Note d'actualité n°554 - Octobre 2019.

Turquie/Syrie : Redistribution des cartes

...par Alain Rodier.

L’opération « Printemps de la paix » déclenchée le 9 octobre par la Turquie le long de sa frontière avec la Syrie à l’est de l’Euphrate a attiré sur elle la vindicte de l’ensemble de la communauté internationale, quoiqu’à des degrés divers et pour des raisons différentes. Dimanche 13 octobre, les cartes ont été redistribuées avec le retrait d’une grande partie des forces spéciales américaines présentes le long de la frontière turque et l’accord conclu entre les kurdes et Damas pour placer l’est de l’Euphrate sous la protection de l’armée légaliste.

 

Tout d’abord, il convient de rappeler que ce n’est pas la première fois que les forces turques appuyées par (ou se servant comme prétexte de leur présence) des activistes syriens – une coalition fourre-tout où l’on retrouve des combattants turkmènes, des anciens de l’Armée syrienne libre (ASL) et des djihadistes « modérés » -, entraînée et équipée par Ankara, s’emparent unilatéralement d’une partie du territoire syrien.

En août 2016, une première opération baptisée « Bouclier de l’Euphrate » avait ainsi permis à Ankara d’occuper une bande d’une quarantaine de kilomètres de profondeur allant de Jarabulus, localité située sur l’Euphrate, jusqu’à la province d’Afrin située plus à l’Ouest.

Cette invasion n’avait alors pas suscité de tollé international (les populations concernées étaient soit arabes soit turkmènes et très peu kurdes) mais ce fut le cas pour la suivante, l’opération « Rameau d’Olivier » lancée en janvier 2018 pour chasser les hommes du PYD (Parti de l’Union démocratique syrien[1]). En effet, c’est à ce moment-là que les Kurdes syriens ont vu disparaître leur rêve d’établissement d’un État, le Rojava, s’étendant de la frontière irakienne à la province d’Afrin. Mais comme les Kurdes n’étaient pas majoritaires dans la province d’Afrin par rapport aux arabes et aux turkmènes, la communauté internationale a pudiquement détourné les yeux, permettant à Ankara de procéder à un nettoyage ethnique en expulsant les Kurdes.

 

L’opération « Printemps de la paix » ne rencontre que peu d’opposition militaire de la part des Forces démocratiques syriennes (FDS) et cela pour plusieurs raisons :

– la composante arabe des FDS (environ 30% des 40 000 combattants) ne veut en aucun cas s’engager dans des affrontements contre les Turcs estimant que c’est une affaire qui concerne exclusivement les Kurdes du PYD ; il est d’ailleurs à noter que les populations arabes qui vivent à l’est de l’Euphrate ressentent de en plus mal la présence d’autorités kurdes – sous couvert des FDS et avec la protection des Américains – qui prétendent vouloir régenter la vie quotidienne ;

– les Kurdes du PYD n’ont pas la puissance nécessaire pour sérieusement s’opposer à l’avance turque, car ils ne sont équipés que d’armes légères, de quelques mortiers et armes antichars (les plus redoutables) ; surtout, ils sont pris à revers par des clandestins de Daech qui mènent de plus en plus d’actions de guérilla le long de la vallée de l’Euphrate et de la frontière irakienne. D’ailleurs, Bagdad, inquiet de l’évolution de la situation, a fermé sa frontière depuis le 9 octobre, de l’Euphrate, au sud, jusqu’à la Turquie, au nord.

– Bien que les Américains condamnent officiellement cette opération, ils ne font rien – malgré leurs déclarations initiales[2] – pour interdire l’espace aérien aux aéronefs turcs qui évoluent donc en toute liberté. Il est évident que la lutte qui se déroule au plus haut niveau à Washington obscurcit la politique étrangère de la première puissance mondiale. Le président Trump souhaite un désengagement des Boys du Proche-Orient pour se placer en bonne position pour la candidature présidentielle de l’année prochaine ; mais Pentagone ne veut pas abandonner ses alliés kurdes et est parallèlement parvenu accroître ses effectifs militaires présents en Arabie saoudite pour contrer la « menace » iranienne. L’opposition démocrate – rejointe par quelques Républicains – s’est emparée de ces problèmes pour nuire à Trump actuellement en mauvaise posture en raison de la procédure de destitution lancée contre lui.

Pour mémoire, le PYD adhère à la même idéologie que le PKK, : l’« apoisme » (du surnom de son chef historique, Abdullah Öcalan incarcéré en Turquie depuis 1999). Il s’agit d’un un habile mélange de marxisme-léninisme, d’écologie, d’autogestion et d’anti-capitalisme. Cette nouvelle idéologie est très populaire dans les milieux intellectuels européens ce qui explique les réactions virulentes quand le président Recep Tayyip Erdoğan affirme que le PYD est le cousin germain du PKK, mouvement reconnu internationalement comme « terroriste ». La réponse de ces intellectuels est qu’il faut sortir le PKK de cette liste noire. Ils oublient juste de préciser que le PKK ne représente qu’une partie du peuple kurde, essentiellement les populations situées à cheval sur la Turquie et la Syrie. Son état-major est quant à lui installé depuis des années sur les versants du mont Qandil, en Irak du Nord, à proximité de la frontière iranienne.

De leur côté, les Kurdes d’Irak appartiennent majoritairement à deux clans distincts, celui des Barzani – qui entretient les meilleures relations avec Ankara car le pétrole qu’il exploite passe par la Turquie – et celui des Talabani, qui sont plutôt pro-Téhéran, certes un peu par force car sa région d’implantation en Irak est frontalière avec l’Iran -. Mais ces deux entités sont hostiles au PKK et, par ricochet, au PYD syrien. Bien sûr, il y a des exceptions, les militants de base étant obligés de cohabiter discrètement sur le terrain. Dernier point et pas des moindres : le PYD, à l’image du PKK, n’est pas « démocrate », c’est-à-dire que malgré les déclarations d’intention et une propagande extrêmement bien menée, le pouvoir est aux mains d’apparatchiks sans que la base ne puisse dire son mot.

 

Le président Trump, qui présente la particularité de dire tout et son contraire à deux jours d’intervalle, a affirmé que les États-Unis avaient trois options pour régler cette crise : la guerre (contre la Turquie) ; les sanctions (contre la Turquie) ; et des négociations entre Turcs et Kurdes. Pour faire pression sur Ankara – mais surtout pour ne pas heurter l’opposition naissante chez les Républicains sensibles au « problème kurde » -, le président Trump a autorisé des sanctions contre la Turquie, sans toutefois les mettre en oeuvre pour l’instant. Le secrétaire au Trésor, Steven Mnuchin, a fait savoir que les États-Unis pouvaient « neutraliser » l’économie turque « si nécessaire ». Il a ajouté : « nous espérons que nous n’aurons pas à les utiliser ».

Mais en dehors du côté tartarinesque et insupportable de ces déclarations[3] les Américains sont actuellement coincés du fait de leur importante présence militaire en Turquie, en particulier sur la base d’Inçirlik où sont stationnées (entre autres) des armes nucléaires tactiques. De plus, la position géostratégique de ce pays en fait un poste d’observation privilégié sur le Moyen-Orient et la Russie. Les stations d’écoutes américaines sont nombreuses dans la zone depuis le début de la Guerre froide… Aller trop loin avec Ankara pourrait pousser les Turcs à fermer ces bases militaires américaines comme le fit le général de Gaulle avec celles de l’OTAN en 1966. C’est stratégiquement impensable mais Trump a surpris tous les analystes à plusieurs reprises !

En effet, le chef du Pentagone, Mark Esper, a annoncé dimanche 13 octobre le retrait de 1 000 soldats américains actuellement présents dans le nord de la Syrie « sur ordre » de Donald Trump. Il a ajouté : « nos forces peuvent se retrouver prises en étau entre deux armées opposées qui avancent et c’est une situation intenable ». Cela fait suite à l’accord conclu entre les FDS et Damas qui devrait permettre à l’armée régulière de se déployer dans le nord pour tenter de s’opposer à l’avancée des Turcs.

Les Européens – du moins certains pays comme la France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, la Belgique, la Finlande, les Pays-Bas et la Pologne – crient au loup en affirmant que l’intervention turque est illégale au regard du droit international, ce qui est tout à fait vrai – le principe d’autodéfense ne pouvant être avancé comme cela est le cas, car aucune attaque contre la Turquie n’est venue de la Syrie depuis des années[4]. Des sanctions ont donc été décidées, ces pays arrêtant ou suspendant les exportations – et les projets d’exportations – d’armes vers la Turquie.

Si cela pouvait représenter une certaine gêne dans le passé – l’Allemagne plaçant périodiquement la Turquie sous embargo militaire -, c’est beaucoup moins le cas aujourd’hui. En effet, ce pays s’est doté d’une puissante industrie de défense devenant même un exportateur dont on peut admirer la technologie lors des salons d’armement IDEF qui se déroulent tous les deux ans. Et pour les importations, Ankara se tourne de plus en plus vers la Russie au détriment des États-Unis et de l’Europe, ce qui crée un véritable problème pour l’OTAN dont la Turquie est un important membre.

En réalité, les Européens voudraient pouvoir revenir politiquement au Proche-Orient, mais ils ne savent pas comment s’y prendre, sans compter que la menace d’ouvrir les portes de l’Europe aux 3,6 millions de personnes déplacées en Turquie fait réellement peur. De plus, la « cause kurde » est populaire au sein des opinions publiques. « Réprimander » Ankara était donc impératif à des fins de politique intérieure tout en sachant que cela ne ferait que renforcer Erdoğan dans sa détermination et son mépris de plus en plus marqué pour les dirigeants européens considérés comme des « donneurs de leçons » irresponsables et surtout totalement impuissants. Il est suivi en cela par la majorité des partis politiques turcs, dont ceux de l’opposition, à l’exception des formations pro-kurdes dont les dirigeants croupissent dans ses geôles. A noter que le peuple turc, même s’il n’est pas complètement acquis à Erdoğan, le soutient dans cette opération militaire tant qu’elle n’occasionne pas trop de pertes dans les rangs de son armée, ce qui explique la relative « lenteur » tactique de l’offensive. Ainsi, tous les membres de l’équipe de football turque – qui a gagné le 12 octobre un match contre l’Albanie dans le cadre de la sélection pour l’Euro 2020 – ont fait un salut militaire en soutien de leur armée, ce qui bien sûr n’est pas du goût des instances dirigeantes de l’UEFA qui « déclenche une enquête ».

Il est un principe simple que les Occidentaux ne veulent pas voir : plus on sanctionne un pays – toujours pour d’excellentes raisons -, plus sa population fait acte de résilience et fait bloc derrière ses dirigeants contre ce qui est considéré comme une « ingérence étrangère ».  

Damas condamne aussi l’intervention turque sur le plan du principe puisqu’il y a eu invasion de son territoire. Elle sait qu’elle va avoir du mal à s’engager au nord-est du pays comme cela a été convenu avec les FDS car ses forces sont engagées dans la lutte contre l’opposition islamique djihadiste à Lattaquié, à Idlib, à Palmyre et jusqu’à Deir ez-Zor. De plus, il est probable qu’une confrontation directe avec l’armée turque tournerait au désastre pour l’armée syrienne tant cette dernière est en infériorité technique et numérique[5].

Une inconnue demeure : quelle va être la réaction des Russes et des Iraniens présents sur zone ? S’ils ne sont pas touchés directement, il est possible qu’ils observent une certaine neutralité tout en négociant discrètement en coulisses avec les Turcs, les Israéliens, et autres… Pour le moment, ils bougonnent pour se donner une posture, mais sans plus, tout en bloquant – en ce qui concerne Moscou et la Chine – systématiquement les initiatives occidentales à l’ONU. Les Occidentaux membres du Conseil de Sécurité de l’ONU n’ont pas fini de payer leur « tromperie » lors de l’intervention en Libye en 2011.

Les pays arabes regroupés autour de Riyad et de la Ligue arabe protestent pour leur part « énergiquement », mettant en avant le risque d’épuration ethnique et de catastrophe humanitaire ; mais ils ne viendront pas au secours des Kurdes. Ils sont particulièrement inquiets pour leur propre sécurité, constatant que Washington est un « faux ami » qui peut les laisser tomber du jour au lendemain, comme ce fut le cas jadis pour le Sud-Vietnam, le Shah d’Iran puis pour les dirigeants égyptiens et tunisiens en 2011. Surtout depuis que Donald Trump a déclaré, pour justifier sa décision à l’égard des Kurdes : « ils n’étaient pas présent en 1944 en Normandie« .

 

La situation actuelle devrait perdurer et il est fort probable que les barbelés qui courent le long de la frontière turco-syrienne soient repoussés 30 kilomètres plus au sud. Le terrain relativement peu accidenté est favorable à l’offensive, donc aux Turcs. À noter qu’ils n’ont pas encore engagé les gros moyens de la 2e Armée – en particulier les chars de bataille – déployée au sud-est de la Turquie. À la mi-octobre, seules des forces spéciales et de l’infanterie légère (environ 15 000 hommes en partie sous blindage) et des milices de l’Armée nationale syrienne (10 000 activistes) étaient engagées. Cela est vraisemblablement destiné à ne pas trop irriter Washington, mais en cas de nécessité, les choses peuvent évoluer rapidement. Si ce scénario se déroule comme prévu, la Turquie installera dans le corridor de sécurité ainsi créé plusieurs immenses camps de réfugiés qui devraient regrouper un à deux millions de Syriens (les 3,6 millions évoqués précédemment ne sont pas tous Syriens). La communauté internationale sera invitée à participer à leur financement sous peine de les voir débarquer à domicile, notamment en Europe occidentale. Les populations kurdes seront contraintes de migrer plus au sud ou en Irak du Nord. Il ne faut pas oublier que l’objectif principal d’Ankara est de couper « ses Kurdes » des leurs bases arrières syriennes.