"Nous Occidentaux...!"

Par Caroline Galactéros - le 03/08/2016.



Docteur en Science politique, ancien auditeur de l'IHEDN, elle a enseigné la stratégie et l'éthique à l'Ecole de Guerre et à HEC. Colonel de réserve, elle dirige aujourd'hui la société de conseil PLANETING et tient la chronique "Etat d'esprit, esprit d'Etat" au Point.fr.

Elle a publié "Manières du monde. Manières de guerre" (éd. Nuvis, 2013) et "Guerre, Technologie et société" (avec R. Debray et V. Desportes, éd. Nuvis, 2014). Polémologue, spécialiste de géopolitique et d'intelligence stratégique, elle décrit sans détours mais avec précision les nouvelles lignes de faille qui dessinent le monde d'aujourd'hui.


 

J’ai tenté d’expliquer, dans une récente tribune au FigaroVox (...) que si l’Etat islamique perdait (un peu) de terrain au plan militaire en Syrie, en Irak et en Libye, cela ne signifiait aucunement que nous ayons pris, « Nous autres Occidentaux », l’avantage décisif sur l’islamisme combattant. celui-ci demeure le fléau le plus visible du monde contemporain.

Il mine et destructure en profondeur nos sociétés sécularisées et ultra-individualistes que leur rejet de toute transcendance rend vulnérables aux messages holistiques de l’Islam combattant. Un fléau flagrant et ultraviolent dont le simple nom demeure pourtant difficile à prononcer dans notre pays, et même aux Etats-Unis tant nous sommes déjà inhibés voire même ambivalents vis-à-vis de ces courants qui entendent nous faire passer sous le joug de leur conception fusionnelle et archaïque du politique et du religieux. L’enjeu de ce combat civilisationnel est donc cardinal, à la fois économique, politique, culturel et in fine stratégique.

 

Cette tribune faisait également un constat tragique : l’islamisme dispose d’un terreau fertile nourri de nos propres inconséquences. Quand je dis « nos », encore une fois, il s’agit des « Occidentaux » avec toute l’ambiguïté du terme qui postule une identité entre les intérêts des pays européens et ceux des États-Unis et même, au delà, entre les intérêts de ce monde américano-européen et ceux de ses clientèles asiatiques ou africaines… Beaucoup de paris et de postulats...

Au fond, si c’était véritablement le cas, si cette identité existait, ce serait la meilleure nouvelle du 21e siècle. Plus encore si ce “Nous” révélait une véritable intelligence du monde et s’étendait à la Russie, « puissance européenne », depuis Diderot ! cela signifierait que nous en aurions enfin véritablement fini avec la Guerre froide dont le spectre sans cesse ranimé nous sert de défausse commode, nous distrait du vrai diagnostic, nous fait nous tromper d’ennemi, nous fournit prétexte à ne pas affronter nos ambivalences et à poursuivre nos vénéneux appuis à des Etats qui pourtant ont vu naître puis nourri jusqu’à aujourd’hui les courants islamistes les plus radicaux.

Ceux-là même qui ont juré notre perte, tuent nos enfants et les Chrétiens à travers la planète.

Autrement dit, si nous étions capables d’une telle honnêteté intellectuelle, les États-Unis cesseraient enfin de jouer la partition d’une prophétie auto-réalisatrice d’un “choc” avec la Russie destiné à confiner l’Europe à l’insignifiance militaire et stratégique pour confisquer sa sécurité au seul profit de l’OTAN invariablement sous leur coupe. Cela voudrait dire que les Européens, sans cesser d’être “occidentaux” et évidemment alliés de fond de l’Amérique”, pourraient exister comme Europe-puissance et défendre leurs intérêts sécuritaires spécifiques mais aussi consolider leur ensemble politique. Mais ce «Nous»-là n’existe pas encore. Il nous faut le construire. Cela va demander beaucoup de courage, de leadership et de temps sans doute. Pour l’heure, le «Nous» qui existe demeure très largement un «Nous» de soumission des intérêts des pays européens à ceux de Washington.

 

Deux remarques me viennent à l’esprit. La première est que, dans la mesure où le chaos au Levant est en grande partie le fruit des errances occidentales (et notablement américaines), la résolution des conflits dans cette région meurtrie passera par la redéfinition d’une nouvelle relation entre les Etats-Unis et la Russie. Pour le dire autrement, sans légèreté aucune ni mépris - tout au contraire - pour les souffrances des peuples de cette région, le Moyen-Orient devrait être pour l’Occident un laboratoire, un lieu pour réfléchir in vivo à ce «nous» qui pourrait un jour nous unir. Ce nouvel équilibre entre Moscou et Washington devra se baser sur quelques points cardinaux :

     primo que les Etats-Unis reconnaissent à la Russie la légitimité de l’existence de « lignes rouges » à ne pas franchir, comme l’imposition de l’hégémonie américaine dans l’ancien glacis soviétique via l’OTAN ;

     secundo, que les Etats-Unis admettent que le régime change et le nation building ne fonctionnent pas au Moyen-Orient (et nulle part au monde d’ailleurs, dans la mesure où il n’y a plus de territoires culturellement vierges comme ce put être grosso modo le cas lors de la naissance des Etats-Unis, partis de rien ou presque, sinon de ce qu’ils importèrent d’Europe). Les Russes, en tant qu’ancien empire multi-ethnique et multi-confessionnel, ont compris dans leur chair le risque de l’implosion des structures étatiques. Ils savent combien il faut ne toucher à celles-ci qu’avec grande circonspection. Comme se plaît à le rappeler fréquemment Renaud Girard dans ses brillantes chroniques du mardi dans Le Figaro, les pires ennemis des relations internationales comme des peuples ou des individus, davantage que la dictature, demeurent le chaos et l’anarchie. Tertio, Moscou, – ce fut déjà l’une des grandes erreurs soviétiques – devrait sans doute faire évoluer sa vision et surtout une pratique des relations internationales trop marquée par la démonstration de sa capacité de nuisance militaire pour asseoir son influence. Vladimir Poutine aime à jouer, avec une habileté remarquable, de toutes ses cartes en nouant des relations politico-économiques avec l’ensemble des polarités du monde. Mais la solidité de ces partenariats demeure souvent sujette à caution car l’ombre de la force plane ouvertement sur chacun d’eux. Le directeur de l’Ecole de guerre économique (EGE) Christian Harbulot a d’ailleurs évoqué ce point dans une intéressante conférence donnée au Cercle Pouchkine dans les locaux de l’association Dialogue Franco-russe le... Les relations internationales ne sont pas des relations sentimentales. La force, l’opportunisme, la nuisance, le chantage, la trahison les structurent depuis la nuit des temps.

Mais la confiance, la proximité intellectuelle, culturelle et même affective entre ses artisans sont dirimantes pour la solidité des alliances, et aussi parfois pour tenir bon face aux provocations ou aux fauteurs de troubles qui souhaitent enfoncer des coins dans des rapprochements solides.

On a évidemment du mal à imaginer comment Américains et Russes pourraient parcourir tout ce chemin en quelques mois et même en quelques années tant leur relation depuis la guerre en Géorgie semble s’être détériorée. Si ces dernières semaines, Washington et Moscou paraissent cheminer de conserve (mais si lentement, dans l’attente de l’alternance présidentielle américaine) sur la voie d’un éventuel compromis en Syrie, l’ensemble de leurs relations reste profondément inquiétant. Même aux pires heures de la Guerre froide, les Américains reconnaissaient à l’URSS des lignes rouges. Cette intelligence de situation a vécu.

 

En second lieu, l’ampleur de la difficulté à faire “converger les regards” ne doit pas faire oublier que la création de ce “Nous” occidental réunissant Etats-Unis, Europe-puissance des nations et Russie doit être l’objectif du 21e siècle. De ce bloc à forger devront naître des partenariats constructifs avec une Asie dont le développement économique fait parfois oublier les risques importants à moyen et long terme en matière de sécurité (pensons à la Mer de Chine méridionale avec les îles Spartleys et Paracels ou à la Mer de Chine orientale avec les îles Senkaku aujourd’hui contrôlées par le Japon). La course aux armements en Asie est d’ores et déjà bien plus qu’un “signal faible” alarmant. De ce bloc occidental devront aussi émerger des partenariats essentiels avec l’immense continent africain qui, pour reprendre l’expression d’Aimé Césaire - si juste et pourtant si incomprise lorsque H. Guaino la fit adopter par Nicolas Sarkozy -, n’aura d’autre choix que «d’entrer dans l’Histoire» pour avoir une chance de maîtriser sa colossale explosion démographique en cours et à venir.

 

Alors que faire et comment espérer ? Les chances paraissent aujourd’hui bien minces. C’est que l’Europe oublie l’Europe et que la France oublie la France. Car c’est bien du cœur historique de l’Occident qu’une solution peut émerger. C’est de l’Europe, dont la taille et le nombre de ses membres la protègent de toute tentation impériale (surtout si l’on sait faire contrepoids à certaine puissance “centrale” dynamique qui “prend le manche” sur fond de faiblesse politique et économique de ses partenaires et d’une “solidarité” européenne forcée et à contre emploi...) et particulièrement de la France, qui sait parler aux plus “grands” tout en écoutant les plus “petits” qu’une espérance pragmatique et lucide peut renaître. Sans utopie, sans naïveté, mais avec ambition et empathie aussi pour la si grande souffrance du monde. Francis Bacon, en 1623, avait eu cette formule «Nous les Européens» (Nos Europäi). Il faut la ranimer, tout comme celle de «Nous, Français» si l’on veut un jour prochain, dans ce siècle déjà brutalement secoué par l’adversité, pouvoir de nouveau dire «Nous, Occidentaux» sans se payer de mots.

 


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