Parole militaire, droit de réserve ou devoir de parler ?

par Caroline Galactéros - le 17/05/2016.


Docteur en Science politique, ancien auditeur de l'IHEDN, elle a enseigné la stratégie et l'éthique à l'Ecole de Guerre et à HEC.

 

Colonel de réserve, elle dirige aujourd'hui la société de conseil PLANETING et tient la chronique "Etat d'esprit, esprit d'Etat" au Point.fr.

 

Elle a publié "Manières du monde. Manières de guerre" (éd. Nuvis, 2013) et "Guerre, Technologie et société" (avec R. Debray et V. Desportes, éd. Nuvis, 2014).

 

Polémologue, spécialiste de géopolitique et d'intelligence stratégique, elle décrit sans détours mais avec précision les nouvelles lignes de faille qui dessinent le monde d'aujourd'hui.



Les généraux Soubelet, Piquemal ou Desportes paient leur courage de parler. Une crise qui révèle la perte de légitimité de l'État et sa déconnexion du réel.

Faire son devoir en conscience ou esquiver, éluder, mentir pour rester dans le rang. Pour serrer les rangs même, autour de l'irresponsabilité du politique qui supporte mal de voir démasquer ses renoncements et la triple crise de l'autorité, de la responsabilité et de la souveraineté qui s'installe en France et en Europe.  Le roi est nu, mais chut !

Le déficit d'autorité se mue en autoritarisme éruptif ; on veut faire taire, esqualités, un officier général qui révèle benoîtement le pot aux roses devant la représentation nationale. On l'accuse de transgresser son « devoir de réserve ». On veut que toutes les structures de pouvoir ou d'action en surplomb du peuple se liguent pour l'entretenir dans une douce torpeur. Notre pays se meurt et nos élites administratives et politiques veulent rester dans l'éther confortable du déni de réalité et se congratuler sans vergogne. Asinus asinum fricat. Et nos forces armées, par essence et vocation au-dessus de l'esprit partisan, devraient suivre cette pente délétère pour éviter les foudres d'un politique déconsidéré ?

Faire son devoir ou bien se taire.

Faire son devoir, au risque d'être tancé ou « limogé », ou bien se taire : voilà donc le dilemme auquel sont de plus en plus confrontés ceux qui, par leurs fonctions ou leur place dans l'appareil administratif ou sécuritaire, connaissent la gravité de la situation et ne s'y résolvent pas. Ceux, de tous bords politiques, qui prennent la mesure de la haine, du communautarisme triomphant, de la violence sociale, comme d'ailleurs de la gabegie administrative ou de l'incurie financière, qui s'abattent sur un corps national abîmé et sciemment divisé. Ces « lanceurs d'alerte » internes, ces « derniers des Mohicans » doivent-ils garder le silence au nom de « la grande muette » et de leur subordination organique au pouvoir politique ? Une telle automutilation de la parole militaire, sans doute appropriée après le putsch d'Alger, est devenue anachronique. Il est grand temps de redéfinir clairement la place des militaires dans notre société démocratique et dans le débat public. L'officier, le soldat, est un citoyen comme les autres. Sa parole n'est ni suspecte ni malsaine. Elle est utile et précieuse. Il peut se tromper, certes, sur ses diagnostics, mais son sens du service public, son intégrité morale, sa profonde humanité, son discernement et son pragmatisme en font un observateur-acteur unique des dérives ou failles de notre société. 

Les généraux Soubelet, Piquemal, Desportes, le colonel Goya et quelques autres, en des circonstances diverses, paient leur courage, celui d'oser appeler un chat un chat. Ils parlent en conscience, forts de l'autorité morale, de la compétence professionnelle et de l'expérience opérationnelle attachées à leurs vies dédiées au service de la France. Ils interpellent le politique sur le sens de son mandat, la cohérence de ses décisions, l'hypocrisie ou l'inconséquence de certaines d'entre elles. Et, en ces temps de confusion et d'ignorance, on ose le leur reprocher.

Passer outre l'intimidation.

Puissent-ils passer outre cette intimidation. Car l'officier comme le soldat ne sont pas des politiques. Ils ne servent aucun camp ni clan. Ils sont au service de la nation et de leurs concitoyens. Le militaire ne saurait en conséquence mentir sciemment ou par intérêt. Il a l'absolu devoir de dire la vérité à ses chefs militaires comme à ses mandants – le peuple et ses représentants politiques – au nom desquels il agit, engage la vie de ses hommes et la sienne. Son métier est apolitique par essence. Il est l'émanation et le bras armé d'un pouvoir, quel qu'il soit, dont il attend juste qu'il ne le sacrifie pas avec légèreté et lui donne les moyens de son action à l'extérieur comme sur le territoire national. Il a évidemment un devoir de réserve politique. Il ne saurait être question pour lui, en situation de service actif et de manière publique, de faire état de ses opinions personnelles en la matière.

Or c'est là que le bât blesse. Car, en répondant avec sincérité aux questions posées par la mission d'information sur la lutte contre l'insécurité de l'Assemblée nationale, le général Soubelet n'a pas fait acte politique, mais de vérité. Il a juste fait son devoir. Il n'a pas exprimé une opinion, mais une appréciation de la situation basée sur d'implacables constats chiffrés et – ô sacrilège ! – a simplement mis à nu le lien direct entre la double augmentation du sentiment d'insécurité de nos concitoyens et de celui d'impunité des petits délinquants, d'une part, et, d'autre part, la politique pénale alors en œuvre, qui aboutit à un taux d'incarcération disproportionné par rapport à celui des infractions commises. Un cercle vicieux redoutable. Il incarne comme d'autres avant lui, et d'autres qui viendront, la différence d'essence entre le service des armes de la France, qui transcende les intérêts et la politique, et celui, si dévoyé aujourd'hui, de sa représentation de plus en plus déconnectée de la réalité.

En le sanctionnant, on politise cette expression de vérité pour l'escamoter, la disqualifier, on la fait passer pour un oubli des devoirs de sa charge, pour l'expression d'un désaveu partial de la ligne pénale et sécuritaire pourtant notoirement laxiste et inefficace, à l'appui d'une politique qui préfère l'anathème à l'action, et dénonce la violence tout en la laissant s'enkyster au cœur même de notre capitale et ailleurs en France. La statue de la République défigurée, l'espace public dégradé, des bandes de casseurs ultra-violents, connus pour la plupart des services de police que l'on s'interdit d'arrêter en amont de leurs « descentes punitives » et qui humilient nos forces de police souvent sommées de ne rien faire et de subir jets de pierres, insultes et coups, des scènes de rue d'une violence rare : des scènes de guerre, en fait, qui manifestent l'impuissance de l'État et son défaut de protection de nos concitoyens. Devant cette impuissance publique grandissante, on est saisi de vertige. Il ne suffit pas de dire qu'« il n'existe pas de droit de casser » pour faire peur à ceux qui nous défient.

Mais voilà, nos politiques ont perdu le nord, le sens de l'État, du devoir, le lien avec le peuple. Ils vivent dans une bulle abstraite, sans prise sur un réel trop voyant, se paient de mots aussi martiaux que creux et consentent à leur propre impuissance. Alors, ils voudraient que l'armée elle aussi renonce, qu'elle les rejoigne dans cette bulle de confort et tienne des discours lénifiants pour ne pas paniquer les Français. Ces Français qui votent et s'inquiètent chaque jour davantage devant le spectacle sidérant d'une contestation sociale multiforme et interminable, qui éructe, à coups de pierres et d'insultes aux forces de l'ordre, sa haine du monde, de l'État et de la France.

La destruction programmée de l'autorité.

Cette crise révèle donc le détricotage méthodique de l'autorité de l'État, et in fine de sa crédibilité, de sa légitimité à édicter le droit, à montrer la voie. Si des officiers de ce rang en sont réduits à « l'ouvrir », c'est le signe inquiétant que même eux, pourtant obéissants par construction et tradition, ne se sentent plus représentés ni dirigés. Ils rejoignent en cela la majorité de nos concitoyens. Cette convergence devrait inquiéter le politique et lui faire prendre la mesure de la destruction programmée de l'autorité de l'État dont il est lui-même l'ultime cible.

Ce qui se passe en France se retrouve peu ou prou à l'échelle européenne. Le désaveu y est plus spectaculaire encore. Le divorce est consommé entre une technocratie hors sol qui gère plus qu'elle ne gouverne et des peuples européens subissant l'emprise d'une idéologie qui tient leur effacement pour un progrès. Des peuples qui la désavouent de manière croissante, et que l'on accuse de populisme rétrograde ou de souverainisme frileux alors qu'ils crient leur besoin de reconnexion entre leur volonté démocratique et les orientations prises en leur nom à Bruxelles. Une Europe qui a tant diabolisé la souveraineté et nié les frontières qu'elle est en train de se dissoudre et n'ose même pas se l'avouer. Les frontières ne fragilisent pas l'Europe. C'est leur négation dogmatique qui la perd. C'est Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, qui déclare, dans un entretien au Figaro le 29 janvier 2015 sur fond de crise grecque qu'« il n'y a pas de choix démocratique contre les traités », surprenante et très inquiétante formule. C'est l'ignorance pleine de morgue d'un commissaire européen français qui nie les racines chrétiennes de l'Europe et proclame sa neutralité culturelle. C'est cela qui tue l'Europe. Et il n'est pas moins inquiétant de constater que les ONG à l'origine de cette pression vers le démembrement identitaire du Vieux Continent et qui exploitent la crise des migrants ont des financements étrangers, notamment américains, ceux-là mêmes qui ont favorisé « les révolutions de couleur » en Europe dès les années 90, posant les prémisses de la désintégration politique de l'édifice européen. Car, n'en déplaise à nos idéalistes qui voient les citoyens européens comme des atomes interchangeables, les mêmes moteurs géopolitiques demeurent : ceux des rapports de force entre zones d'influence à l'échelle mondiale. Et l'on peut gager qu'une Europe économiquement divisée, politiquement désunie et faible, prise d'assaut par des populations – déshéritées ou non – qui vont modeler sa nouvelle identité molle sera de moins en moins capable de voir son intérêt, notamment dans un rapprochement politique et stratégique avec l'espace russe pour faire pièce aux ambitions américaines et chinoises.

« Aller au choc » fait peur.

Le devoir de réserve est une mesure protectrice de l'autorité de l'État. Il incarne la neutralité politique de nos forces armées qui servent le pouvoir, quel qu'il soit. Mais, pour que ce partage des tâches tienne, chacun doit tenir son rôle et prendre en compte les avis de terrain de ceux qui sont chargés de la sécurité et de la lutte quotidienne contre la délinquance ordinaire. C'est manquer à son devoir que de se taire, c'est devenir « politique » et prendre (un) parti qui n'est pas celui de l'intérêt national. À l'occasion de cette « affaire Soubelet », les associations représentant la communauté militaire ont exprimé leur indignation contre cette vision dénaturée de l'essence même du métier et du devoir militaires. Encore une alerte qui devrait dessiller ceux qui espèrent encore pouvoir mentir à nos concitoyens sur l'air de « Tout va très bien, Madame la Marquise ! »

Il est vrai que la réforme demande une hauteur de vue, un discours de vérité et une reprise en main du désordre public. Mais « aller au choc » fait peur, on l'aura compris. Reculer ne sert pourtant à rien. Ceux qui, à des fins et des titres divers, veulent abuser de notre indécrottable naïveté testent notre volonté, enfonçant à chaque occasion un peu plus profondément leurs dagues dans notre ventre mou et sans abdominaux. Et qui s'en satisfait.

 

Caroline GALACTEROS
Administratrice de l’ASAF


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