-aux-retraits-militaires-decides-par-le-president-trump/

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