La mise en pré-retraite d'un vieux soldat...

...pour "Le piège" - 2013

Ce vieux soldat : c’est le missile air/sol AS 30 laser.

 

De 1993 à 1999, année de ma cessation d’activité, j’ai accompagné ce vieux soldat en tenant, à son service, le poste de Chef de Programme chez Aérospatiale-Missiles.

Dernier rejeton d’une famille dont j’avais connu l’AS 20 et l’AS 30 à télécommande manuelle, et l’AS 30 à télécommande infra rouge, missiles que le pilote devait suivre en ligne droite et guider jusqu’à l’impact, l’AS 30 laser se guide automatiquement sur la tache laser produite par un « pod » spécialisé. Ce pod permet de détecter et d’identifier la cible, de positionner une tache laser sur le point précis à atteindre, et de maintenir la tache à la position voulue. L’avion tireur peut ainsi changer de trajectoire dès que le missile a été tiré.

 

Quand il m’a proposé le poste, mon futur directeur potentiel m’a dit :

-          nous avons pensé à toi parce que tu as l’expérience du marketing export sur lequel nous portons notre effort et tu sais discuter avec les utilisateurs. Coté technique, nous sommes là pour t’aider. L’AS 30 est à un tournant de sa vie et nous ne savons pas trop ce qu’il va devenir. S’il est qualifié sur Rafale ou sur un avion étranger c’est une belle aventure qui continue. Si, malheureusement, il doit s’arrêter, tu as encore le potentiel pour le mener à la retraite avant de prendre la tienne.

 

Quitter un poste de « promoteur » à la direction commerciale export où je travaille depuis deux ans, pour un poste plus sédentaire, plus technique et surtout plus impliqué dans la gestion, dans les finances et dans les relations avec les services techniques étatiques et les autres partenaires français, demande réflexion. Apprendre encore un autre métier, à 53 ans c’est un vrai défi. Risqué et tellement tentant…

L’armement aérien n’est pas nouveau pour moi. Pilote de chasse pendant dix ans, sur Mirage III E et sur F-100 « Super sabre », j’ai eu l’occasion de tirer deux AS 11 sur Fouga, et un AS 20 sur Mirage III. Après avoir quitté l’Armée de l’air en 1979, j’ai travaillé dans l’industrie aéronautique et œuvré pendant  six ans comme « conseiller opérationnel » à l’export, chez Matra.

En 1991 la première guerre du Golfe vient de se terminer quand je rejoins la direction commerciale export d’Aérospatiale Missiles, à Fontenay aux Roses, comme « promoteur » pour l’AS 30 Laser. Le missile, devenu célèbre par sa « précision chirurgicale », est connu partout et les films des tirs de Jaguar tournent en boucle sur les téléviseurs grand public.

Les études pour le qualifier sur le F-16 de General Dynamics (G.D.) sont déjà bien avancées. Pendant deux ans, avec les commerçants et les « techniques », nous sillonnons le monde à la recherche de clients potentiels. Dans le même esprit nous prospectons des constructeurs d’avions et des utilisateurs de Tornado, de F-18, de F-15, de Shyhawk et d’AMX. Notre objectif est de convaincre les propriétaires utilisateurs d’avions étrangers, d’acheter ce missile si efficace. Un client se dessine. Les visites chez British Aérospace et chez GEC Marconi sont positives, la qualification sur Tornado semble donc bien partie elle aussi.

Chez les constructeurs je participe aux discussions et j’écoute surtout parler les « techniques ». Grâce à Bruno, le chef de programme, j’apprends, tout particulièrement à travers la mise au point de la qualification sur F-16. Après plusieurs réunions pour la réalisation du lance-missile, à Fort Worth chez G.D. et à Charleroi chez SABCA pour les essais en vol, le tir de qualification a lieu, de nuit, au Centre d’essai des Landes. Ce tir, effectué dans des conditions météorologiques très dégradées, est un succès.

Au delà des problèmes techniques habituels, il faut dire que l’exercice n’était pas classique. Une grande part de notre énergie a donc été dépensée à obtenir les autorisations d'accès aux enceintes militaires, et surtout à expliquer et à faire accepter aux différents assureurs et autres responsables financiers, que nous allions effectuer le tir d’un missile réel français, à partir d’un avion de chasse de fabrication américaine sous-loué à un industriel belge, piloté par un pilote d’essai civil américain, sur un champ de tir étatique français…

Heureusement, sur place, tous les partenaires : industriels, CEV, CEL, base aérienne de Cazaux, travaillaient en bonne entente et efficacement, pendant et en dehors des heures de service habituelles.

Dans le journal d’entreprise de GD, Joe-Bill Dryden, le pilote d’essai américain qui a appuyé sur la détente, a d’ailleurs cité en exemple cette coopération multinationale.

Peu de temps avant, GD nous avait invités sur son stand à un salon privé ouvert aux utilisateurs de F-16, et eux seuls. C’était à Hill AFB, près de Salt Lake city, dans l’Utah.

Tous les intervenants sur F-16 sont présents, y compris les fournisseurs de munitions en tous genres. C’est l’occasion de rencontrer la concurrence !

Les premières bombes laser américaines propulsées viennent d’arriver et leur fabricant explique leur efficacité opérationnelle à qui veut l’entendre. Badge apparent, je me joins donc à un groupe d’observateurs, la plupart en uniforme, pour visionner les films présentés et participer au jeu des questions/réponses. Au bout de quelques minutes de discussion détendue avec le spécialiste, je lui demande s’il sait quelle société je représente et comment il voit notre présence dans ces lieux. Sa réponse m’a pris de court :

-          bien sur, tout le monde ici sait qu’il y a des français parmi nous et qui ils sont « Welcome ». Quant à votre concurrence, elle ne nous émeut pas. La totalité de nos frais est largement amortie par les commandes de l’USAF. Vous allez peut-être arriver à vendre 100 ou 200 missiles sur F-16 ? C’est tant mieux pour vous et ça ne nous gêne pas. La semaine dernière par exemple, comme pour chaque client qui se fait livrer un escadron de F-15, Mac Donnell Douglas a offert en remerciement (give away) un lot de 50 bombes guidées laser de nouvelle génération. Pour nous la pompe est amorcée et nous savons qu’une autre commande de cet utilisateur de F-15 arrivera bientôt.

 

Info ou intox ???        Nous ne jouions pas dans la même cour…

 

C’est dans ce contexte que, après une courte période de réflexion, je choisis de rejoindre le « vaisseau amiral et directorial », à Châtillon. Là, j’ai changé de lieu de travail et découvert « l’Usine ». Si pour moi le cadre a changé, et c’est peu de le dire, mes proches interlocuteurs, heureusement, restent les mêmes. Sans liens hiérarchiques directs et dévoués à la même cause, l’équipe AS 30 est très soudée. Le marketing et les commerçants en amont, l’après-vente en aval, le programme et le projet travaillent en bonne entente. La confiance et la bonne humeur règnent. Dès le premier jour de ma formation en double commande, Bruno, mon prédécesseur, m’a gentiment poussé à occuper son fauteuil et à répondre à son téléphone. Il me présente aux responsables des autres services et me forme pendant la période où il travaille encore à mi-temps, jusqu'à sa mise à la retraite par l'employeur « le jour anniversaire de ses 60 ans ».

Le travail, les préoccupations et les habitudes changent. Les réunions à 8 heures le matin et les voyages à l’usine de Bourges ont remplacé les plus de cent jours par an passés à l’étranger et les décalages horaires. Je découvre aussi les relations avec le client français, le plus important, et avec les grandes directions internes de l’usine : recherche et développement, fabrication, après-vente, finance, com, etc…

Un vrai nouveau métier qui consiste à veiller surtout aux relations avec l’extérieur : clients et fournisseurs. C'est-à-dire au respect des délais de livraison et de paiement et…  à la bonne santé financière du programme.

 

Les chantiers en cours ou en prospection sont nombreux et il y a de quoi s’occuper.

Pour la France, deux gros chantiers qui concernent essentiellement la Marine Nationale sont déjà lancés :

- la qualification du missile sur Super-Etendard modernisé est bien avancée,

- la « muratisation » (MUnition à Risques ATténués), qui doit permettre de l’embarquer à bord du porte-avions à propulsion nucléaire « Charles de Gaulle » vient d’être notifiée.

Les travaux pour l’étude et la fabrication d’une nouvelle charge et d’un nouveau Dispositif de Sécurité et d’Armement (DSA) sont lancés. Nous travaillons aux limites des lois de la physique et les premiers essais, au rail sur un mur au Centre d’essais des Landes (CEL), montrent qu’il nous reste des progrès à faire pour résister au choc à l’impact.

Pour ce chantier, un des points durs a été la définition, la fabrication et la livraison, d’impulseurs pyrotechniques très particuliers. Les contraintes environnementales du cahier des charges étaient telles qu’un seul fabricant, anglais je crois, était en mesure de les tenir.
Il s’agissait de fabriquer une cinquantaine de missiles de série. En comptant les besoins pour les essais, statiques ou en vol, nous avions besoin de deux cents impulseurs environ. Nous passons donc une commande, à prix d’or, et avec des délais de livraison de plusieurs mois.

Pendant le suivi de la commande, nous notons que le fournisseur prend du retard, et il devient évident que ces retards vont avoir des répercussions sur notre propre marché. Compte tenu du prix de facturation et des performances de ces impulseurs, nous pensons bénéficier d’un minimum de considération de la part du fabricant. Sa réponse à nos demandes d’explication a été :

- en ce moment nous devons fournir plus de 10.000 impulseurs par mois pour des fabricants  d’air-bags. Vos produits, trop ciblés, ne sont pas prioritaires pour nous. D’ailleurs, si vous trouvez un autre fabricant : n’hésitez pas à faire appel à lui.

 

En juillet 1993, l’AS 30 Laser effectue sa première campagne de tir de nuit, à Cazaux sous Mirage 2000 D équipé d’un Pod de Désignation Laser à Caméra Thermique (PDL-CT).

Les équipages, pilote et Officier Système d’Armes (OSA) du 1/3 « NAVARRE » utilisent des jumelles de vision nocturne (JVN). Les cibles sont détruites, et les opérationnels plus que satisfaits. C’est avec grand plaisir que, pendant ces quelques jours, j’ai rajeuni en compagnie des Martinets de la SPA 95, et des Gypaètes de la SPA 153.

Les discussions avec Dassault Aviation et avec la D.G.A. s’engagent, pour mettre au point un programme de qualification sur « Rafale ». Un lance-missile est fabriqué, des vols d’emport et même un appontage un peu « viril » sont effectués. Nos matériels ont tenu.

A l’export les prospections se poursuivent. Malgré tous nos efforts, aucune n’aboutira.

 

En janvier 1998 nous embarquons à Toulon sur le FOCH. Deux jours plus tard, après un montage sous avion, un catapultage et un vol sans histoire, le bateau cible est coulé. Au grand dam de la Marine qui espérait pouvoir l’utiliser comme cible pour d’autres tirs. La Royale commande une série de missiles au standard de l’Armée de l’air.

Pendant quatre jours, accueilli comme un frère, j’ai donc été « marin en civil ». J’ai pu assister de près à la mise en œuvre des avions et des munitions, et à la dernière qualification à l’appontage de deux jeunes pilotes sur Crusader. Une belle bête, poussée par un J57, le réacteur qui équipait aussi le F 100…

 

Puis les conditions d’emport et d’emploi évoluent pendant les opérations en Yougoslavie, où l’AS 30 Laser donne toujours satisfaction. Une demande urgente pour l’augmentation du potentiel d’emport sous avion des missiles existants, est émise par la D.G.A.

En moins de trois jours un programme de vieillissement est établi et proposé. Il prévoit de commencer par effectuer, sur des missiles « bons de guerre » à instrumenter, le relevé des contraintes sous avions, en fonction du profil des missions prévues.

Mais la « guerre du Golfe » est loin derrière nous, et les bombes américaines sont financièrement plus abordables.

Le marché de Maintien en Condition Opérationnelle (MCO) est renouvelé difficilement et avec retard, par manque de financement.

La technologie des composants majeurs (propulseurs, charge) a plus de quarante ans et beaucoup de sous-traitants ont disparu. Les équipes chargées des rechanges et des réparations font des prouesses dans un contexte social difficile qui voit les effectifs, à Châtillon et à Bourges, se réduire comme peau de chagrin.

Les normes de qualification et de fabrication de sous-ensembles ont bien changé elles aussi.

 

Les conditions de survie du missile et le lancement d’un modèle aux performances améliorées sont étudiés. Nous lançons des appels d’offre vers les sous-traitants, puis une proposition commerciale vers la DGA, pour essayer de relancer la fabrication d’un missile rénové.

 

La demande pour un Armement Air-Sol Modulaire (AASM) sonne le glas de l’AS 30 Laser. Il ne connaîtra pas la qualification sous « Rafale ».

 

 

 

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