SPÉCIFICITÉ MILITAIRE

Sommaire :

- SPÉCIFICITÉ MILITAIRE ET FINALITÉ : LE SOLDAT DOIT RÉSISTER AU SOUFFLE DE LA GUERRE

- UNE PREMIERE APPROCHE DE LA SPÉCIFICITÉ MILITAIRE

 - UNE AUTRE APPROCHE DE LA SPÉCIFICITÉ MILITAIRE

 - SPÉCIFICITÉ MILITAIRE ET DROIT D’EXPRESSION : UN LIEN CONSUBTANTIEL

- COMMENT EN EST-ON VENU A PORTER ATTEINTE A LA SPÉCIFICITÉ DE L’ÉTAT MILITAIRE  


Avertissement

La cruelle actualité de ces derniers jours place à nouveau l’armée, et particulièrement l’armée de terre, sur le devant de la scène et pose la question de son emploi sur le territoire national, ceci avant même que les réflexions du SGDSN sur ce sujet ne soient rendues publiques début décembre. Sans préjuger de ces dernières, le rôle confié à l’armée dans ce cadre très particulier doit bien marquer qu’il ne peut être de même nature que celle des forces de l’ordre et de sécurité – police et gendarmerie. Et rend d’autant plus cruciale la spécificité de l’état militaire et des armées, en tant que forces de dernier recours. C’est pourquoi, le G2S décide de publier à ce moment ce dossier programmé de longue date. 


Introduction par le général d’armée (2s) Jean-Marie Faugère


La spécificité de l’état militaire, (état, dans l’acception « d’une manière d’être d’une personne ou d’une chose dans ce qu’elle a de plus ou moins durable, permanent…. », cf. Le Petit Robert) n’est pas une fin en soi. S’interroger sur cette dernière pourrait paraître une préoccupation décalée aujourd’hui, au moment où les armées, sollicitées sur de nombreux fronts, y compris intérieur, vivent des mutations structurelles profondes. Certains pourraient même penser que, parallèlement à la libéralisation de la société en général, la « société militaire » devrait faire preuve d’ouverture d’esprit et se « banaliser » au maximum, se séculariser en quelque sorte, renonçant ainsi à son caractère propre en oubliant les fondements historiques et les principes intemporels qui en sont à l’origine. Car, parler de spécificité de l’état militaire, c’est nécessairement la mettre en relation et en comparaison avec les normes de la société civile.

La question est pourtant bien d’actualité. D’abord, parce que le fait militaire s’impose quotidiennement du sommet de l’Etat au plus modeste des soldats, dans un désordre mondial de plus en plus conflictuel où la paix devient un état d’exception. Ensuite, parce que l’armée reste au cœur de la question nationale et ne peut être considérée comme un simple outil technique au service de l’Etat au même rang que les administrations civiles. Or, précisément, les évolutions vécues par les armées au sein du ministère de la défense remettent à l’ordre du jour la réflexion sur la spécificité du soldat et de l’institution militaire, car elles ne sont pas sans conséquences sur leur caractère singulier. Il faut de ce fait veiller à écarter tout ce qui pourrait altérer, au fil des différentes réformes, la dimension opérationnelle des armées et les capacités qui en découlent. Elles répondent à des critères propres à leur finalité et sont par nécessité le plus souvent fort éloignés de ceux qui prévalent dans les organisations civiles dont les objectifs sont, par nature, fondamentalement différents. Ceci est particulièrement vrai en matière d’administration générale et de soutien des armées, fonctions situées dans l’environnement des forces, certes, mais qui n‘en conditionnent pas moins la réalisation et le maintien de leurs capacités opérationnelles. Cette spécificité n’est pas niable : elle a toujours existé. Elle n’est ni le fruit, ni la volonté d’un corporatisme, mais bien ceux du pouvoir politique auquel les armées sont subordonnées et qui avait su en reconnaître la nécessité. Les auteurs de ce dossier n’ont pas l’ambition de traiter exhaustivement cette question particulièrement complexe - bien qu’elle ne soit pas nouvelle - et encore moins de faire œuvre de sociologue. L’objectif recherché reste bien d’alerter sur les conséquences, non mesurées au départ - du moins peut-on le penser - de l’évolution en cours, et ce, dans le seul but de préserver au mieux une institution qui reste l’acteur par excellence de l’exercice de la souveraineté nationale. Faute de quoi, ce serait admettre que cette dernière n’est plus d’actualité, auquel cas, il conviendrait de l’expliquer, ce qui ne ressort nullement des discours politiques, ni des analyses des Livres blancs successifs et qui n’est pas exprimé non plus par l’actuel chef de l’Etat, chef des armées. Cette spécificité relève de plusieurs champs d’étude. Contrairement à une idée répandue, la spécificité de l’état militaire ne se limite pas à la seule situation d’individus sous les armes, mais concerne, bien plus largement une institution de l’Etat, en tant qu’organisation collective chargée de manifester et de mettre en œuvre une violence légitime et légale au service de la Nation. Les auteurs (1) qui ont réfléchi à la spécificité militaire reconnaissent en général deux domaines d’application du concept. Une spécificité fonctionnelle, d’un côté, et sociopolitique, d’un autre. La spécificité fonctionnelle a trait aux exigences qu’impose l’exercice de la violence collective au cours du combat. Cet objectif des armées, parfois oublié, répond à leur fonction première de défense de la souveraineté de la Nation. Les éléments constitutifs de la spécificité fonctionnelle sont attachés à l’organisation des armées articulée autour d’une hiérarchie puissante (le commandement), un haut degré de centralisation des décisions (unité de conception et de d’exécution), une discipline qui se veut sans faille, et un esprit de corps très affirmé (cohésion au combat). D’autres aspects, non négligeables qui en découlent, concernent la culture et les traditions militaires.

La spécificité sociopolitique s’intéresse, d’une part, à la position occupée par les militaires de toutes catégories au sein de la société, et, d’autre part, au rapport de ces mêmes militaires à l’Etat et à la vie publique ainsi qu’à leurs préférences idéologiques et politiques. Cette spécificité ne se limite pas, on le voit bien, aux seuls aspects juridiques - comme la loi relative au statut général des militaires - ou réglementaires - comme le règlement de discipline générale... Mais, pour résumer, elle est l’illustration de la place particulière que tiennent l’armée et le soldat dans la Nation, place qui les distingue, pour la première, de toutes les autres institutions d’Etat et, pour le second, de ses concitoyens, par une finalité dérogatoire et singulière : défendre collectivement par les armes la Nation, son territoire et sa populations, ou, si l’on préfère, ses intérêts vitaux au sens où la vie même de cette Nation serait menacée. Notre objet, n’est pas, bien entendu, d’approfondir tous ces domaines car nous n’en avons pas les moyens, mais bien d’opposer à ceux qui pourraient contester la spécificité d’un état militaire, la démonstration de sa réalité, historiquement et « scientifiquement » reconnue par de nombreux auteurs. Par ailleurs, il est plus que jamais nécessaire de sensibiliser tous les promoteurs de réformes incessantes à leurs conséquences, rarement visibles dans l’immédiat, mais souvent dommageables, à l’expérience, à la finalité des armées et à la réalisation de leurs capacités opérationnelles.


1 Entre autres, cf. Laure Bardiès « Du concept de spécificité militaire », L’Année sociologique 2011/2 (Vol. 61)



SPÉCIFICITÉ MILITAIRE ET FINALITÉ : LE SOLDAT DOIT RÉSISTER AU SOUFFLE DE LA GUERRE 

Par le général de corps d’armée (2S) Jean-Tristan Verna

Le thème de la spécificité militaire se développe souvent exclusivement dans un inventaire de ses composantes juridiques et individuelles. L’exigence de disponibilité, l’obligation de mobilité géographique et professionnelle, le devoir de réserve, charpentent les discussions tout comme les textes statutaires. Le rappel des exigences de la guerre n’est peut-être pas inutile dans ce débat, à l’heure de « la France en guerre », tandis que « l’indispensable engagement au sol » devient un mantra d’une partie des faiseurs d’opinion, voire de potentiels décideurs politiques. En préambule, je note que d’un point de vue juridique et en se comparant aux autres professions, la spécificité du soldat tient au fait qu’il ne peut invoquer aucun « droit de retrait » face une situation mettant sa vie en danger, alors qu’il peut le faire face à un ordre qu’il jugerait illégal. Cette spécificité vaut tout autant pour le subordonné qui va au feu, que pour son chef qui l’y entraîne. Elle vaut également pour la partie haute de la chaîne de commandement qui, par nature, n’est pas « sur la ligne de front ». Comme l’a bien rappelé Michel GOYA (2) , la mort comme hypothèse de travail plausible librement acceptée et non comme un accident malheureux, est bien la première spécificité militaire. C’est la différence avec les autres professions dangereuses qui sont souvent citées dans ce débat. Quand un soldat meurt au combat, on n’appelle pas le gendarme et le procureur, on lui rend les honneurs et on l’enterre. Au regard des longs et violents combats qui se sont déroulés en Afghanistan, en Lybie, au Mali, le volume relativement limité des pertes humaines n’est pas le signe d’une moindre dangerosité. Il est la conséquence des progrès et des efforts en matière d’équipements, de procédures de combat, de soutien médical. Le courage, l’envie d’y aller sont tout autant nécessaires. Rien n’a changé depuis la nuit des guerres. Or, ce courage, cette envie d’y aller, n’ont rien de naturel. Anthropologues, ethnologues, préhistoriens (3) , se sont penchés sur le caractère inné de la violence dans l’espèce humaine. L’homme est peut-être batailleur par nature. Mais cela n’a rien à voir avec l’étau moral et physique qu’est le souffle de la guerre lorsqu’il s’abat sur un individu ou un groupe d’individus. Dans la guerre, on n’a pas le choix, on subit, et très rapidement les tensions morales et physiques atteignent un paroxysme. 

L’idée de s’étriper à la baïonnette est sans doute beaucoup plus paroxysmique pour notre génération que pour les paysans-soldats de l’été 14, qui tuaient le cochon régulièrement… Chaque époque possède son échelle de résilience ! Mais pour le soldat, rien de nouveau : il a peur, puis il devient rapidement cruel. Le même qui sera sorti de son trou de combat les jambes flageolantes serait prêt un quart d’heure plus tard à liquider le prisonnier blessé, dans le feu de l’action… Pour parler de ces choses, il ne faut donc pas oublier que l’engagement au combat est une contrainte morale et physique pour « les hommes » (expression générique qui inclut désormais un certain nombre de femmes). Dans « le feu de l’action », tous peuvent craquer, c’est une question de niveau de violence et de durée d’exposition ; l’emprise des passions y est toujours sous-jacente. Progressivement, les sociétés humaines se sont organisées pour maîtriser ce risque et préserver « l’envie d’y aller » : elles ont inventé « l’armée » ! Ainsi, dans l’optique de la guerre, qui est tout de même la finalité de l’existence et de l’entretien d’une armée, la spécificité militaire s’exprime par l’amalgame dès le « temps de paix » de principes et de règles de vie qui sont désormais bien loin de la culture de nos sociétés occidentales. C’est la fusion de la discipline, de l’esprit de corps et de la confiance dans le chef. La discipline : « J’ordonne et j’obéis quel que soit le risque que fait courir l’ordre, quelle que soit la contrainte qu’il impose, quelle que soit la déception qu’il cause ». L’esprit de corps : « Mon groupe a besoin de moi pour réussir, et il inhibe mes faiblesses,… un pour tous, tous pour un ». La confiance dans chef, le petit comme le grand : « Dans cette épreuve, j’avance car mon chef sait ce qu’il doit faire, a les moyens de le faire et sait lui-même qu’il peut le faire ». Voilà la recette des forces morales au combat. On sait définitivement depuis août 1914 qu’elles ne suffisent pas pour enlever la tranchée d’en face (ou son équivalent contemporain), mais elles sont indispensables pour sortir de la nôtre. Qu’un ingrédient vienne à manquer, le risque est grand d’y rester blottis, écrasés par le souffle de la guerre. S’il revient aux politiques de statuer pour les militaires sur une spécificité juridique compatible avec les intérêts de la nation, il incombe aux militaires qui les conseillent et à toute la chaîne de décision administrative, désormais en grande partie civile dans notre ministère de la défense, de s’assurer que les choix d’organisation et de fonctionnement des armées restent compatibles avec l’entretien « des forces morales au combat », car pour citer Malraux, « le moral, c’est comme les fusils, ça s’entretient tous les jours ». A ceux qui forgent les « armes de la France », veillez à ce que les règles de fonctionnement des armées continuent de reposer sur le principe de discipline, exigeant pour tout chef comme pour tout subordonné, veillez à ce que la primauté donnée aujourd’hui à l’individu ne rende pas impossible de forger l’esprit de corps chaque fois et partout où il est vital, veillez à ce que l’organisation des responsabilités dans la vie quotidienne des soldats ne détruise l’aura des chefs qui devront un jour les faire « y aller ».



2 Michel Goya, « Sous le feu », Tallandier 2014.

3 Marylène Patou-Mathis, « Préhistoire de la violence et de la guerre », Odile Jabob, 2013.



UNE PREMIÈRE APPROCHE DE LA SPÉCIFICITÉ MILITAIRE 

Par le général de division (2s) Henri Paris 


Dans un Etat de droit, il est indispensable que le militaire de métier, le soldat, soit totalement intégré à la société nationale dont il fait partie et qu’il sert en assurant sa défense. Tout naturellement, le métier des armes entraîne une spécificité, ce qui ne signifie pas un monde à part ou une mentalité cultivant un élitisme particulier. Cette question est cruciale, car il en va de la démocratie qui ne peut s’accorder avec un régime s’apparentant à une dictature militaire. Il en est ainsi en France et dans la majorité des pays industrialisés développés relevant de l’Occident. Un soldat peut donc, en France, être défini comme un fonctionnaire appartenant à la fonction publique nationale, ce qui est exact sans nuance quant à sa rémunération. Pourtant, le soldat se distingue de ses collègues fonctionnaires par une série de traits, des particularités qui, entre autres, rendent exceptionnel le passage à un office dépendant d’un autre ministère que celui de la Défense. La question qui se pose alors est de définir si ces singularités caractérisent le soldat au point qu’existe une spécificité proprement militaire. Autre problème, cette spécificité, au cas où elle existerait, exige-t-elle du soldat, étant amené à quitter son état au profit d’une fonction civile, une reconversion complète ? Et la réciproque est-elle vraie, s’agissant d’un civil souhaitant rejoindre les armées d’une manière générale ? Si ces deux dernières questions s’avéraient effectives, elles viendraient corroborer la réalité du concept d’une spécificité militaire. A première vue, selon une appréciation facilement commune, un militaire se reconnaît à son habillement. Il porte un uniforme avec des marques distinctives voyantes qui définissent son arme et son grade. En dehors de toute question de parade, cet uniforme est inhérent à la fonction afin que dans la masse, tout un chacun puisse déterminer le grade et l’arme qui correspondent à une fonction ainsi qu’à un degré de responsabilité et de compétence. Cet uniforme a, de plus, une destination pratique qui lui permet d’assumer son métier dans les meilleures conditions matérielles, notamment en opérations. Les militaires ne sont pas les seuls à être dotés d’un uniforme. Bien d’autres agents de l’Etat, et même dans l’ordre civil, en sont dotés, bien que l’usage s’en perde avec le temps. Cependant, dans les armées, le port d’un uniforme est indispensable, ne serait-ce qu’en campagne, afin de distinguer l’ami de l’ennemi. Enfin, la Convention de Genève exige du combattant le port de marques distinctives pour bénéficier du statut de belligérant avec les protections et privilèges qui s’attachent à cet état. Par ailleurs, l’uniforme des militaires se distingue facilement de celui des policiers et d’autres. Cependant, même en civil, un soldat se discerne quelque peu par son attitude et son comportement, certes plus difficilement, mais quand même, et aussi par son aspect général : coupe de cheveux, allure sportive. Il conserve parfois une attitude un peu raide, un comportement plus tranché. Il conserve assez souvent des expressions importées du langage militaire. En revanche, quel que soit le grade atteint, il détient le sens de valeurs communément partagées dont il professe le culte : l’honneur, la loyauté et le respect de la parole donnée, ce qui transparaît autant dans ses propos que dans son action, ce qui lui donne son prix lorsqu’il embrasse une profession civile.

Lorsqu’il a atteint des postes de responsabilité importante, le soldat, alors officier supérieur, mieux encore, officier général, se caractérise par une vaste culture générale, au-delà de la norme commune. Il n’est pas le seul dans ce cas, bien des civils en sont au même niveau, mais dans l’ensemble, l’officier supérieur ou général se détermine par ce point par rapport au monde civil, tout en n’étant pas le seul à se distinguer par ce point, loin de là. S’il n’a pas le monopole du patriotisme, loin de là, le soldat n’en est jamais dénué. Ce patriotisme le conduit à avoir toujours le bien commun présent à l’esprit. Ce sens du bien commun, très naturellement, conduit le soldat à cultiver un esprit de camaraderie particulièrement développé, beaucoup plus développé que dans n’importe quel milieu civil. L’ensemble additionné de ces caractéristiques ne constituent pas totalement l’exclusivité militaire : elles sont néanmoins plus partagées au sein de la communauté militaire, au contraire de toute communauté civile. Pourtant, ce qui tranche spécifiquement les soldats des civils, la communauté militaire du monde civil, en en faisant une entité sociale spécifiquement distincte, est le statut juridique et légal particulier des soldats. Il ne saurait être question d‘établir une analyse comparée des différents statuts qui régissent la fonction publique dans son ensemble pour faire ressortir les particularités du statut des militaires. L’examen se bornera à quelques caractéristiques particulièrement tranchées. La première particularité du métier des armes est le problème de la mort. Ce métier implique l’acceptation du risque d’être tué ou blessé au combat. Ce risque accepté est inhérent à ce métier des armes, de même que le devoir de porter la mort dans les rangs adverses, en fonction des circonstances du conflit. Le métier des armes est le seul à faire de la capacité et de la licéité légale à tuer un devoir dont les limites sont prévues par les lois et les règlements, mais avec une appréciation inévitablement laissée à l’entendement du soldat dans les circonstances de la lutte. Sa responsabilité est énorme. Ce point est central dans la spécificité militaire, car – cela vaut d’être répété – le soldat ne partage avec aucun autre une telle responsabilité. D’autres métiers sont périlleux au point de faire courir le risque d’être tué : celui de policier notamment ou de pompier. Cependant, le risque, là, s’assimile à un accident, et relève des tribunaux pour l’auteur, en ce qui concerne les policiers, avec la clause impérative de la légitime défense. A la totale différence du soldat pour lequel la mort sur le champ de bataille est un article commun ! Le statut général des militaires fixe qu’ils sont en disponibilité permanente, ce qu’implique la disponibilité opérationnelle. Cet aspect est primordial et caractérise le soldat car il ne le partage pas. Aucun autre métier n’exige une disponibilité totale dans tous les sens du terme. Cette particularité tombe sous le sens, mais elle est un trait spécifique. C’est ainsi que le droit de grève ne s’applique pas aux militaires, quels qu’en soient les motifs et les circonstances, à la différence des fonctionnaires, entre autres ceux relevant du ministère de l’Intérieur pour qui s’applique également la même interdiction, mais à qui il arrive de la tourner, sans qu’il y ait sanction, tandis que la question ne s’est jamais posée au ministère de la Défense. L’interdiction du droit de grève découle d’une logique évidente, mais le devoir de disponibilité s’applique également à un droit moins commun, celui du retrait. En effet, le code du travail établit que quand un salarié a « un motif raisonnable de penser qu’il se trouve en situation de danger grave et imminent pour sa santé ou sa vie », il peut se soustraire à son travail pour se mettre en sécurité. En août 1975, une unité des Compagnies républicaines de sécurité, appartenant à la Police nationale donc, s’est prévalue de ce droit de retrait, face à des indépendantistes corses sous la direction d‘Edmond Simeoni. Ils défendaient une cave viticole à Aléria en mettant en œuvre un armement de guerre dont un fusil-mitrailleur. Pour réduire cette résistance, il a fallu engager une unité de la Gendarmerie nationale qui, à l’époque, relevait encore du ministère de la Défense et non de l’Intérieur, mais surtout était sous statut militaire. Deux gendarmes mobiles seront d’ailleurs tués. Jusqu’en 2014, les militaires n’avaient pas le droit d’adhérer à une association professionnelle de défense de leurs intérêts. Le droit de syndicalisation leur était interdit. Une réforme intervient pour faire suite à des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme. En découle un nouveau statut des militaires, mais amené à prendre inévitablement en compte les spécificités de l’état militaire. La disponibilité des militaires ne peut être que totale, dans ce nouveau cas de figure. A remarquer que la haute hiérarchie politique et militaire a bien eu tort de procrastiner sur cette question ! Il fallait la prendre à bras le corps, sans attendre l’arrêt de la Cour de Strasbourg ! Il arrive inéluctablement que les militaires quittent le service des armes. Les raisons sont multiples : soit que le contrat du militaire arrive à expiration, soit qu’il en soit de même pour son engagement, soit plus simplement qu’il y ait départ à la retraite… Le soldat quitte alors le service des armes à un âge plus précoce que dans n’importe quel département civil, dans la majeure partie des cas. Soit qu’il le veuille, soit qu’il y soit obligé, faute de ressources, le militaire recherche un emploi civil. Un stage de reconversion s’impose, que la Défense prend en charge. Il y a bien des exceptions, mais elles sont rares. Il s’agit fréquemment des mécaniciens des trois armées et de personnel issu de l’administration centrale ou des services communs que les employeurs s’arrachent. Mais il s’agit d’une minorité. Ce stage de reconversion n’est pas une exclusivité des militaires, mais sa nécessité absolue contribue à renforcer le concept de spécificité de l’état de soldat. La Défense prouve son excellence dans la formation du personnel. Mais encore une fois, il s’agit d’une minorité. Dans la majeure partie des cas, les connaissances acquises dans le service des armes ne sont pas transposables dans le monde civil, en dehors des qualités morales. C’est pourquoi, un travail de reconversion est une nécessité absolue. La réciproque est tout aussi vraie, en ce sens qu’un civil ne peut devenir soldat opérationnel qu’après une période d’instruction. Un engagement ne suffit pas ! La période des gros bataillons de volontaires de la Révolution est définitivement close, comme celle de 1914-1918 avec des troupes peu ou pas instruites, autrement que sur le tas et à la va-vite. Il y a alors même lieu de s’interroger sur le bien-fondé de l’administration des forces par de hauts fonctionnaires civils. Est-il possible d’administrer correctement une catégorie d’individus sans avoir un minimum de connaissance expérimentale de leur métier ? Il serait aussi plus simple de réaliser entièrement l’administration des forces par des militaires. De toutes les manières, si l’on maintient une mutation de hauts fonctionnaires civils vers l’administration des armées, il convient d’organiser une osmose sous forme de mutation d’officiers supérieurs et généraux à destination de ministères civils. La mesure amènera l’extinction d’un autre problème qui, autrement, sera inévitablement relayé par des associations professionnelles de militaires, dès lors qu’elles deviendront licites, à savoir la réciprocité dès qu’est engagée, de près ou de loin, une responsabilité militaire. * Il existe une spécificité du métier des armes qui rejaillit sur le soldat. C’est un fait irréfragable, consubstantiel à l’existence des armées. Elle paraît parfois étonnante au monde civil qui, faute de l’assimiler, s’agace à son encontre, mais, à la réflexion, doit s’incliner devant l’existence de ce phénomène social.

Cette spécificité militaire peut se révéler bénéfique en ce sens qu’elle amène le soldat à s’interroger sur sa finalité et surtout sur sa responsabilité intrinsèque. Cela doit aussi conduire le soldat à être fier de la confiance que met la nation en lui, en lui confiant ses armes. Elle peut se révéler nocive par des dérives successives qui engendrent la création d’une caste. A ce moment, il y a naissance d’un Etat dans l’Etat, mettant en péril les institutions républicaines. Il appartient aux plus hautes autorités de l’Etat – civiles et militaires – de veiller à une intégration correcte de la spécificité militaire dans l’ordonnancement de la Nation et de l’Etat.



UNE AUTRE APPROCHE DE LA SPÉCIFICITÉ MILITAIRE 

Par le général de corps d’armée (2s) Martial de Braquilanges 


Lorsqu’une catégorie professionnelle met en avant sa spécificité, c’est bien souvent pour défendre des intérêts particuliers, préserver des acquis sociaux susceptibles d’être remis en cause par un changement d’environnement, ou alors tenter de pérenniser son existence même, en cas de difficultés liées à l’évolution du marché. La spécificité militaire ne peut pas être abordée avec cet état d’esprit pour les raisons suivantes. En premier lieu, l’ère des dividendes de la paix et des réductions budgétaires n’est plus à l’ordre du jour si l’on considère la multiplication des conflits, des crises et des menaces ainsi que l’accroissement des budgets militaires de nombreuses puissances dans le monde. En d’autres termes, les hypothèses d’engagement de l’outil militaire sont plutôt à la hausse et on ne se pose pas la question du besoin de disposer d’une force armée. Par ailleurs, on peut souligner sans naïveté excessive, le fait que les militaires sont sans doute plus que les autres sensibles à la primauté de l’intérêt général sur les intérêts particuliers, même s’ils demandent en retour de la considération et des conditions de vie satisfaisantes. Dans ces conditions, les revendications dites catégorielles ne sont pas à mettre au premier plan. Alors pourquoi parler de spécificité militaire ? Parce qu’elle apparaît clairement dans la nature même des missions allouées aux forces armées, dans les exigences qu’elles génèrent auprès des militaires et dans le mode de vie des unités. Une spécificité dans l’emploi L’emploi de l’outil militaire est souvent celui du dernier recours quand toutes les autres options ont échoué. L’utilisation de la force armée vise à préserver notre indépendance et notre souveraineté, à assurer la protection de nos ressortissants mais aussi à contribuer à la sécurité internationale (LBDSN 2013). L’engagement militaire est donc lié à des enjeux majeurs voire vitaux pour la Nation, sur le territoire national comme à l’étranger. Dès lors, la mise en œuvre de moyens de coercition militaires revêt naturellement une importance et une signification politique toutes particulières qui engagent le pays tout entier. C’est la raison pour laquelle le Président de la République est également le chef des armées. C’est lui qui décide de leur emploi, en liaison avec le parlement, et cela explique aussi pourquoi le chef de l’Etat préside les cérémonies funèbres des soldats tués au combat pour rendre un dernier hommage au nom du peuple Français. Dans certaines situations, l’engagement de la force armée peut conditionner la survie de la Nation ; c’est notamment le cas pour l’emploi de la force nucléaire qui justifie la présence d’un chef d’état-major particulier aux côtés du Président. L’engagement de moyens de coercition de la Défense n’est donc jamais anodin : il est même « extraordinaire » puisqu’il bénéficie d’un cadre juridique particulier en opération. Le statut général réaffirme dans son article 17 l’autorisation de l’emploi de la force en opération extérieure lorsque cela est nécessaire à l’accomplissement de la mission. De fait, et dans ce cadre, le militaire échappe aux règles strictes de la légitime défense (immédiateté de la riposte, proportionnalité, …) au regard de la nature même de la menace que représente l’adversaire. Pour autant, il doit se plier aux règles édictées par le « droit de la guerre (4) » (jus ad bellum) et le « droit dans la guerre » (jus in bello) et à celles d’engagement propres à chaque opération. En conséquence, il doit naturellement rendre des comptes à la justice en cas d’abus. Pour clore le chapitre de l’emploi de la force militaire, il convient de noter que, à de très rares exceptions près, l’engagement dans une opération est toujours collectif et qu’il requiert l’implication de capacités nombreuses et complémentaires issues des différentes armes, composantes, armées, dans un cadre international ou au sein d’une coalition. L’emploi de la force est donc complexe et varié. Une spécificité dans les contraintes Au-delà des contraintes communes à tous les fonctionnaires de l’Etat, les militaires doivent être statutairement « aptes à servir en tous lieux et en tous temps ». En situation d’urgence, cet impératif de disponibilité ne touche pas que les unités d’alerte et d’intervention mais impacte également la programmation des autres unités en période de formation, à l’entrainement ou en permission, en particulier dans une armée au format réduit. On ne choisit pas sa mission (comme le soulignait régulièrement un ancien chef d’état-major de l’armée de terre) et on ne peut naturellement pas mettre en avant le droit de retrait observé par les autres professions. En plus de la disponibilité et de la réactivité, notons la contrainte de la mobilité professionnelle avec un nombre d’affectations qui demeure élevé et qui est parfois difficile à assumer par les conjoints, dont beaucoup occupe un emploi, et les familles. Une spécificité dans la culture Manifestement, l’appartenance à l’armée voire à certaines de ses unités, modèle les comportements sans pour autant les formater, car les personnalités demeurent. Le port de l’uniforme, la capacité à traduire un parcours professionnel ou des compétences à travers les grades, insignes ou décorations, le vocabulaire employé fait de termes réglementaires, de sigles ou de jargons techniques, les règlements, les rites et les traditions, les cérémonies empreintes de solennité et rehaussées par les prestations des musiques militaires, la littérature et l’architecture militaires… , tout concourt à se sentir membre d’une communauté exigeante mais solidaire, distincte de la société de par les missions confiées mais à son service. Les militaires ont besoin de références, de modèles à suivre, en particulier dans les épreuves. Le culte des héros est plus pratiqué que celui des victimes. La présence de la mort est une réalité parce que le métier de militaire peut amener à donner la mort comme à la recevoir. Quel est l’officier, le sous-officier ou le soldat qui n’a pas médité sur ce risque assumé par avance lors des entraînements ou des opérations ? Il ne faut pas l’évacuer et il convient d’être capable de peser en conscience les conséquences d’une action ou d’une décision lors d’un engagement sur le terrain.

 déjà souligné. Chacun doit pouvoir bénéficier de soutiens, d’appuis, de renforcements pour obtenir le succès, emporter la victoire ou tout simplement survivre. Les activités de cohésion peuvent apparaître à certains comme du folklore ou de l’enfantillage, mais, elles permettent de développer des liens dans un environnement différent de celui du travail. La cohésion, qui demeure une nécessité au combat comme ferment des forces morales, est une plus-value opérationnelle, mais pas seulement. Elle est source de grandes satisfactions personnelles et contribue à amoindrir le choc en cas de drames ou d’épreuves au sein de l’unité. Ces activités de cohésion peuvent parfois peser sur les militaires et leurs familles dans une société marquée par l’individualisme mais elles répondent néanmoins à un besoin. Une spécificité dans la population et l’organisation La population qui arme les unités combattantes est naturellement jeune et dans la force de l’âge pour remplir des missions exigeantes sur le plan physique. La préservation impérative de cette jeunesse implique un turnover important des effectifs avec un effort significatif en termes de recrutement et de formation. La Défense est le deuxième ministère (après l’Education nationale) pour le nombre d’actions de formation dispensées. Cet effort ne se limite pas à la formation initiale mais porte également sur la formation continue pour mieux répondre à l’évolution des menaces, le perfectionnement des systèmes d’armes, l’adaptation des doctrines d’emploi, l’exploitation des enseignements tirés, la préparation de temps de commandement ou l’accès à de plus hautes responsabilités. On est donc loin d’un concours ou d’un examen d’entrée puis d’une progression à l’ancienneté. Quelle que soit le type de recrutement, le personnel militaire doit se remettre en cause tout au long de sa carrière. A fortiori, pour le personnel sous contrat (5) dont le renouvellement est loin d’être automatique et qui représente environ 70% du personnel de l’armée de terre (proportion inimaginable dans toute autre administration). L’organisation du ministère de la défense doit permettre de passer sans difficulté de la vie quotidienne au quartier à celle de l’engagement opérationnel : c’est ce que l’on appelle le « continuum paix - crise - guerre ». A cet effet, il faut que les principes d’organisation qui structurent le soutien et l’administration soient sensiblement les mêmes en opération que dans la vie courante pour éviter toute rupture dans le bon fonctionnement des services, ce qui porterait alors préjudice à l’efficacité de nos unités et aux conditions de vie de leurs membres. La tentation est forte, dans la période de rigueur budgétaire que nous connaissons depuis bien des années, de calquer méthodes et schémas organisationnels sur ceux des entreprises pour les décliner dans le monde militaire. Si la démarche est légitime pour obtenir des gains de fonctionnement, elle ne doit pas pour autant faire fi de la spécificité militaire et dégrader sa capacité opérationnelle. 

Dans la même veine, vouloir cantonner les responsabilités des militaires aux seuls domaines opérationnels au sein de la Défense serait restreindre les leviers d’action dont disposent les chefs opérationnels qui connaissent et vivent tous les jours les exigences et la spécificité du milieu militaire. La cohérence d’ensemble pourrait être mise à mal. Pire, une telle mesure pourrait être considérée comme de la défiance à leur égard. Ainsi, autant le fait de cultiver à l’extrême la spécificité du métier militaire nuirait au lien qui doit unir la société et son armée, avec tous les « dérapages » possibles que l’on peut imaginer, autant banaliser le métier de soldat est une faute contre l’esprit et présente un risque d’affaiblissement des capacités militaires à pouvoir faire face à des situations « extraordinaires ».



4 Droit international des conflits armés, Conventions de Genève, droit international humanitaire, etc.

5 Qui ne bénéficie donc pas du statut de la fonction publique et connait une certaine précarité comme l’occasionne tout contrat à durée déterminée.


SPÉCIFICITÉ MILITAIRE ET DROIT D’EXPRESSION : UN LIEN CONSUBSTANTIEL

Par le général de division (2s) Vincent Desportes


La spécificité du militaire n’est pas d’être simplement un manieur de sabre : elle est aussi de devoir penser la défense pour l’immédiat et pour le temps long. C’est son rôle social dans et pour la Nation. L’expression des militaires sur les problèmes organiques et stratégiques n’est donc pas seulement légitime, elle est nécessaire : les restrictions qui lui sont portées sont les meilleures ennemies de la défense de la France. Les militaires ont un devoir d’expression spécifique. Une expression nécessaire pour la Nation L’histoire indique clairement l’importance de la liberté d’expression des militaires. Après la remarquable victoire napoléonienne de Iéna, c’est par la liberté donnée aux officiers d’apporter des idées nouvelles que la Prusse trouve les principes qui font de l’armée prussienne puis allemande cet outil redoutable qui participera à la chute de Napoléon et dont nous souffrirons durement à trois reprises. A l’inverse, l’esprit du « je rayerai du tableau d’avancement tout officier dont je verrai le nom sur une couverture de livre» de Mac Mahon a directement conduit à la défaite de 1870. C’est la même attitude adoptée par le général Gamelin de 1935 à 1940 qui nous conduira au nouveau Sedan – dont les Français se souviendront dans des siècles comme nous-mêmes des déroutes de Poitiers, Crécy ou Azincourt – alors qu’il était évident, au moins depuis septembre 1939 et la campagne de Pologne, que notre posture militaire était celle de la défaite. Mais la doxa n’était pas discutable : « les Allemands attaquent par le Nord et la meilleure défense est celle du feu centralisé ». Cette impérieuse nécessité de l’expression tient à la nature dialectique de la guerre et de la stratégie. Il s’agit toujours de contourner la volonté de l’Autre et de prendre le coup d’avance qui permet de l’emporter. Comme l’écrit le général Beaufre, la stratégie « est un processus d’innovation permanente ». Celui qui ne pense plus est condamné à la défaite. Dans cet exercice dialectique, il faut impérativement donner toutes ses chances à l’innovation créatrice, mobiliser toutes les ressources de l’intelligence, pour prendre et conserver l’avantage. Selon la formule américaine, il faut impérativement « think out of the box », penser « à côté », laisser libre court à la pensée critique, donc en admettre la nécessité et les débordements éventuels. Le général Beaufre avait à nouveau parfaitement raison lorsqu’il affirmait : « dans les armées, la discipline doit être stricte mais la pensée doit être libre ». Il n’y a pas d’armée victorieuse qui n’ait d’abord su créer les conditions de l’expression de la pensée libre des cerveaux dont elle dispose. Par ailleurs, la guerre est un phénomène trop complexe pour être réfléchie de manière uniquement rationnelle, ou uniquement pragmatique ; sa compréhension suppose la confrontation de la théorie et de l’expérience. La démarche « du haut vers le bas » ne peut suffire, pas plus que celle « du bas vers le haut ». La vérité sur la guerre se situe au croisement des idées et des réalités : la stratégie - ni science, ni art, nous le savons au moins depuis Clausewitz - est une discipline qui suppose, comme la médecine, à la fois une solide connaissance théorique et un esprit pragmatique, expérimental, ouvert sur les changements. La réflexion stratégique ne peut qu’être multiple avec des champs de débat différents. Il faut donc que se croisent les théories et appréciations politiques d’une part, la pratique des professionnels d’autre part. Cette pratique, cette perception concrète de la réalité de la guerre, à tous ses niveaux, doit s’exprimer, de manière libre, sinon la Défense s’enlise sur les doctrines « a priori », les visions sclérosées, la rigidité maladive du commandement opérationnel dont la France a tant souffert : l’été 1870, août 1914 et mai 1940 en sont de terribles exemples. L’éternelle tentation politique de vouloir dominer la guerre doit être contrebalancée par l’attitude conjuguée d’obéissance et de fermeté que préconisait de Gaulle : car, disait-il « rien ne provoque davantage l’ingérence que le manque d’assurance d’en bas ». Pour la Nation, l’armée doit tenir son rang et jouer son rôle. La Nation est portée par ses corps sociaux qui, dans le temps, dépassent l’Etat et survivent à ses différentes expressions. Les Institutions se situent au-delà des formes momentanées de l’administration. Il est de leur devoir, parfois, de se défendre contre les menées trop politiciennes. Les corps sociaux incarnent des réalités et des pérennités qui vont au-delà du court terme politique. Soutenir la Nation, c’est soutenir l’expression de ses différents corps. Si l’un vient à manquer, tout l’édifice devient bancal. A ce titre, le corps social militaire, ses élites en particulier, ont le devoir – et doivent avoir le droit - de faire valoir leurs points de vue, car ils appartiennent à la Nation bien avant que d’appartenir à l’Etat. Enfin, la vieille règle darwinienne s’applique aux militaires : les organes qui ne servent plus s’atrophient. Fascinant est le constat de Foch qui analyse le style de commandement des armées de la défaite de 1870, considérée avant tout comme une panne de l’intelligence stratégique et opérationnelle : « un commandement supérieur comprimant systématiquement la pensée de ses subordonnés ne pouvait s’étonner de voir à ses côtés, aux heures sombres, de simples pions au lieu d’énergiques auxiliaires ». Quand les militaires ne sont pas autorisés à formuler des idées ni à élaborer des stratégies, ils se cantonnent à la pure technicité de leur métier. Ils perdent le goût de la pensée et de son expression, et les meilleurs, ceux dont la France aura besoin aux heures noires - les Foch, de Gaulle, Leclerc ou Koenig - ne sont plus attirés par une profession réduite à son rôle technique où ils ne pourront plus faire grandir le meilleur d’eux-mêmes. Il ne faut pas ignorer ici le danger très actuel constitué par la conjugaison perverse de plusieurs tendances lourdes : fortes et continuelles déflations, multiplication des opérations, « recentrage » des militaires vers l’opérationnel, civilianisation des postes de conception. Devant l’impérative obligation de satisfaire d’abord aux besoins opérationnels, les armées arbitrent toujours – et à tort – en faveur de ceux-ci, sciant ainsi la branche qui les porte. Ce sont d’une part les formations non techniques, les formations supérieures et d’ouverture qui en pâtissent, ce qui ne peut que diminuer la capacité de l’élite militaire à prendre part utilement aux débats généraux. Au cours des vingt dernières années, par exemple, les durées de formation supérieures à l’Ecole de Guerre ont tout simplement été divisées par deux ! Ce sont d‘autre part les centres et cellule internes de stratégie et de doctrine qui sont sans cesse menacés et doivent rendre, à flux continu, des effectifs : cela se traduit mécaniquement par un affaiblissement de la capacité de réflexion des armées. Une dérive dangereuse De plus en plus cantonnée dans un rôle de mise en œuvre, la haute hiérarchie militaire a laissé le politique s’emparer peu à peu de la réflexion sur la défense : les institutions de la Vème République, l’émergence du nucléaire et le précédent algérien ont favorisé cette mainmise. Toute contestation de l’organique, mais aussi de l’opérationnel, est très vite assimilée à une contestation de l’exécutif. Certes, l’institution militaire recommence à prendre la mesure du rôle qu’elle doit tenir, pour la France, dans la défense de la Défense. Depuis une quinzaine d’années, les officiers ont repris la plume et s’expriment plus fréquemment. Hélas, les publications de la très grande majorité d’entre eux constituent d’excellentes vitrines de leurs propres actions professionnelles au cours des engagements qu’ils vivent au quotidien sur le terrain… et donc d’excellentes vitrines de l’excellence encore maintenue des armées françaises. Mais le propos s’arrête là, parce que l’interdiction faite au militaire de participer au débat stratégique, sauf à exprimer la pensée officielle, a fini par l’écarter de la pensée stratégique qu’il a le devoir d’enrichir mais qu’il n’ose plus exprimer.

Aujourd’hui, trop peu d’officiers jouent leur rôle de « stratège pour la France », un rôle qui constitue pourtant, on l’a dit, une part importante de leur raison d’être dans la Nation. Très peu s’expriment sur le fond dans des media grand public : ils restent cantonnés au cercle restreint des professionnels de la défense. On ne les entend pas sur les grandes problématiques stratégiques, les dérives de l’institution militaire, la dégradation des forces. On leur dénie la capacité de s’exprimer sur l’état réel des forces, et l’aptitude à émettre une opinion quant aux stratégies générales. S’ils se permettent quelque commentaire à l’encontre de la ligne officielle de l’Elysée, la sanction est immédiate. Les règles sont élémentaires et connues de tous. La première : tant que le militaire est sous l’uniforme, il ne peut s’exprimer en dehors de quelques avis techniques, et lorsqu’il ne l’est plus, il n’a plus de légitimité à le faire. La seconde : si, sous l’uniforme, il s‘exprime - même de manière mesurée - en dehors du champ technique, il est immédiatement sermonné ou sanctionné ; si, ayant compris cette impossibilité, il s’exprime sous le couvert de l’anonymat, on lui reproche illico sa couardise, on l’accuse de « complotisme », on fouille de manière illégale son ordinateur, on interroge ses proches, on le fait suivre et on le met sur écoute comme un criminel. *** N’en doutons pas : même si la discipline demeure la force principale des armées, la pensée libérée est la deuxième composante de son efficacité parce qu’elle suscite le dynamisme intellectuel et conditionne l’excellence de la pratique stratégique. L’équilibre est difficile à trouver, mais le déséquilibre en faveur du silence est la marque avant-première de la sclérose et de la défaite. L’équilibre ne peut s’établir par décret, mais il est sûr que, dans l’intérêt même de la France, l’homme d’Etat doit tout mettre en œuvre pour favoriser l’esprit et l’expression critique dans les armées : or, force est de constater que la tendance est exactement inverse. Les Français doivent en être sûrs, parce qu’ils l’ont payé très cher, en souffrances et en humiliations : la négation des dimensions politique et stratégique du soldat, son cantonnement toujours plus étroit dans ce que l’on baptise à tort son « cœur de métier » constituent une menace directe pour leur sécurité.



COMMENT EN EST-ON VENU A PORTER ATTEINTE A LA SPÉCIFICITÉ DE L’ÉTAT MILITAIRE 

Par le général d’armée (2s) Jean-Marie Faugère 


Il nous a paru important, sans aucun esprit polémique, de montrer, dans les lignes qui suivent, de quelle manière ces dernières années de réformes ont parfois produit des effets, dommageables, aussi bien sur l’intégrité de l’institution que sur les capacités opérationnelles des forces en termes de disponibilité et de réactivité, mais aussi de cohésion interne. Ces derniers points, s’ils s’imposent d’évidence aux militaires servant dans les unités, paraissent moins perceptibles à ceux affectés dans les organismes parisiens et semblent encore plus subjectifs, voire secondaires, aux fonctionnaires civils de l’administration. Par le biais de réorganisations structurelles, motivées essentiellement par un souci excessif d’économies budgétaires, des centres de responsabilité sont passés à d’autres titulaires en écartant le plus souvent leurs chefs militaires, rompant ainsi l’unité de commandement et la relation de subordination des soutiens, pourtant restaurées au lendemain de la guerre de 1870 après qu’on y ait vu une des causes de la défaite. S’ajoutant à ce transfert, un excès d’interarmisation, de mutualisation et de « civilianisation », évacua de l’organisation des armées, par une centralisation excessive – dite en râteau - au sein de domaines fonctionnels, la subsidiarité accordée jusque-là à chacune d’entre elles qui leur apportait autonomie dans les tâches de soutien et d’administration et réactivité pour faire face aux besoins de fonctionnement courant. De surcroît, les arbitrages de haut niveau qu’impose désormais cette centralisation en domaines fonctionnels allongent les délais de réaction et handicapent la disponibilité des unités. Il s’agit bien là d’une atteinte à l’état militaire et, implicitement, dans ce qu’il a de spécifique. D’où, l’inquiétude qui se fait jour sur une fragilisation des capacités opérationnelles des armées par la corrosion d’un ensemble jusqu’alors cohérent qui permettait aux armées de répondre à leur finalité. Ainsi, cette fragilisation n’est-elle pas le seul fait de leurs réductions récurrentes de format. Selon la typologie des champs de la spécificité militaire décrite en introduction de ce dossier (6) , les évolutions les plus significatives qui ont touché le ministère et les armées relèvent principalement du champ de la spécificité fonctionnelle. Pour faire bref, d’une organisation toute entière ordonnée autour des armées et placée sous la responsabilité directe de chefs militaires, le ministère a évolué vers une organisation matricielle de chaînes fonctionnelles - les armées étant l’une d’entre elles, dédiée aux opérations - qui conçoivent et exécutent leur métier « de bout en bout » selon des politiques qui leur sont propres et selon les critères exclusifs de la rationalité économique ou managériale. Ces chaînes, indépendantes du commandement dans leur majorité, ne retrouvent finalement les armées que pour l’exécution de contrats de service. Ainsi, par le jeu de réorganisations s’enchaînant avec une grande logique et suivant un fil directeur, c’est tout l’édifice d’une construction traditionnelle des armées reposant sur l’axiome « un chef, une mission, des moyens » qui a été bousculé en plusieurs étapes.

- 1 ère étape : l’armée de métier en 1996.

La première d’entre elles fût incontestablement la suspension de la conscription, quelle que soit la validité des raisons qui conduisirent le chef des armées à prendre cette décision lourde de conséquences. Paradoxalement, le passage à l’armée de métier aurait pu contribuer au renforcement de l’état spécifique du militaire, nouveau professionnel d’une nature singulière. Mais, à y regarder de près, confier la défense de la nation à un corps de professionnels, contractuels pour la majorité d’entre eux (7) , a rompu le lien « sacré » entre l’armée et la nation poussant les militaires vers une technicité accrue du fait de la complexité des missions et des armements. La fonction guerrière en a été grandement modifiée et en partie désacralisée, notamment par l’emploi d’armes de haute technologie alors que, dans le même temps et de manière paradoxale, les armées se voyaient engagées de manière quasi-exclusive dans des missions de corps expéditionnaire, évoluant de l’humanitaire à la gestion de crise, missions dans lesquelles le vocable de « guerre » était banni. Et ceci, au détriment de la défense du territoire et de la protection de la population. Pourtant, cette « refondation » des armées, conduite entre 1996 et 2002 après un plan sévère de dissolutions d’unités (8) , épisode capital passé relativement inaperçu (9) , se trouva fort bien menée par des chefs militaires qui avaient visiblement eu les mains libres pour le faire. - 2ème étape : l’installation de la Loi organique relative aux lois de finances (LOLF), en 2006. Après ce premier séisme, la mise en œuvre de la LOLF marqua le début d’une mise à l’écart progressive du commandement militaire sous sa forme traditionnelle. Nouvelle organisation financière de l’Etat, cette réforme de fond avait pour ambition (1) de rendre enfin les lois de finances lisibles par le monde parlementaire et accessoirement les citoyens, en élaguant notamment une nomenclature budgétaire paralysante et (2) de responsabiliser les grands acteurs de l’administration dans la conduite des politiques publiques en les rendant maître d’œuvre de l’élaboration de leur budget construit au 1er euro et de son exécution. On aurait pu penser que c’était l’occasion de responsabiliser davantage les chefs d’état major de chacune des armées et les grands directeurs de l’administration centrale. Si ce fut le cas pour les seconds, les premiers disparurent tout simplement de la nouvelle organisation financière (1)0 traduite par la grille (1)1 des missions du ministère et de leurs programmes (au sens de la LOLF) respectifs. Par un double mouvement d’effacement des chefs d’état-major d’armée et de rehaussement des grands subordonnés civils du ministre, le chef d’état-major des armées (CEMA) restait le seul chef militaire en relation directe avec le ministre, mais se retrouvait à égalité de traitement avec le Secrétaire général pour l’administration (SGA), le Délégué général pour l’armement (DGA) et un nouvel acteur budgétaire, le Délégué aux affaires stratégiques (DAS), là où auparavant, le CEMA occupait une position privilégiée, ce qui ne semblait pas extravagant pour un ministère qui n’existe que par et pour les armées. Cependant, il conservait sa place au cœur de l’action militaire, pour la planification, la préparation et la conduite des opérations. 

Cette nouvelle organisation a entraîné une évolution des attributions des chefs d’état-major, traduites par le décret de 2005. La prééminence du CEMA sur ses anciens « pairs » a été actée, ce qui était une bonne chose pour la cohérence des armées, et devait permettre de supprimer, avant que l’arbitrage du ministre ne soit rendu nécessaire, toutes distorsions de pensée et d‘action entre les trois chefs d’état-major d’armée et le CEMA. Mais, dans les faits, chaque responsable de programme (12) ne dispose pas des moyens lui permettant de conduire, seul, une politique globale, devant bénéficier du concours des autres programmes, ce qui est particulièrement vrai pour le programme qui englobe les trois armées (13) et les services communs. Autrement dit, la responsabilisation voulue des acteurs de l’administration, qui était d’ailleurs la règle auparavant selon les attributions des chefs d’état-major d’armée (en avance sur leur temps au regard de la LOLF, en fait), ne fût pas la règle pour ces derniers, dépossédés en quelque sorte au profit d’autres acteurs de l’administration. Pour clore cette analyse, un peu technique et sans doute fastidieuse, mais qui explique l’origine de la dépossession de la hiérarchie militaire de pans de responsabilité, il faut souligner les attributions « notariales (14) » dévolues à un nouvel acteur, qui est le Délégué aux affaires stratégiques (DAS), attributions qui anticipaient ainsi la création et le pouvoir du Directeur général des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) du ministère qu’il allait devenir en 2013. -

3ème étape : la révision générale des politiques publiques (RGPP) à partir de 2009.

Appliquée avec radicalité au ministère de la défense, la RGPP n’a pas caché son ambition de réduire la dépense publique. Mais, c’est bien au ministère de la défense que son application fût la plus brutale, sous couvert du Livre blanc de 2008, qui avalisera une nouvelle réduction d’effectif associée à une baisse sensible des crédits. Sans pénétrer dans les détails de cette « révolution dans les affaires militaires », la RGPP poursuivit l’œuvre amorcée par la LOLF. Sous prétexte d’une rationalité budgétaire - louable en elle-même - mais appliquée sans discernement, et sans prise en compte des spécificités des armées, le ministère fut profondément remanié par des entreprises de mutualisation, d’interamisation, de civilianisation et autres « optimisations » qui enlevèrent encore plus de pouvoir, d’autonomie de décision et d’action aux chefs militaires responsables d’une armée (terre, mer et air) (15). En apparence, pourtant, le pouvoir militaire restait concentré dans les mains du seul chef d’état-major des armées, renforcé dans son rôle par les décrets de 2005 puis de 2009 sur les attributions des chefs d’état-major. Mais, la mise en application des concepts de mutualisation et d’interamisation conduisirent l’EMA, dont le rôle antérieur de conception, de direction et de coordination, était indispensable et légitime, à un rôle supplémentaire de mise en œuvre et d’exécution, au travers d’un ensemble d‘organismes interarmées, rôle auquel il n’était pas préparé et qui le dépassa par l’ampleur des réductions d’effectif et de crédits. Il en résulta des rivalités interarmées difficilement maîtrisables, si ce n’est par la fonction d’arbitrage que le ministre fût contraint, par la force des choses, de remplir sauf à remettre en cause la nouvelle organisation ; cette possibilité fut rendue rapidement caduque par la suppression des effectifs concernés par les déflations successives. L’illustration la plus emblématique et la plus grave de cette impuissance « interarmées » réside dans la création des bases de défense (BdD)16, en charge de l’administration et du soutien courants, non seulement des armées, mais aussi des organismes de la DGA et du SGA. Le point d’application de ces tâches ancillaires - au cœur cependant des capacités opérationnelles des forces - se voyait ainsi déplacé des armées à l’ensemble de la population du ministère, diluant, du même coup, les responsabilités par la mise en œuvre imposée d’une organisation matricielle plaçant les armées en position de demandeurs permanents de moyens ou de prestations dans une relation « clients-fournisseurs », aux prises avec des directions et des organismes de soutien fortement civilianisés. Ce type de fonctionnement, qui pourrait être efficace dans un système durablement stabilisé et totalement fonctionnarisé, se révèle épuisant en période de crise, ce qui est le lot quotidien des armées continuellement en opérations et soumises en permanence aux impératifs de disponibilité et de réactivité. Le constat du désastre des bases de défense - qui est de notoriété publique (17) - même si des correctifs sont apportés par petites touches, mais sans remise en cause du système, a conduit le ministre de la défense à concevoir et à mettre en œuvre en 2013, une étape supplémentaire dans le cours de la normalisation des armées, avec la nouvelle gouvernance du ministère. Etape concrétisée par la rédaction des décrets de 2013 portant sur les attributions des grands subordonnés du ministre (CEMA, SGA, DGA, DGRIS ex-DAS). -

4ème étape : la nouvelle gouvernance du ministère, à compter de 2013.

En effet, au vu des difficultés de fonctionnement de la nouvelle organisation, imputable à la conjonction de différents facteurs : baisse des crédits de fonctionnement (18) , réduction des effectifs de soutien, déplacement des responsabilités au profit d’une chaîne dite « de bout en bout » des soutiens courants mais, dans les faits, étrangère à la vie des unités, elle-même contrainte par la diminution des crédits et des effectifs, il fallut envisager d’autres circuits décisionnels, censés améliorer l’efficacité du système. Il était toutefois exclu de mettre en cause le principe des bases de défense et les excès d’interarmisation et de civilianisation car il aurait fallu, pour cela, reconstituer les effectifs disparus dans les domaines de l’administration et du soutien courant au sein des forces (19), et contrevenir ainsi au diktat de la maîtrise de la masse salariale. La décision a donc été prise de redynamiser l’ensemble du fonctionnement du ministère par des changements d’attribution de responsabilités en application d’un autre principe, celui dit de l’autorité fonctionnelle. Ce sont donc de nouveaux pans de responsabilité qui sont enlevés aux chefs militaires et attribués désormais à de grands directeurs dont un seul, le directeur central du Service du commissariat des armées (SCA), reste placé sous l’autorité du CEMA. Lequel, en conséquence, se voit dépossédé de la plupart des domaines qui lui avaient été confiés par les décrets de 2005 et de 2009, à l’exclusion de la préparation opérationnelle et de la conduite des opérations. L’installation de ces « grands » directeurs, nouveaux par l’étendue de leurs responsabilités et par leur autorité qui s’impose désormais aux chefs militaires est l’atteinte la plus grave portée à l’exercice du commandement. Car, si le commandement avait déjà perdu une certaine liberté dans la gestion des crédits budgétaires, il se voit dorénavant dépossédé de la politique des ressources humaines, de la réflexion stratégique (depuis le passage de la DAS à la DGRIS) et sans doute demain, en cohérence avec la nouvelle organisation, de tout le volet « préparation de l’avenir ». En outre, il est à craindre que, si la situation et le rendement des bases de défense qui dépendent du Service du commissariat des armées (SCA) sous l’autorité du CEMA, ne s’améliorent pas rapidement, le SCA passe, à son tour, sous la coupe d’un haut fonctionnaire (20) dépendant du SGA. Cette dernière étape ainsi résumée confirme une évolution longuement mûrie, complétée aujourd’hui par un rééquilibrage des effectifs du personnel civil et militaire du ministère, et plus particulièrement sur les postes de responsabilité en administration centrale, au détriment des militaires. Une récente étude publiée par la Revue de défense nationale (octobre 2015) démontre avec force chiffres que ce rééquilibrage pourrait, à terme, exclure les officiers de nombreux postes de conception et de direction au sein du ministère. Entre 2007 et 2015, la déflation a porté sur 3.800 postes d’officiers, alors que dans le même temps le ministère recrutait 3.500 fonctionnaires civils de catégories A et A+. Ceci sans préjuger des conséquences en matière d’attractivité du métier militaire pour celui qui envisage une carrière dans l’institution, en matière de condition militaire (rémunération de postes de haute responsabilité), de déroulement de carrière, de facilitation d’un retour à la vie civile, de précarisation de l’emploi (due aux carrières courtes imposées) et, plus important, sans mesurer l’impact de décisions prises par des fonctionnaires dont on ne met en cause ni le sérieux, ni le dévouement, mais auxquels on pourra reprocher de ne pas connaître intimement la carrière des armes et de n’avoir pas bénéficié des expériences opérationnelles fortes qui légitimeraient leur rôle normatif. Autour de ces principales questions, d’autres mesures calquées sur celles du monde civil ou replaçant les armées dans le « droit commun », que nous nous contenterons de citer sans les développer, accentuent la banalisation de l’institution militaire : - face à la judiciarisation croissante de faits commis par des militaires, la disparition des tribunaux aux armées au profit de juridictions civiles ; - l’obligation de créer des associations professionnelles nationales de militaires (APNM) pour traiter de la condition militaire, à côté des actuelles structures de concertation (mesure qui pourrait constituer une étape vers la création de syndicats) ; - une tentative toujours possible de réglementer le « temps de travail » des militaires (au rebours de la notion de disponibilité « en tout temps et en tout lieu ») ; - l’instauration d’une rémunération au mérite pour certains postes de responsabilité, disposition étrangère à la psychologie militaire et à l’esprit de corps ; - suppression du service de la poste aux armées (PIA) qui était d’une grande souplesse en opérations notamment pour le personnel projeté.

*

En conclusion, il convient de ne pas se méprendre sur le but de cet article. Il ne s’agit pas de mettre en cause le bien-fondé de certaines réformes, ni les mobiles qui ont prévalu à leur mise en œuvre, encore moins les intentions de leurs auteurs, encore que l’interrogation reste légitime pour le personnel militaire. Mais, il se trouve que leur somme et leur conjonction ont sans doute été globalement mal appréhendées, tout autant que leurs effets mesurables non seulement sur le terrain mais aussi dans les esprits, notamment, ceux de nos jeunes camarades qui seront les cadres de demain et qu’il convient de ne pas décourager.

Or, bon nombre de ces réformes, et nous ne les avons pas toutes abordées, sont de nature à mettre en cause l’unité de l’armée, celle de son commandement, sa cohésion, et in fine, l’esprit de corps, garant de l’efficacité au combat et de la tenue au feu de nos unités et de nos soldats. Que peuvent penser nos jeunes, si généreux dans leur vocation militaire et si peu récompensés matériellement, eux et leur famille, quand ils constatent que leurs chefs directs - les chefs de corps ou les commandants de base - ou d’autres, plus lointains, sont impuissants à corriger des dysfonctionnements ou des carences matérielles, car dépossédés de leviers et de moyens d’action, et qui n’ont d’autres recours que se tourner vers les instances parisiennes pour obtenir souvent une aide élémentaire. Ces situations sont pourtant vécues quotidiennement, et ont pour origine des mesures dogmatiques d’organisation ou une absence de crédits à bonne hauteur. A une époque où l’information est libre et instantanée, nos jeunes parlent et expriment leur désarroi. Nous devons les écouter, car ce sont eux notre avenir et celui du pays.




6 Typologie, et son contenu, issus de travaux de sociologues, rappelons-le, et non d’un corporatisme militaire…

7 Tendance qui devrait aller croissant en fonction de la politique des ressources humaines qui se met en place. 8 Période des « dividendes de la paix ». 9 Car, ayant débuté par la dissolution des Forces françaises en Allemagne (FFA), qui toucha peu nos concitoyens et leurs élus. 10 Dans les faits, en descendant d’un cran hiérarchique, ce sont les majors généraux d’armée qui sont devenus responsables de « budgets opérationnels de programme (BOP) », lesquels sont des parties de programmes. 11 Deux conceptions de cette grille étaient en compétition. Celle qui fut retenue par le ministre (la « blanche ») de l’époque ne répondait pas à la préférence (la « bleue ») d’une majorité des chefs d’état-major.

12 Le terme de « programme » est utilisé ici et par la suite au sens qui lui a été donné par la LOLF. 13 Et la gendarmerie nationale avant qu’elle ne rejoigne pleinement le ministère de l’intérieur en 2009. 14 Selon les termes du conseiller pour les affaires financières du ministre d’alors qui traduisait habilement une supposée limitation des pouvoirs budgétaires du DAS sur des sujets sensibles pour les armées. 15 La gendarmerie a rejoint entretemps le ministère de l’intérieur.

16 L’épisode du système de solde Louvois en est aussi une caricature, comme une partie des raisons de l’affaire du dépôt de munitions de Miramas.

17 Cf. les rapports parlementaires, rapports de la Cour des comptes et rapports annuels du haut comité d’évaluation de la condition militaire (HCECM) pour les plus importants.

18 Que le ministre reconnut lui-même et qu’il corrigea par une enveloppe de 30 M€ attribuée fin 2014.

19 Il est entendu qu’il ne s’agit pas, ici, de remontée en puissance des capacités opérationnelles, qui est un autre sujet dont la nécessité pourrait s’imposer un jour.

20 Ou d’un contrôleur général des armées, ce qui revient au même, puisque l’idée en avait été émise dans une étude produite par un contrôleur général des armées, laquelle a servi de base à la réforme de la nouvelle gouvernance du ministère.




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Spécificité militaire
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