Les sanctions vues d'Iran

...par Leslie Varenne - le 27/05/2018.


 

Si Emmanuel Macron se rendait en Iran, notamment à Abadan et Khoramsharh, il mesurerait à quel point ses propositions pour « aménager » l’accord sur le nucléaire iranien (JCPoA) sont irréalistes.
Ces deux villes situées à la frontière irano-irakienne ont été en premières lignes de la tentative d’invasion de l’Iran par l’Irak en 1980. En huit ans, cette guerre a engendré 500 000 mille morts dans chaque camp. A Abadan, ce conflit est omniprésent avec ses statues à la gloire des héros, les mémoriaux en hommages aux martyrs et ses milliers de palmiers aux troncs secs et noircis, à cause des produits chimiques déversées (1). 

 

 

Le site de Khoramshahr

 

Il a souvent été dit que la ville de Khoramshahr était le Verdun iranien. L’image est juste : une véritable guerre de tranchées au cours de laquelle 1500 Bassidjis ont trouvé la mort. Au centre de cette étendue de terre marécageuse où trônent encore chars et barbelés se trouve un mémorial où reposent les noms et des photographies des martyrs. Récemment, de nouveaux visages sont venus s’y ajouter, ceux des habitants, originaires de la ville, morts sur le front syrien. Les hommes qui partent combattre sont tous volontaires et ils sont nombreux à vouloir s’y rendre (2). Les Iraniens n’ont pas oublié que la Syrie a été leur seule alliée lors de ce conflit et qu’elle leur avait permis de remporter leur premier succès stratégique, dès 1981, lors de l’opération H3 (3).

Ce conflit gagné seul contre toutes les grandes puissances, même l’URSS s’était rangée dans le camp de Saddam Hussein, a été le ciment de la jeune république islamique. Trente ans, ce n’est pas un temps long dans l’histoire d’une nation. Demander aux Iraniens, comme le fait le président français, de sursoir à leur programme de missiles balistiques et de rester démuni en cas d’agression, est une hérésie. Ils ne l’accepteront jamais. Leur demander d’abandonner leurs alliés dans la région, d’effacer l’histoire, et de quitter la Syrie est tout aussi vain.

 

Mashhad, à l'intérieur du mausolée de l'imam Reza , huitième des douze imams du chiisme duodécimain. Cette mosquée, l'une des plus grandes au monde, est un haut lieu de pélérinage chiite. 

Ce qui frappe en Iran, c’est combien la perception de l’actualité est différente de celle qui prévaut en Occident et combien le peuple a confiance dans sa capacité de résistance face à l’adversité. Si les tensions géopolitiques ne sont pas niées, la dangerosité des attaques contre leur pays est relativisée. Dans la ville sainte de Mashhad, aucune des personnes rencontrées en marge d’un colloque sur la Palestine, auquel l’IVERIS participait, ne semble céder à l’anxiété, malgré les rhétoriques guerrières et souvent outrancières du président américain, de son conseiller à la sécurité nationale, John Bolton, ou du secrétaire d’Etat, Mike Pompéo (4).

Interrogée sur l’argument, maintes fois repris à Washington, qui consiste à dire que des sanctions dures provoqueront des réactions en chaine - crise économique, colère de la population, changement de régime - une étudiante en français répond : « J’ai lu ça, mais j’ai trouvé ça bizarre… Cela affecte notre quotidien, mais les Iraniens sont inventifs, créatifs, ils cherchent toujours de nouvelles solutions, de nouveaux moyens. » Il est vrai qu’après 40 ans sous régime de sanctions, et plus en tenant compte de celles prises par le Royaume-Uni lors de la « Crise d’Abadan » entre 1951 et 1954, ils ont appris à déployer des trésors d’ingéniosité (5).

Jamais dans l’histoire, et les exemples sont nombreux, Libye, Irak, Corée du Nord, Syrie, Russie, ces mesures coercitives n’ont engendré les effets escomptés par ceux qui les mettent en place. Mieux, elles produisent des résultats opposés. Pour Saadallah Zarei, directeur de Noor, un institut d’études stratégiques : « la décision de Donald Trump est une bonne action pour unir les Iraniens. Nous pouvons passer cette période sans grand problème et nous gagnerons par d’autres voies. Notre situation économique n’est pas si faible. Les USA ont fait beaucoup de pressions sur des pays avec lesquels nous avons des relations commerciales, comme l’Irak, la Turquie, le Pakistan, mais ces pays nous aident beaucoup, nous avons 12 milliards de dollars d’échanges économiques avec l’Irak. » Le sort du « régime change » semble scellé : « Ceux qui ont soutenu l’Occident doivent se taire, ils sont minoritaires dans le pays et ils se sont trompés. Aux prochaines élections, les libéraux seront beaucoup plus faibles et les révolutionnaires vont gagner » déclare un journaliste.

 

Ces nouvelles sanctions américaines sont d’autant plus stupides, que le JCPoA signé en octobre 2015 n’a absolument rien changé à la vie quotidienne des Iraniens. Faux, rétorque un franco-iranien qui explique avoir constaté une modification :  les avions de la compagnie Iran-air, peuvent faire le plein à Paris et opérer un vol direct sur Téhéran, alors qu’auparavant, ils étaient obligés de faire escale en Lituanie pour se ravitailler en kérosène ! Le diable se cache dans les détails. En réalité, l’accord a surtout été contraignant pour l’Iran, qui l’a scrupuleusement respecté ; cela a ralenti ses recherches dans le nucléaire, bien entendu, mais également dans d’autres domaines scientifiques comme celui des nanotechnologies.

En revanche, l’embargo américain, en place depuis 1980, n’a jamais été levé concrètement (6). Pour diverses raisons, techniques, frilosité des acteurs avant et après l’élection américaine, notamment des banques, les échanges interbancaires avec l’Occident n’ont jamais été véritablement rétablis et les projets d’investissements étrangers n’ont pas eu le temps de se concrétiser.

 

Si cet accord a eu un effet, il est uniquement d’ordre psychologique. Les Iraniens sont las d’être collectivement diabolisés. Cela se ressent en filigrane des questions posées et dans les conversations.  Un interprète résume assez justement ce sentiment « le JCPoA a créé de faux espoirs dans les cœurs, non seulement sur le futur économique et politique mais aussi d’un point de vue sentimental : l’espoir d’une relation apaisée entre l’Occident et l’Iran. »  Un de ses amis renchérit « Nous savons très bien qu’ils veulent nous dominer et faire de nous une vache laitière comme l’Arabie Saoudite, mais nous ne l’accepterons pas. Depuis la révolution islamique, nous n’avons jamais eu de problème pour vendre le pétrole et si personne ne l’achète, nous trouverons des solutions. Justement, nous cherchons la diversification de notre économie ! » Qu’attendez-vous de l’Europe ? « Rien. Le drapeau américain flotte sur leurs capitales. »

La réponse est lapidaire, mais elle a le mérite de formuler clairement le scepticisme général face à cette question.

Les Iraniens sont connus pour être d’excellents prévisionnistes. Nul doute qu’à Téhéran, tous les scénarios des réponses européennes à la décision américaine ont été anticipés. Ils sont également réputés pour être imprévisibles, ce qui pose problème à ceux qui s'auto-désignent comme leurs adversaires (6). En réalité, il semble qu’ils soient aussi imprévisibles pour eux-mêmes. En persan, le mot "cholough" signifie à la fois ‘’occupé’’ et ‘’désordre’’, selon le sens de la phrase. Dans ce pays, pour aller d’un point à un autre, il faut parfois faire de multiples détours dans une intense confusion mâtinée d’hyperactivité, mais ce désordre est compensé par la fameuse créativité iranienne et le voyageur finit toujours par arriver à bon port…

 

Leslie Varenne

 

(1) Abadan fut un enjeu stratégique majeur lors de cette guerre de par sa position géographique et de par sa raffinerie, deuxième au monde, qui fut bombardée dès le début du conflit. Elle a été reconstruite et a repris ses activités. Malgré les cicatrices de ces années  les relations sont bonnes avec leur voisin irakiens, les habitants de Bassorah de l’autre côté du delta traversent en bateau. Ils n’ont pas besoin de visa, Abadan est une « free zone ».

(2) Des milliers de volontaires sont tombés en Syrie, mais les autorités iraniennes limitent drastiquement le nombre de départs.

(3) Grâce à Hafez el-Assad, qui avait permis le ravitaillement de leurs avions en vol, ils avaient réussi à détruire une cinquantaine d’aéronefs irakiens au sol.

(4) L’IVERIS s’est rendu en Iran pour participer à un colloque sur la Palestine, organisé par New Horizon, un institut indépendant, et Irib, une ONG iranienne.

(5) La crise d’Abadan a débuté en 1951, lorsque le Premier ministre de l'époque, Mohamad Mossadegh, a décidé de nationaliser la raffinerie d’Abadan et d’expulser les compagnies pétrolières britanniques. Les sanctions mises en place furent couplées à un embargo très dur. Cette crise se termina peu après le coup d’Etat fomenté par la CIA et le MI6 contre Mossadegh en 1953. 

(6) Outre les armes et l’aviation civiles et militaires, l’embargo américain porte sur le caviar iranien, les pistaches, les tapis…

(7) Lire l'article de Philippe Grasset sur dedefensa.org, http://www.dedefensa.org/article/eloge-de-lincertitude, qui reprend les propos de Donald Tusk sur l'imprévisibilité iranienne. 

 

Source : https://www.iveris.eu/list/notes_de_voyage/346-les_sanctions_vues_diran

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