RETOUR DE L’ARMÉE ALGÉRIENNE AU PREMIER PLAN DE LA VIE POLITIQUE ?

...par le Dr. Abderrahmane Mekkaoui -  Septembre 2018.

Politologue, spécialiste des questions sécuritaires et militaires (Maroc). Membre du Collège des conseillers internationaux  du Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R).

 


Après une éclipse momentanée, l’Armée nationale populaire (ANP) rejoue les premiers rôles sur la scène algérienne, à la faveur du démantèlement d’un trafic de cocaïne. Le général Ahmed Gaid Saleh est-il pour autant l’homme par qui tout changement doit forcément passer ?

 

UNE ÉCLIPSE DE 30 MOIS

 

Jusqu’en 2016, en Algérie, le pouvoir politico-financier était géré et régulé par le Département du renseignement et de la sécurité (DRS) – les services secrets algériens -structure tentaculaire dirigée par le puissantissime général Toufik Mediene. Après son éviction et la dissolution de son service[1], l’épicentre du pouvoir a basculé dans le giron de la Présidence de la République. Le Président Bouteflika, copiant le modèle mis en place par le roi Hassan II (Maroc) et l’ex-Président Ben Ali (Tunisie), a renforcé les pouvoirs et prérogatives de la Direction générale de la Sûreté nationale (DGSN, 258 000 hommes) et de la Gendarmerie (175 000 hommes), au détriment de l’armée dont il voulait réduire l’influence sur la vie du pays.

Pour rappel, depuis la présidence de Chadli Benjedid, l’Algérie a connu l’émergence de baronnies, sous la coupe de hauts gradés, qui avaient la main sur divers trafics. Une situation que régulait, hors de tout contrôle, l’ancien patron du DRS. La nouvelle concentration du pouvoir au Palais Al-Mouradia, incarnée par Said Bouteflika, frère du Président diminué par la maladie, a entrainé une mue qui a fait émerger une nouvelle caste politico-financière disposant d’un vaste empire et de connexions internationales variées allant de Rio de Janeiro à Marseille et de Valence à Dubaï. L’homme-lige choisi pour incarner ce basculement n’est autre que le chef du patronat algérien, Ali Haddad. Ce poulain du frère du Président est même pressenti pour assurer la relève à l’horizon 2019. Le processus en cours a marginalisé l’armée, véritable ossature du système et créateur de l’Etat algérien. Cela n’a pas été du goût de tout le monde, comme le prouve l’atmosphère de défiance qui règne en Algérie.

 

LE DÉMANTÈLEMENT D’UN TRAFIC DE DROGUE QUI TOMBE À POINT NOMMÉ

 

La donne a changé avec l’affaire Kamal Chikhi – dit le « boucher » en raison de ses activités d’importateur de viandes brésilienne et paraguayenne -, le démantèlement d’un trafic de cocaïne dans le port d’Oran en mai 2018.

Cette affaire, jugée actuellement, a des ramifications multiples, jusque dans les cercles du pouvoir. Elle a couté leur poste à une dizaine de magistrats – pour corruption -, à plusieurs hauts-fonctionnaires, ainsi qu’au général-major Abdelghani Hamel, directeur de la DGSN, et au général-major Mennad Nouba, qui chapeautait la gendarmerie algérienne,ouvrant ainsi la voie à une reprise en main par l’armée de ces deux corps sécuritaires sur lesquels comptait Abdelaziz Bouteflika pour contrebattre l’influence des militaires. Cela a remis l’armée au centre du pouvoir et a renforcé le poids du général-major Gaid Saleh qui coiffe 80% de la force publique en Algérie.

Cela signifie que l’ANP aura son mot à dire quant à un éventuel cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika et que le futur Président devrait provenir du sérail militaire. Les noms que la rumeur algérienne colporte sont ceux de Abdelmajid Tebboune – ex-chef du gouvernement – et Ahmed Ouyahia – actuel chef de file du gouvernement qui n’hésite à proclamer son rôle d’homme des « missions sales ». Toutefois, dans cette situation des plus instables, le chef d’état-major doit faire sauter trois « verrous»pour que l’armée puisse jouer les premiers rôles :

– le général-major Ali Ben Ali, chef de la Garde présidentielle,

– le général-major Bechir Tertag, chef du Département de surveillance et de sécurité(DSS), coordonnateur des services de sécurité,

– le général-major Habib Chentouf, chef de la 1èrerégion militaire de Blida.

Reste à savoir si l’actuel patron de l’ANP osera franchir le Rubicon en évinçant le clan Bouteflika. La question taraude l’opinion algérienne, aux abois face au flou artistique qui caractérise la situation actuelle, comme les chancelleries occidentales. Ahmed Gaid Saleh n’est pas connu comme étant « l’éminence grise » du système militaire algérien. Mais il sait qu’il peut compter sur les « jeunes loups » réputés, eux, être plus ambitieux et ayant une vue globale et réaliste de la situation que traverse l’Algérie.

On citera notamment un trio de choc constitué de généraux-major moins médiatisés que leur chef :

– Mohamed Younsi, secrétaire de l’état-major qui fait aussi office de plume et d’idéologue de l’ANP,

– Jamal Karoui, directeur de cabinet du ministre de la Défense,

– Fatma Boudouani, en charge de la coopération internationale dans le cadre multilatéral de l’initiative “5+5 défense[2]“. Cette femme générale dispose de qualités d’analyste et de stratège reconnues par ses pairs.

Ce trio de choc élabore la stratégie militaire et politique de l’Algérie d’aujourd’hui, mais surtout celle de demain. Ce sont eux qui ont l’oreille du chef d’état-major pour tout ce qui concerne les promotions internes et autres questions politiques stratégiques.

 

UNE ARMÉE QUI N’EST PAS INVULNÉRABLE

 

L’image d’invulnérabilité des forces armées que le général-major Ahmed Gaid Saleh, chef d’état-major des armées et vice-ministre de la Défense, a voulu installer au sein de l’opinion algérienne – en multipliant les manœuvres de grande envergure impliquant les huit régions militaires – a été remise en cause, cet été, à l’occasion de l’attaque meurtrière dont ont été victimes des éléments de l’ANP, le 30 juillet, dans la localité de Bissi, commune d’Azzaba, relevant du secteur militaire de Skikda (5e région militaire). Lors d’une opération de ratissage, l’armée algérienne y a perdu une vingtaine de soldats lors d’un accrochage jugé “sérieux“ par les autorités. L’ANP a toutefois abattu quatre terroristes et a pu récupérer un arsenal militaire jugé “important“.

Le message transmis par les assaillants est des plus clairs à l’endroit du chef d’état-major qui est en charge, entre autres, de gérer le « terrorisme résiduel » et la contrebande en tous genres. Par ailleurs, cet événement a apporté de “l’eau au moulin“ du clan opposé à la mainmise de l’armée sur le devenir du pays et a permis d’alimenter les critiques de ceux qui ont mal vécu l’éviction du général Toufik Mediene, ancien patron du DRS.

Ainsi, l’ossature du système algérien se fragilise de plus en plus.

 

*

 

Le général-major Gaid Salehsait que toute manœuvre reste tributaire de la vacance du pouvoir. Or l’hospitalisation actuelle d’Abdelaziz Bouteflika à Genève, pourrait en être l’occasion. En raison de l’état de santé particulèrement critique du Président algérien, deux solutions sont évoquées :

– l’application de l’article 102 de la Constitution (vacance du pouvoir) ;

– une modification de la Constitution par le Parlement afin de nommer le général Saleh vice-président, avec des pouvoirs étendus.

Encore faut-il que ce dernier bénéficie du feu vert, non seulement du système algérien dans ses diverses composantes (on parle de pas moins de 2 millions de personnes), mais aussi et surtout de l’aval des puissances étrangères qui ont des intérêts colossaux en Algérie. A moins que les « jeunes loups » prennent tout le monde de vitesse et opèrent un coup identique à celui réalisé à l’occasion de la Révolution des Œillets (1974) qui a marqué l’histoire du Portugal. Où qu’une contestation populaire généralisée, à la tunisienne, n’intervienne pour changer l’ordre des choses décrié sur les réseaux sociaux.

 

 

 

[1] Il a été remplacé par le Département de surveillance et de sécurité (DSS), désormais rattaché à la Présidence de la République.

[2] L’Initiative 5+5 Défense est une enceinte de coopération entre les pays riverains de la Méditerranée occidentale, qui réunit cinq Etats de la rive sud de la Méditerranée (Algérie, Libye, Mauritanie, Maroc et Tunisie) et cinq Etats de la rive nord (France, Italie, Malte, Portugal et Espagne). Elle vise à promouvoir les activités pratiques d’intérêt commun, à favoriser l’échange et le partage de connaissances, à faciliter l’interopérabilité des forces armées et à développer des liens de confiance et de compréhension mutuelle. Les domaines de travail sont les suivants : la surveillance et la sécurité maritime, la sûreté aérienne, la contribution des forces armées à la protection civile et la formation-recherche.

 

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