Marines du monde : le grand basculement vers l’Asie …sans l’Occident


...par Caroline Galactéros - le 09/09/2016.

 

Docteur en Science politique, ancien auditeur de l'IHEDN, elle a enseigné la stratégie et l'éthique à l'Ecole de Guerre et à HEC.

 

Colonel de réserve, elle dirige aujourd'hui la société de conseil PLANETING et tient la chronique "Etat d'esprit, esprit d'Etat" au Point.fr.

Elle a publié "Manières du monde. Manières de guerre" (éd. Nuvis, 2013) et "Guerre, Technologie et société" (avec R. Debray et V. Desportes, éd. Nuvis, 2014).

Polémologue, spécialiste de géopolitique et d'intelligence stratégique, elle décrit sans détours mais avec précision les nouvelles lignes de faille qui dessinent le monde d'aujourd'hui.



Navire amphibie chinois de type 071, frégate française de type FREMM ; croiseur russe de classe Kirov ; destroyer britannique de Type 45 ; porte-hélicoptères coréen de classe Dokdo ; porte-avions américain de classe Nimitz.

Navire amphibie chinois de type 071, frégate française de type FREMM ; croiseur russe de classe Kirov ; destroyer britannique de Type 45 ; porte-hélicoptères coréen de classe Dokdo ; porte-avions américain de classe Nimitz.

 

Sur Reuters où il officie régulièrement, le correspondant de guerre américain David Axe, spécialiste des questions militaires et auteur du blog War is Boring, publie un article passionnant sur le déclin de ce qui fut pendant très longtemps la plus puissante marine du monde et qui était fort imposante il y a encore quelques années. Il s’agit bien sûr de la Royal Navy, qui fut le vecteur primordial de la puissance de l’Empire britannique au 19e siècle. Il est intéressant de noter que David Axe titre son article : «What the U.S. should learn from Britain’s dying navy » (Ce que les Etats-Unis devraient apprendre de la marine britannique moribonde).

 

La chute de la Royal Navy depuis la fin de la Guerre froide est en effet troublante par sa profondeur abyssale et sa vitesse vertigineuse, même si la construction en cours de deux porte-avions de fort tonnage peut donner l’impression d’un certain renouveau (très relatif, ainsi que nous le verrons). On pourrait compléter le titre de David Axe par “ce que la France devrait elle aussi apprendre de la décrépitude navale de son voisin d’outre-Manche”. Ne nous berçons pas d’illusions : contrairement à Londres, Paris a su préserver intactes ses capacités industrielles grâce à DCNS et a su également conserver une capacité de projection indubitable, observée en Afghanistan puis dans le Golfe persique et en Méditerranée dans la lutte menée contre le djihadisme grâce à notre Charles de Gaulle. Néanmoins, malgré cette double prouesse, la baisse structurelle des budgets militaires augure mal de la suite. Combien de temps la marine française pourra-t-elle résister à une telle dynamique baissière ?

 

Cet article nous permet d’élargir quelque peu le propos. La France et le Royaume-Uni ne sont pas seuls dans cette situation. Nous l’avons déjà écrit, les Américains font face à d’importants défis, notamment pour renouveler leur flotte de porte-avions, tandis que le projet de destroyer Zumwalt, digne de Star Wars, est en passe de finir aux oubliettes avc seulement trois exemplaires construits. Tous les nouveaux navires de l’US Navy, jusqu’aux patrouilleurs de dernière génération, sont sujets à la critique récurrente de prix unitaires bien trop élevés qui mettent en péril la cohérence globale de la marine américaine. De son côté, la Russie est elle aussi en proie à une crise profonde : pour ses navires hauturiers, elle repose encore sur une flotte de bâtiments soviétiques plus ou moins modernisés et l’appareil industriel russe apparaît globalement incapable de produire les navires dont elle aurait besoin. C’est donc l’ensemble des marines occidentales qui subit une crise profonde au moment même où les pays asiatiques connaissent un développement sans précédent tant de leurs flottes que de leurs propres bases industrielles de défense. C’est évidemment le cas de la Chine, mais aussi du Japon, de l’Inde, de la Corée du Sud et, dans une moindre mesure, des pays de l’ASEAN inquiets de la montée en puissance chinoise et qui mettent les bouchées doubles.

 

Ce que révèle David Axe à propos de la marine britannique, Dmitry Gorenburg à propos de la marine russe ou d’autres analystes à propos des flottes américaine et française, est à mettre en perspective avec cette course aux armements asiatique. Il s’agit de comprendre comment ce basculement dans l’équilibre des puissances navales est la traduction d’un mouvement plus global de pivot stratégique vers l’Asie que les Etats occidentaux semblent avoir le plus grand mal à suivre avec suffisamment de rapidité.

Cette note ne saurait évidemment être exhaustive. Je me permettrais seulement de d’illustrer les faiblesses de la Royal Navy britannique (1), de la Marine nationale française (2), de la Flotte maritime militaire russe (3) et de l’US Navy américaine (4) avant d’apporter quelques éclaircissements sur la montée en puissance des marines asiatiques (5). Je m’appuierai pour cela sur les publications de plusieurs blogs spécialisés.

 

Royal Navy : le grand déclin

Vous connaissez certainement le Rule Britannia (une très belle version ici !) qui sert d’hymne britannique à bien des sujets de Sa Majesté, écrit par James Thomson et composé par Thomas Arne au milieu du 18e siècle tandis que l’Empire britannique était en pleine expansion grâce aux navires HMS (High Majesty Ship). Le début du refrain est révélateur de la nature même de la puissance britannique : « Rule, Britannia! Britannia, rule the waves » que l’on traduit généralement en français par la formule «Toi, Britannia, règneras sur les mers ». Aujourd’hui, le Royaume-Uni ne règne plus sur les océans du monde entier. En quelques décennies, la Royal Navy, encore importante et remarquable à la fin de la Guerre froide, a littéralement fondu. Rappelons que le 6 juin 1944, elle a été capable de fournir près de 900 navires pour permettre aux soldats alliés de débarquer sur les plages de Normandie. En 1982 encore, la Royal Navy a mis en œuvre 115 navires dont 2 porte-aéronefs, ainsi que 23 destroyers et frégates pour reprendre les îles Falkland à l’Argentine. David Axe précise que le nombre de navires opérationnels mis en œuvre aujourd’hui lui permet à peine d’assurer la seule mission de surveillance des eaux territoriales britanniques...sans parler de sa capacité de projection.

 

Comment se compose aujourd’hui la Royal Navy ? Pour ce qui est de sa sous-marinade, Londres peut compter sur sept sous-marins nucléaires d’attaque (trois récents de classeAstute et quatre plus anciens de classe Trafalgar) et sur quatre sous-marins nucléaires lanceurs d’engins de classe Vanguard chargés d’assurer la dissuasion nucléaire du Royaume. Pour ce qui est de la flotte de surface, la Royal Navy peut compter sur six destroyers de Type 45 (classe Daring) de fort tonnage (8500 t) et sur 13 frégates de Type 23 (classe Duke) de conception déjà ancienne par rapport aux frégates fabriquées par d’autres pays après les années 2000. Londres possède également un porte-hélicoptère, le HMS Ocean datant de 1998, et de deux Amphibious transport dock de classe Albion (ces trois navires offrant un fort tonnage de quelques 20 000 tonnes équivalent à nos désormais célèbres Mistral). 

Hors dissuasion nucléaire, la Royaume-Uni dispose donc de 7 sous-marins, de 19 frégates/destroyers et de trois navires amphibies.

 

Une lecture plus pessimiste est probablement plus juste : près de la moitié de ces navires est en réalité en maintenance ou en entraînement. L’autre moitié devant déjà se charger de surveiller les eaux territoriales du Royaume, il ne reste aucun navire pour mener, s’il le fallait, des opérations de projection, de soutien ou d’influence en dehors de ces eaux territoriales. Ainsi, en 2012, le Royaume-Uni s’est discrètement retiré des pays participant de manière permanente à la lutte contre la piraterie au large des côtes somaliennes. Peut-être plus symbolique encore, en 2016, le Royaume-Uni a mis un terme au déploiement d’au moins un navire de premier rang dans l’Atlantique Sud, pourtant assuré depuis 34 ans pour prévenir toute velléité argentine de reprendre les Falklands. Plus anecdotique, mais très concret, en janvier 2014, le croiseur nucléaire russe Pierre le Grand s’est approché à 30 miles des côtes écossaises. Le seul navire britannique alors disponible était le destroyer HMS Defender amarré à Portsmouth sur la côte Sud de l’Angleterre. Le Type 45 mit 24 heures pour parcourir les 600 miles avant de localiser le monstre russe de 28 000 tonnes et de l’escorter plus loin des eaux territoriales britanniques. Quant à la lutte contre l’Etat islamique, la Royal Navy n’y participe que très modestement dans la mesure où elle ne dispose pas de forces aéronavales (hors son porte-hélicoptères).

 

L’avenir est-il plus prometteur ? A première vue oui, avec la construction en cours de deux porte-avions de fort tonnage (70 000 tonnes pour 282 mètres de long) qui devraient entrer en service en 2018/2019 pour le HMS Queen Elizabeth et vers 2020 pour son sistership le HMS Prince of Wales. Ces deux géants seront équipés des chasseurs américains de cinquième génération Lockheed Martin F-35B Lightning II (capables dans cette version de décoller à la verticale car les deux porte-avions ne disposent pas de catapultes comme le Charles-de-Gaulle). Néanmoins, là encore, les apparences sont trompeuses. D’une part, alors que ces navires pourraient supporter un grand nombre d’aéronefs, la marine britannique ne prévoit pas d’embarquer plus de 24 jets sur chaque porte-avions, sachant par ailleurs qu’elle n’en déploiera qu’un seul à la fois (le second restant au port). Londres n’a ainsi acheté que 48 F-35B. D’autre part, et c’est probablement plus grave, la flotte de navires de premier rang britannique n’est pas assez puissante pour escorter ces deux porte-avions. Quand ils ont été mis en service, les six destroyers de Type 45 ont remplacé 12 destroyers de Type 42. Les Daring sont certes beaucoup plus puissants, mais aussi beaucoup moins opérationnels car plus complexes et donc plus souvent en maintenance. Quand aux 13 frégates déjà anciennes de Type 23, elles seront remplacées à l’avenir par … 8 frégates de Type 26. Il est certes prévu d’y adjoindre 5 frégates de Type 31, mais celles-ci ne seront probablement pas assez armées pour jouer un rôle de navire de premier rang. Ainsi, en matière de navires de surface de premier rang, la Royal Navy pourrait bientôt se retrouver avec seulement 14 bâtiments ! Un record négatif pour la flotte de Sa Majesté.

Pour plus de détails, je vous invite à lire le passionnant article de David Axe…

 

Marine nationale : l’apparent sursis

Qu’en est-il de la Royale ? Pour ce qui est de sa sous-marinade, la dissuasion nucléaire est assurée par les quatre sous-marins nucléaires lanceurs d’engins de classe Triomphant. Pour ce qui est des sous-marins nucléaires d’attaque, Paris peut compter sur ses six sous-marins de classe Rubis, les plus petits au monde avec un déplacement de seulement 2660 tonnes. La particularité de la France est d’être la seule marine au monde avec celle des Etats-Unis à disposer d’un porte-avions nucléaire de type CATOBAR (c’est-à-dire équipé de catapultes pour le décollage et de brins d’arrêt pour l’atterrissage) avec son Charles de Gaulle. Très compact (42 000 tonnes de déplacement pour 261 mètres), il peut emporter jusqu’à 40 aéronefs, principalement des Rafale Marine (les Super Etendards modernisés ayant été retirés du service cette année). En matière de navires amphibies, la France dispose de trois porte-hélicoptères de classe Mistral qui sont également des navires de projection et de commandement (BPC). Pour ce qui est de ses navires de surface, la Marine nationale dispose parmi ses navires les plus modernes de deux destroyers de lutte anti-aérienne de classe Horizon(7000 tonnes) et de trois frégates multi-missions de classe Aquitaine, les fameuses FREMM (6000 tonnes). D’autres frégates de conception plus ancienne sont en service : deux frégates de classe Cassard de lutte anti-aérienne et cinq frégates de classe Georges Leygues de lutte anti-sous-marine. Enfin, la Royale peut compter sur cinq frégates furtives de classe La Fayette, mais relativement modestes en tonnage (3600 tonnes). On en arrive ainsi à un nombre de 17 navires hauturiers de surface, ce qui est relativement peu dans la mesure où la France dispose du second espace maritime au monde ! La situation n’est guère plus glorieuse que celle du Royaume-Uni.

 

Qu’en sera-t-il à l’avenir ? Aucun porte-avion n°2 en perspective alors qu’en réalité, avec un seul navire de ce type, la France ne dispose selon le mot du président Giscard d’Estaing que d’un “demi-porte-avions” dans la mesure où de tels bâtiments subissent de longues périodes de maintenance (notamment pour recharger les cœurs des réacteurs nucléaires). Pour ce qui est des sous-marins, six sous-marins nucléaires d’attaque de classe Suffren remplaceront les six Rubis dans la prochaine décennie. Pour les navires de surface, le bât blesse : la France disposera toujours de ses deux destroyers de lutte anti-aérienne de classe Horizon. Quant aux Frégates européennes multi-missions (FREMM) de classe Aquitaine, il était question au départ d’en construire 17. Avec les 2 Horizon et les 5 La Fayette, la Royale aurait ainsi pu compter sur 24 frégates/destroyers, ce qui était déjà une réduction considérable du nombre de navires par rapport à la fin de la Guerre froide. Mais en 2008, le Livre blanc annonce la construction de 11 FREMM seulement….et en 2015, le gouvernement annonce que seulement 8 FREMM le seront (6 avec un rôle renforcé en lutte ASM et 2 avec un rôle renforcé en DA). Pour compenser cette baisse dramatique, le ministère annonce également la construction de cinq nouvelles "Frégates de taille intermédiaire" (FTI), mais celles-ci visent en fait moins à compenser l’abandon d’une partie du programme FREMM qu’à remplacer les cinq frégates furtives de classe La Fayette jugées trop faiblement armées !

Récapitulons : la Marine nationale disposera donc de 2 destroyers de lutte anti-aérienne de classe Horizon, de 8 FREMM de classeAquitaine et de 5 frégates de taille intermédiaire (FTI), soit un total très maigre de 15 destroyers/frégates, donc encore moins que la marine britannique qui devrait disposer à terme, par ordre décroissant de tonnage, de 6 destroyers de Type 45, de 8 frégates de Type 26 et de cinq frégates de Type 31 (soit 18 navires).

 

Ce que nous disions à propos de la Royal Navy est donc parfaitement valable pour la France : la Royale ne disposera pas de navires modernes de combat en nombre suffisant pour d’une part assurer le contrôle effectif des eaux territoriales françaises et d’autre part assurer une capacité de projection crédible et durable. La “juste suffisance” a ses limites…

Ce déficit de navires de combat rend encore moins crédible l’hypothèse de la mise en service d’un second porte-avions, qui imposerait pour l’accompagner, une dotation additionnelle de plusieurs frégates FREMM ou de frégates plus légères comme les futures FTI. Il est vrai qu'un second porte-avions pour la Royale ne signifie pas que la marine française disposera de deux porte-avions disponibles pour une permanence en mer, mais seulement aura la garantie d'en avoir un à n'importe quel moment. Dès lors, il n'est pas nécessaire pour la Marine nationale de disposer de deux groupes d'escadre formant la protection d'un groupe aéronaval. Reste qu'avec un porte-avions en plus, nos navires de combat de premier rang apparaîtront d'autant moins nombreux...

Un dernier élément (que j'ajoute par rapport à la première version de cet article) : le "Marquis de Seignelay", maître-expert de la Marine nationale, me faisait remarquer, contrairement à ce que j'écrivais au départ, que les futures "FTI" disposeraient bien des capacités anti-aériennes et anti-sous-marines nécessaires à un rôle d'escadre au sein d'un groupe aéronaval. Contrairement aux frégates furtives légères de classe La Fayette(qui n'ont pas de sonar par exemple), les FTI disposeront d'un armement important, assez proche en somme de celui des FREMM. Concrètement, elles disposeront du système anti-aérien "Aster 15" (30 km de portée) voire du système "Aster 30" (120 km de portée), ainsi que d'un hélicoptère NH90 pour la lutte anti-sous-marine. Mais attention, car si les "Aster 30" sont choisis, de par leur taille, ils empêcheront le déploiement de MdCN (missiles de croisière navals). A l'inverse, sans "Aster 30", la défense anti-aérienne sera bien légère. D'autant que le nombre de lanceurs pour les "Aster" pourrait être réduit : il ne s'agira pas de 48 lanceurs (comme dans les Horizon), ni peut-être de 32 comme dans les FREMM, mais plutôt de 16 (avec une réserve d'espace dédiée pour installer deux lanceurs supplémentaires). J'ai donc été effectivement un peu pessimiste au départ, mais reconnaissons néanmoins qu'en nombre de missiles embarqués, les navires hauturiers de la Marine française seront très éloignés des standards asiatiques qui existent aujourd'hui avec le développement de destroyers assez lourds de 8000 tonnes ou plus déployant des systèmes de lancement vertical (VLS) avec parfois plus de 100 missiles. Avec un maximum de 48 missiles pour nos deux Horizon, ce n'est donc pas la panacée ...

 

Comme notre politique étrangère, notre politique industrielle de défense doit être refondée à l’aune des modifications d’ampleur du paysage stratégique mondial et d’une véritable vision politique de ce que doit être notre place dans un monde en phase de réarmement massif. Malheureusement, ce n’est qu’à pas trop comptés et sous le seul empire de l’urgence médiatique et sécuritaire consécutive aux attentats que l’on a concédé un moratoire sur l’hémorragie budgétaire et les réductions d’effectifs terrestres. Même si une remontée en puissance budgétaire devrait évidemment porter en priorité sur notre outil terrestre (effectifs et équipements) de plus en plus sollicité en projection comme désormais sur le territoire national, la “maritimisation” grandissante du théâtre stratégico-économique mondial, souvent invoquée dans les argumentaires des marins, est un phénomène non négligeable. Il n’est toutefois, lui non plus, pas parvenu à provoquer une prise de conscience du politique quant à la nécessité d’augmenter sensiblement notre budget défense pour faire face au double devoir régalien de protection de nos concitoyens et de nos intérêts dans le monde.

 

US Navy : le colosse aux pieds d’argile ?

Les paroles de James Thomson pourraient être réécrites pour les Etats-Unis qui triomphent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale sur les océans du monde entier : « Rule, America! America, rule the waves ». Si les Américains sont les gendarmes du monde, c’est bien en matière navale qu’ils le démontrent. Le commerce mondial se faisant d’abord sur les mers, Washington a à cœur depuis la Guerre froide, d’assurer la sécurité du trafic maritime mondial pour permettre aux lois du libre-échange de se déployer “à bon port”. L’US Navy compte aujourd’hui 274 navires de combat répartis dans 5 flottes qui couvrent l’ensemble du monde. La 7e Flotte (les 1ère et 2ème flottes n’existent plus) qui couvre l’Asie, est celle où les moyens sont concentrés de manière croissante. L’hyperpuissance américaine est traditionnellement représentée par ses 11 porte-avions nucléaires (dix depuis 2012) formant avec leurs escortes, des groupes aéronavals capables d’intervenir partout dans le monde. En apparence, cette hyperpuissance n’est pas remise en cause. Mais le nombre de navires de combat de l’US Navy ne cesse de diminuer depuis la fin de la Guerre froide, baisse qui serait moins dommageable si, primo, de nombreuses puissances (notamment la Russie et la Chine) ne constituaient pas, par leurs systèmes anti-missiles, des zones de déni d’accès (nous y reviendrons), si, secundo, un certain nombre de marines (à commencer par la marine chinoise) ne connaissaient pas un développement exponentiel et si, tertio, les programmes industriels relatifs aux navires de nouvelle génération ne connaissaient pas une explosion de leurs coûts.

 

Quelle est la situation actuelle de l’US Navy ? En plus de ses dix gigantesques porte-avions nucléaires de classe Nimitz (100 000 tonnes de déplacement) emportant chacun de 85 à 90 aéronefs, la marine américaine peut compter sur 9 porte-hélicoptères (l’appellation OTAN est celle de Amphibious Assault Ships) dont 8 navires de classeWasp (40 000 tonnes) mis en service entre 1989 et 2009, et un navire de classeAmerica (45 000 tonnes) entré en service en 2014 (d'autres entreront en service dans les prochaines années). En matière de croiseurs spécialisés dont la lutte anti-aérienne, l’US Navy peut compter sur 22 croiseurs de classe Ticonderoga (10 000 tonnes) mis en service entre 1983 et 1994 et qui en seront retirés entre 2026 et 2034 (cinq ont déjà été retirés du service). Ils sont équipés du fameux système anti-aérien “Aegis” (armés de missiles SM-2) et certains ont été modifiés pour accueillir les missiles SM-3 spécialisés dans l’interception des missiles balistiques et la destruction de satellites (cf. notre dossier sur le bouclier anti-missiles). Le coeur de l’US Navy repose sur les 62 destroyers multi-missions de classe Arleigh Burke (de 8 000 à 9 000 tonnes suivant les versions) eux aussi équipés du système "Aegis". Le premier Arleigh Burke a été mis en service en 1991. En comptant ceux qui sont encore en construction ou commandés, leur nombre sera porté à 76. Une 3e génération modernisée de Arleigh Burke qui devrait entrer en service vers la mi-2020 permettra en effet de compenser la décommission des croiseursTiconderoga et le (presque) abandon des destroyers futuristes de classe Zumwalt. S’agissant de la sous-marinade américaine, la dissuasion nucléaire est assurée par 14 SNLE de classe Ohio (18 000 tonnes en plongée) équipés chacun de 24 missiles balistiques à charge nucléaire “Trident”. Pour ce qui est de l’attaque, l’US Navy dispose de 4 sous-marins de classe Ohio dont les missiles “Trident” ont été remplacés par des missiles de croisière “Tomahawk”, ainsi que de 54 sous-marins nucléaires d’attaque (dont l’arme principale est la torpille), comprenant 38 sous-marins de classe Los Angeles (construits entre 1972 et 1996), 3 sous-marins de classe Seawolf (construits entre 1989 et 2005) et 13 sous-marins de classe Virginia (mis en service depuis 2004 et toujours en construction). Pour résumer, hors la dissuasion nucléaire mise en oeuvre par ses 14 SNLE, l’US Navy peut compter sur 10 porte-avions, 9 porte-hélicoptères, 22 croiseurs, 62 destroyers et une soixantaine de sous-marins (dont 4 monstrueux SNLE Ohio transformés en lanceurs de missiles de croisière).

 

Qu’en sera-t-il demain ? Les 10 porte-avions seront peu à peu remplacés par leurs successeurs de classe Gerald R. Ford. C’est là que le bât blesse, car le premier exemplaire qui devait entrer en service 2016, ne sera pas opérationnel avant … 2021. Je ne m’étendrai guère sur ses déboires dans la mesure où nous avons déjà consacré un dossier de fond aux menaces qui pèsent sur l’avenir des porte-avions. Disons simplement que les dernières innovations sur le Gerald Ford sont loin d’être opérationnelles et que le coût unitaire de ces super carrier connaît une augmentation vertigineuse : pas moins de 12,8 milliards de dollars pour la tête de série et la somme augmentera probablement encore d’ici son lancement opérationnel. Les problèmes de la classe Gerald R. Ford se doublent des difficultés du programme F-35 Lightning II, des chasseurs-bombardiers dits de “Cinquième génération” qui devront équiper ces porte-avions et qui connaissent des déboires considérables. Là encore, nous avons largement traité des F-35 dans un dossier de fond du blog. Plusieurs experts militaires et politiques américains considèrent que les Etats-Unis ne seront pas capables dans les prochaines décennies de conserver une flotte de 11 porte-avions comme c’était traditionnellement le cas dans l’US Navy (et ce alors même, que les marines asiatiques commencent elles-aussi à se doter de tels monstres des mers, comme nous le verrons plus loin dans cet article et comme nous l'avions vu en profondeur dans un précédent dossier de fond). Mais ce n’est pas tout : les deux autres grands projets de ces dernières années dans la marine américaine connaissent des déboires similaires. Il s’agit d’abord du Littoral Combat Ship (LCS), une frégate/corvette ultra-moderne dont le coût unitaire apparaît rétrospectivement absolument prohibitif pour des navires d’un relatif faible tonnage. Le problème est similaire pour le destroyer furtif Zumwalt au design plus proche d’un croiseur intergalactique de Star Wars que d’un destroyer Arleigh Burke. Pour ce qui est du Littoral Combat Ship (LCS), cette classe de navires dont le développement a commencé au début des années 1990 comprend deux types de navires, les Freedom (3500 t) et les Independance (2300 t). Pour l’instant, deux exemplaires de chaque modèle sont actuellement en service dans l’US Navy alors que le programme prévoyait initialement la mise en service de … 52 frégates de ce type à partir de 2010. Les retards de programme ne sont pas l’apanage des Russes !

En 2014, consécutivement aux mesures de restriction budgétaire, il est annoncé que le nombre de frégates serait réduit à 32 pour un coût … de 29 milliards de dollars, soit un coût unitaire exorbitant de plus de 900 millions de dollars ! A titre de comparaison, nos frégates FREMM (dont le déplacement est deux fois plus important que celui des LCS et dont l’armement est sans aucune commune mesure avec les navires américains) coûte “seulement” 750 millions de dollars… Passons maintenant au destroyer Zumwalt qui, par ses caractéristiques, se rapproche davantage d’un croiseur. Il devait d’ailleurs au départ remplacer les croiseurs Ticonderoga et les gigantesques cuirassés Iowa construits pendant la Seconde Guerre mondiale et conservés en service actif jusqu’à la fin des années 1990. Le Zumwalt (185 m de long et 15 000 t de déplacement) dispose d’un design futuriste, dont le dessin de la coque et les matériaux composites lui permettent de bénéficier d’une furtivité sans équivalent, sensée lui donner une signature radar de bateau de pêche, cinquante fois moindre que celle d’un Arleigh Burke... Ce destroyer a pour mission principale de pouvoir s’approcher suffisamment près des côtes ennemies (sans être repéré) pour procéder à des frappes terrestres de grande ampleur (comme les cuirassés Iowa à leur époque). Le Zumwalt ne dispose d’ailleurs pas du système anti-aérien et anti-missiles “Aegis” des Arleigh Burke ou desTiconderoga, même s’il emporte néanmoins grâce à 80 lanceurs verticaux (VLS) les missiles SM-2 de ce système anti-aérien (il semblerait qu’il ne puisse emporter la version SM-3 spécifiquement conçue pour contrer les missiles balistiques et détruire les satellites). Son objectif n’est donc pas de servir d’escorte anti-aérienne et anti-missiles dans le cadre d’un groupe aéronaval organisé autour d’un porte-avions, ni de servir à la lutte anti-navires en haute mer (il ne dispose pas du système anti-navires équipés des missiles Harpoon montés sur les Arleigh Burke et les Ticonderoga). Dans les années 1990, le super-destroyer a donc été pensé dans l’hypothèse d’une vaste attaque au sol où il pourrait ainsi venir en soutien d’une projection de forces terrestres. Inversement, il n’a donc pas été conçu pour des combats en eau profonde. Quand le programme a été lancé dans les années 1990, l’US Navy devait être dotée de 32 de ces monstres marins. Depuis, il a été décidé que le programme se limiterait … à 3 exemplaires (le premier a été mis en service cette année et subit actuellement ses essais en mer, les deux autres étant en construction). Il faut dire qu’un seul de ces destroyers coûte la bagatelle de 4 milliards de dollars (hors coûts de recherche et de développement du programme, estimés à 22 milliards de dollars…). Le coût n’explique pas tout : les Américains se demandent encore maintenant à quoi leur serviront ces trois super-destroyers. Même si sa furtivité est exceptionnelle, le Zumwalt reste un monstre de 15 000 tonnes difficile à cacher et, face aux système de défense ennemis de plus en plus perfectionnés, il est peu évident que le destroyer puisse sereinement mener ses missions. A moins que les Etats-Unis ne se décident à débarquer en Corée du Nord ! Par ailleurs, la grande menace chinoise et le développement exponentiel de la flotte de Pékin font que les Américains pensent stratégiquement que les batailles navales se mèneront à l’avenir davantage en haute mer que le long de littoraux. Exit le Zumwalt qui a davantage été pensé pour les“green waters” que pour les “blue waters” contrairement aux Ticonderoga ou auxArleigh Burke.

Les Américains ont donc décidé d’abandonner ce projet et d’en revenir aux bons vieux Arleigh Burke dans une version modernisée Flight III qui verra le jour dans la décennie 2020 et que nous évoquions plus haut. Il reste néanmoins au Zumwaltdes innovations qui compteront probablement à l’avenir. Grâce à ses turbines sur-puissantes auxquelles ont été adjoints deux moteurs électriques, le Zumwalt dispose d’une puissance énergétique sans équivalent nécessaire à la mise en oeuvre des armes du futur, tels que les canons électromagnétiques Railgun ou les armes laser qui exigent pour être employés de grandes sources d’énergie et pourraient remplacer à l’avenir certains missiles anti-aériens pour protéger plus efficacement les navires. BAE travaille sur ces systèmes d’armement novateurs depuis plusieurs décennies (la genèse de tous ces armements remonte en réalité à la fameuse “Guerre des Etoiles” de Ronald Reagan qui consistait à penser que le bouclier pourrait être plus rapide que l’épée, ce qui n’est que très rarement arrivé dans l’histoire des technologies militaires…).

 

Avec une soixantaine de destroyers, une vingtaine de croiseurs et une production de destroyers modernisés Arleigh Burke prévue jusqu’en 2030 (voire jusqu’en 2040 dans une version Flight IV ?), l’US Navy ne semble pas à première vue amorcer une phase de déclin. Néanmoins, des nuages noirs s’amoncellent au-dessus des océans. La marine américaine s’est lancée après la Guerre froide dans des projets titanesques (Littoral Combat Ships & destroyer Zumwalt) qu’elle ne semble pas en mesure de viabiliser à grande échelle. Plus inquiétant encore, Washington aura probablement des difficultés considérables à renouveler sa flotte de porte-avions nucléaires si les déboires du projetGerald R. Ford (et ceux du F-35 Lightning-II) persistent. A côté des marines européennes, ces nuages noirs ne seraient guère inquiétants, mais ils le sont davantage au regard du développement de la course aux armements navals en Asie, sous l’impulsion d’un imperium chinois particulièrement pugnace.

 

Flotte navale de la Fédération de Russie : le chant du cygne ?

Comme en 2015 depuis des sous-marins en Mer Méditerranée et depuis des corvettes en Mer Caspienne, la Russie s’est encore récemment illustrée en lançant depuis des corvettes situées en Mer Méditerranée des missiles de croisière “Kalibr” qui ont frappé les rebelles d’Alep en Syrie. Une prouesse, dans la mesure où seuls la France et les Etats-Unis ont déjà été capables d’utiliser de tels missiles de croisière sur un réel théâtre d’opérations. La Russie devrait également déployer à la fin de l’automne son seul et unique porte-avions, l’Amiral Kouznetsov, qui rejoindra la Mer Méditerranée et dont les nouveaux chasseurs MiG-29K épauleront les Su-24, Su-25, Su-30, Su-34 et Su-35 déployés sur la base aérienne de Hmeimim à Lattaquié en Syrie. Comme pour l’emploi de missiles de croisière, il s’agira davantage d’un emploi de prestige à destination des Etats-Unis que de répondre à un besoin opérationnel véritable, la base aérienne actuellement en service étant largement suffisante (d’autant que la Russie utilise également ses bombardiers à long rayon d’action qui peuvent décoller de Russie ou plus récemment … d’Iran).

 

Ces succès réels ne doivent pas cacher une réalité amère pour les Russes : la Flotte russe est en piteux état (et c’est un euphémisme). Récemment dépassée en tonnage dans sa composante de surface par la Marine chinoise, la Flotte russe est encore composée largement d’anciens bâtiments soviétiques dont l’état opérationnel est sujet à caution.

La marine a toujours été la parente pauvre du secteur militaire en Russie malgré les ambitions de l’Amiral Gorchkov après la Seconde Guerre mondiale. Les chantiers navals russes n’ont pas reçu d’investissements depuis la fin de la Guerre froide et sont tombés en déshérence, déclin amplifié par une corruption endémique. La situation commençait à s’améliorer depuis quelques années grâce à la collaboration avec des industriels européens, mais les sanctions occidentales ont gelé ces espoirs. Pour pallier ce manque, le gouvernement russe avait prévu au début des années 2000 d’importants d’investissements dans son State Armament Program (SAP) 2011-2020. Néanmoins, les sommes engagées, déjà optimistes du temps de la forte croissance du pays, pourraient ne pas être reconduites pour le nouveau SAP 2016-2025 du fait de la crise économique et financière actuelle (le nouveau SAP est d'ailleurs probablement repoussé d'un voire deux ans).

 

La Russie fait en conséquence face à un risque important de « vide capacitaire » car les grands navires soviétiques atteignent l’âge de la retraite. Face à l’incapacité des chantiers navals d’assurer le renouvellement de la flotte par de nouveaux projets, la marine russe a fait le choix de la modernisation de certains grands navires, concentrant son effort industriel et financier sur la construction de sous-marins destinés notamment à assurer la dissuasion nucléaire et sur celle de petits navires (corvettes et patrouilleurs) destinés à protéger les côtes et le littoral russes. Dans ces deux domaines, la Russie s’en sort relativement bien. Les nouveaux sous-marins nucléaires lanceurs de missiles balistiques (l’une des trois composantes de la dissuasion nucléaire) de classeBoreï (projets 955 & 955A) sont destinés à remplacer progressivement les anciens Delta III, Delta IV et Typhoon et sont considérés comme faisant partie des meilleurs au monde. La mise en service des Boreï suit son cours (trois servent déjà au sein des Flottes du Pacifique et du Nord) et grâce à la modernisation de ses Delta, Moscou peut aujourd’hui compter sur 14 sous-marins nucléaires lanceurs de missiles balistiques. Les problèmes de jeunesse de leurs missiles balistiques nucléaires Bulava semblent résolus. Le nouveau projet de sous-marins nucléaires d’attaque de classe Yasen (projets 885) rencontre plus de difficultés (notamment une dérive financière du programme), mais ce retard est compensé par la modernisation des anciens de classe Oscar II (projet 949A) et Akula (projet 971). Quant aux sous-marins non nucléaires, Moscou est en retard pour la mise au point d’une propulsion dite « anaérobie » (permettant au sous-marin de récupérer de l’air sans faire surface). La classe de sous-marins “Lada” qui devait recevoir cette propulsion ne la recevra finalement pas. Trois de ces sous-marins seulement seront construits (le premier est en cours d’essai), mais sans cette propulsion révolutionnaire (pourtant déjà au point en France, en Allemagne ou au Japon). Néanmoins, les anciens sous-marins diesel-électriques de classe Kilo continuent d’être produits dans une version modernisée (projet 636.3). Ces Kilos modernisés sont en service dans la Flotte de la Mer noire (déjà quatre et bientôt six) et le seront d’ici 2020 dans celle du Pacifique (au nombre de six également).

Ces Kilo-M sont considérés comme parmi les sous-marins diesel-électriques les plus silencieux au monde et surnommés « trous noirs » par l’OTAN. Ce sont eux qui ont frappé l’Etat islamique avec des missiles de croisière tirés depuis la Mer méditerranée en décembre 2015. Au total pour sa sous-marinade, la Russie peut compter sur une douzaine de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) - dont 3 modernes Boreï - chargés d’assurer sa dissuasion (même si tous ne sont certainement pas opérationnels…), ainsi que sur 25 sous-marins nucléaires d’attaque et lanceurs de missiles de croisière (dont déjà un moderne Yasen). En matière de sous-marins non-nucléaires, la Russie dispose de 17 sous-marins diesel-électriques Kilo et de 4 Kilo modernisés (qui seront bientôt 12). Par ailleurs, 5 SNLE Boreï et 5 SNA Yasen sont en construction et devraient être livrés d’ici 2025 à la Flotte.

 

Pour les petits navires de surface, les chantiers navals russes semblent là aussi s’en sortir relativement bien. La Flotte russe dispose déjà de 14 corvettes de conception moderne avec la particularité par rapport à des navires occidentaux de même tonnage d’être surarmées : en réalité, les corvettes russes, malgré des déplacement allant de 800 tonnes à 2300 tonnes, sont équipés des mêmes missiles de la famille “Kalibr” (qui existent en version d’attaque terrestre, anti-navires ou anti-sous-marins) que des frégates ou des destroyers.

Quatre corvettes (classe Steregushchiy – projet 20380) sont déjà en service dans la flotte de la Mer Baltique et d’autres exemplaires de cette classe devraient faire leur entrée dans les flottes du Nord et du Pacifique. Huit sont actuellement en construction (dont deux légèrement plus imposants pour la flotte du Nord). Néanmoins, les sanctions occidentales ont posé problème car les nouvelles Steregushchiy devaient utiliser des turbines allemandes (meilleures que les turbines ukrainiennes), ce qui est désormais impossible. L’entreprise russe Saturn est en train de pallier ce manque en proposant des turbines locales. Ces corvettes sont relativement lourdes (avec 2300 tonnes, elles pourraient être considérées comme des frégates légères dans la classification OTAN) et la marine russe a aussi besoin de navires de plus petit tonnage. C’est le rôle dévolu aux corvettes Buyan (projet 21630 - 500 tonnes) et Buyan-M (projet 21631 - 950 tonnes) : 3 Buyan et 5 Buyan-M sont actuellement en service ; 4 Buyan-M sont en construction. Les Buyan-M en particulier se sont illustrées en Mer Caspienne et en Mer Méditerranée en tirant leurs missiles de croisière Kalibr en octobre dernier. Elles illustrent parfaitement la nouvelle stratégie russe : face à un déficit de grands navires hauturiers, Moscou préfère multiplier le nombre de petits navires pour saturer son littoral. Grâce à la portée considérable des nouveaux missiles de croisière (1500 km en attaque de cibles terrestres), ces corvettes permettent de sanctuariser une superficie déjà très importante aux frontières de la Russie. Comme les Buyan ne sont pas capables d’aller en haute mer, la Russie s’est lancée récemment dans la construction de nouvelles corvettes de classe Ouragan (projet 22800 - 800 tonnes) pour pallier ce manque (contrat signé pour 10 voire 18 navires, quatre sont d’ores et déjà mis sur cale, dont certains en … Crimée), ainsi que de classe Bikov légèrement plus lourds (1300 tonnes). Sur les six exemplaires commandés, quatre sont déjà en construction. On peut ainsi imaginer que d’ici 2020/2022, la Russie dispose d’une cinquantaine de corvettes modernes, toutes équipées de “Kalibr” et réparties dans les quatre Flottes principales (Nord, Pacifique, Mer Noire, Mer Baltique) et dans la Flottille de la Caspienne. Pour leur construction, la rupture de la coopération avec les Occidentaux ne semble pas trop dommageable (les Russes sont encore capables de fabriquer des turbines pour des petits navires de 1000 voire 2000 tonnes...).

 

La situation est en revanche moins glorieuse pour les navires hauturiers de plus grande taille. Les frégates, destroyers et croiseurs actuellement en service sont d’anciens navires soviétiques dont les solutions de remplacement tardent à voir le jour. La marine russe (et déjà soviétique !) ayant l’art de multiplier le nombre de projets industriels, procédons par ordre croissant : frégates, destroyers, croiseurs (ordre qui va avec celui de la modernisation dans la mesure où il est plus facile de commencer par fabriquer des petites frégates et de terminer par d’imposants croiseurs).

Moscou mène de front deux projets de nouvelles frégates. Le projet phare de nouvelle classe Amiral Gorchkov (projet 22350) de 4500 tonnes est censée symboliser le renouveau russe en matière navale. Cette frégate équipée notamment du système anti-aérien “Redut” et d’un radar “Poliment” à antenne active (AESA) est en quelque sorte l’équivalent des FREMM françaises, capables d’assurer leur propre protection voire une mission d’escadre au sein d’un groupe aéronaval.

Néanmoins, ce projet a pris du retard : quatre frégates sont en construction, la première devait entrer en service cette année, mais il n’en sera rien. La version longue portée (120 km) du système anti-aérien “Poliment” (l'équivalent de nos missiles "Aster 30") ne fonctionne pas : les missiles tombent à l’eau après quelques kilomètres. Les versions courte et moyenne portées du "Redut" (équivalent à notre "Aster 15") déjà en service sur les corvettes Steregushchiy semblent quant à elles fonctionner. Voici qui est bien peu efficace pour un navire censé être une sorte de petit destroyer Arleigh Burke américain équipé d’une version russe du système “Aegis” (ce qu’est précisément une FREMM française…). La marine russe ayant compris dès le départ qu’elle aurait bien du mal à mettre au point ces frégates ultra-modernes de classe Gorchkov, elle a décidé assez rationnellement de construire des frégates de classe Amiral Grigorovitch (projet 11356) de 4 000 tonnes qui sont une ultime version des frégates soviétiques de classe Krivak (projet 11355).  Équipées des missiles de la famille “Kalibr” et d’un système anti-aérien à moyenne portée déjà rodé, le "Shtil-M" (version navalisée et modernisée du fameux “Bouk” qui a descendu l’avion de la Malaysia Airlines en Ukraine à l’été 2014…), les frégates Grigorovitch ne semblaient pas poser de problème et, à l’image des sous-marins Kilo-M, semblaient être une parfaite solution de transition pour la marine russe. Il n’en fut malheureusement rien pour la Flotte russe… car les turbines de ces frégates (comme pour les plus modernes Gorchkov) sont fabriquées par l’entreprise ukrainienne Zorya MachProject(installée à Nikolaïev), qui a assez naturellement décidé de rompre sa collaboration. Trois frégates Grigorovitch ont pu recevoir leurs turbines à temps : deux d’entre elles sont déjà entrées en service au sein de la Flotte de la Mer Noire et une troisième devrait y faire son entrée d’ici la fin de l’année. Mais pour les trois autres en construction, la situation n’est pas évidente (c’est encore un euphémisme…) au point qu’après avoir pensé les équiper de turbines chinoises, Moscou se propose de les vendre à l’Inde (à qui elle en a déjà vendu six pendant la décennie précédente). L’entreprise russe Saturn essaie de mettre au point une turbine d’ici 2018, mais les arbitrages politico-financiers ne sont pas encore rendus. Dans tous les cas, même si les trois frégates n’étaient finalement pas vendues à l’Inde et étaient équipées de turbines indigènes Saturn, elles ne feraient pas leur apparition dans la Flotte de la Mer Noire avant 2020. Les frégates Gorchkov ont le même problème. Une seule a eu le temps de recevoir une turbine ukrainienne. Entre le temps qu’il faudra pour finir de mettre au point le système anti-aérien “Poliment/Redut” et celui qu’il faudra pour fabriquer les turbines Saturn adéquates, la Flotte de Russie ne devrait disposer en 2025 que de 6 de ces frégates, un chiffre bien maigre pour approvisionner les deux flottes principales que sont la Flotte du Nord et la Flotte du Pacifique, qui se trouveront ainsi largement dépourvues de frégates hauturières. En attendant, en plus des trois nouvelles frégates Grigorovitch qui sont passées à travers les mailles de la crise ukrainienne, la Marine russe ne dispose que de quatre frégates de conception aujourd’hui fort ancienne : deux Krivak (projet 1135) en Mer noire et deux Neustraschimy (projet 11540) en Mer Baltique. Ce qui est fort peu … Dans l’hypothèse la plus optimiste, en 2025, la Russie ne disposera que d’une grosse dizaine de frégates (6 Gorchkov, 6 Grigorovitch, 2 Neustraschimy, les 2 Krivak seront probablement hors d’âge) sachant que seules les 6 Gorchkov seront véritablement des navires de premier rang équivalents aux FREMM françaises.

 

L’épine dorsale de la flotte hauturière russe repose aujourd’hui sur une dizaine de destroyers de fabrication soviétique. Celle-ci compte neuf destroyers de classe Oudaloï (projet 1155) spécialisés dans la lutte anti-sous-marine et cinq destroyers de classe Sovremenny (projet 956) spécialisés dans la lutte anti-navires, mais qui sont le plus souvent à quai du fait de problèmes récurrents de chaudière. Ces navires de 8000 tonnes environ ont été mis en service dans les années 1980 ou au début des années 1990. Faute de modernisation, ils seront bientôt inopérants. La Marine russe a décidé de moderniser les Oudaloï pour en faire des destroyers multi-missions, mais les destroyers Sovremenny seront définitivement retirés du service d’ici 2020 (tandis que les Chinois sont en train de moderniser les leurs). Les Oudaloï modernisés recevront de nouveaux radars et seront peut-être équipés des missiles de la famille Kalibr. Cependant, au rythme des chantiers navals russes, la modernisation pourrait s’avérer longue et finalement plus superficielle que les premières annonces du ministère russe de la Défense. Un contrat a d’ores et déjà été signé pour la modernisation de deux Oudaloï (par exemple, le contrat de modernisation du destroyer Maréchal Chapochnikov qui doit sortir en 2018 du centre de réparation navale Dalzavod (Vladivostok) prévoit l’installation de deux nouveaux radars déjà en dotation sur le destroyer Vice-Amiral Koulakov, mais ne prévoit pas l’installation de nouveaux systèmes lance-missiles ; idem pour le contrat relatif au destroyer Amiral Chabanenko dont la modernisation se poursuit au chantier naval n°35 de Mourmansk). Bref, d’ici 2025, la flotte russe pourrait ne compter que sur une dizaine de destroyers d’origine soviétique partiellement modernisés. Un tel destroyer de lutte anti-sous-marine – le Maréchal Chapochnikov – a été déployé en Syrie. Néanmoins, même si cette modernisation était menée à son terme, de tels destroyers n’auraient pas les qualités d’un destroyer “Aegis”, ne disposant pas de systèmes anti-aériens à longue portée.

 

La Marine russe dispose enfin de quelques croiseurs datant de l’époque soviétique. Il s’agit des trois croiseurs de classe Slava (projet 1164) de 186 m de long pour 12 500 tonnes de déplacement, équipés des systèmes anti-aérien et anti-missiles S-300F, et des gigantesques croiseurs nucléaires de classe Kirov (projet 1144) de 252 m de long pour 28 000 tonnes de déplacement (les plus grands navires de combat au monde hors porte-avions et porte-hélicoptères). Il est prévu que les trois croiseurs Slava soient modernisés. Le Maréchal Oustinov devrait déjà faire son retour dans la Flotte du Pacifique en 2017. D’ici 2020, les croiseurs Varyag (navire-amiral de la Flotte du Pacifique) et Moskva (navire-amiral de la Flotte de la Mer noire) devraient à leur tour être modernisés. Quant aux Kirov, seul le Pierre le Grand, navire-amiral de la Flotte du Nord est actuellement en service. L’Amiral Nakhimov est en cours de modernisation et pourrait remplacer le Pierre le Grand en 2018, lequel partirait à son tour en modernisation. Le sort des deux derniers Kirov – l’Amiral Lazarev et l’Amiral Ouchakov – est très incertain. Leurs réacteurs nucléaires pourraient être trop endommagés pour que leur modernisation soit possible. Ces deux classes de croiseurs sont les seuls navires russes à disposer de systèmes anti-aériens et anti-missiles à longue portée (le S-300FM qui équiperont les Slava modernisés dispose d’une portée de 200 km ; le S-400F qui pourrait équiper les Kirov modernisés auraint une portée maximale de 400 km…) ce qui leur permet de sécuriser un théâtre d’opération en créant une zone de déni d’accès, A2-AD en anglais (Air Access Air Denial).

Avec leurs excellents systèmes anti-aériens, les Russes n’ont en général pas de mal à créer en soi de tels systèmes (sauf dans le cadre du "Poliment-Redut" des frégates Gorchkov…), mais ils leur manquent en revanche les navires de fort tonnage capables de supporter de tels systèmes. En Syrie par exemple, c’est un véritable casse-tête auquel se livre la marine russe. Au départ, assez naturellement, le rôle de sécurisation de la Méditerranée orientale fut attribué au navire-amiral de la Flotte de la Mer Noire, le croiseur Moskva(qui avait déjà coordonné l’opération en Géorgie en 2008). Mais le Moskva, le plus ancien des Slava, nécessitait une impérieuse remise en état opérationnel. Il a fallu dès lors faire venir très rapidement en remplacement le croiseur Varyag (la Flotte du Pacifique se trouvait dès lors dépourvue de tout croiseur…) le temps de mener l’entretien du Moskva. Le Varyag est aujourd’hui reparti dans le Pacifique et le Moskvaa retrouvé sa place naturelle. D’ici la fin de l’automne, la direction des opérations sera assumée par le porte-avions Amiral Kouznetsov, mais encore faudra-t-il alors que celui-ci soit protégé. Il faudra donc que la Flotte du Nord se départisse à son tour de son navire-amiral, le croiseur nucléaire Pierre Le Grand, pour assurer la protection du porte-avions. Enfin, début 2017, le premier Slava modernisé, le Maréchal Oustinov, fera son retour et pourra prendre les choses en main en Méditerranée, tandis que lePierre le Grand et le Kouznetsov pourront repartir vers le Nord. La situation de vide capacitaire qui existe aujourd’hui en matière de grands navires hauturiers devrait petit à petit se réduire avec la modernisation des 5/6 croiseurs que la marine russe pourrait sauver. Mais pour combien de temps ? Car des navires modernisés ne disposent logiquement pas d’une durée de vie aussi longue que celle de nouveaux navires… Au rythme des chantiers navals russes, il faudra que les Slava et les Kirov modernisés tiennent encore jusqu’en 2040, voire au-delà (ce qui néanmoins n’est pas impossible, à l’image des cuirassés américains de classe Iowa qui, construits pendant la Seconde Guerre mondiale, ont été utilisés pendant la Première Guerre du Golfe de 1990 !).

 

D’ici 2025, la dizaine de frégates et la dizaine de destroyers pourraient donc être épaulées par cinq ou six croiseurs, dont deux ou trois à propulsion nucléaire. Une telle flotte est loin d’être négligeable, mais quid de la suite, lorsque les anciens navires soviétiques devront définitivement prendre leur retraite ? La Russie s’est lancée dans un nouveau programme de destroyers nucléaires de très grande taille (près de 200 m) et de fort déplacement (plus de 15 000 tonnes). Une réponse russe démesurée au destroyer américain Zumwalt tout droit sorti de Star Wars ? Le destroyer nucléaire de classe Evgueni Primakov (Projet Lider) pourrait être mis sur cale en 2018, mais n’entrera certainement pas en service avant 2025, voire avant 2030. Quant à vouloir en fabriquer douze comme l’ont annoncé à un moment les autorités russes, cela ressemble beaucoup à du wishful thinking …

 

Dans un tel contexte, la création d’un ou plusieurs groupes aéronavals constitués autour de nouveaux porte-avions ne semble pas à l’ordre du jour, même si certaines annonces vont dans ce sens. Le porte-avions Amiral Kouznetsov a déjà été modernisé en partie pour accueillir les nouveaux escadrons de Mikoyan Mig-29K qui remplaceront les anciens Soukhoï Su-33. De retour de Syrie en 2017 après quelques mois d’opérations en Méditerranée, l’unique porte-avions russe devrait subir une longue modernisation de quatre ou cinq ans. Il a été à un moment question de le doter de catapultes (comme les porte-avions français ou américains) voire d’une propulsion nucléaire. De telles assertions ne sont plus tellement à l’ordre du jour : il s’agirait plutôt de restaurer son pont d’envol, d’augmenter la taille de ses hangars et de changer ses systèmes de missiles et ses capteurs. Quant à un nouveau porte-avions, la Russie envisage de signer un contrat en 2025. La construction débuterait vers 2030 pour une entrée en service vers 2040. Il va falloir à l’Amiral Kouznetsov, entrée en service en 1995, beaucoup de patience avant de prendre sa retraite…

L’intervention en Syrie montre par ailleurs une flotte de navires de débarquement en piteux état. Les navires de débarquement de classe Alligator (projet 1171) ou de classe Ropucha (projet 775) datent des années 1970-1980-1990 (le plus vieux des Alligator encore en service a été commissionné en 1966 !). Le long défilé des navires russes le long du Bosphore, que les passionnés de marine prennent en photo et appellent le Syria Express, montre bien les difficultés de la marine russe en la matière.

La classe Ivan Gren (projet 11711) qui devait au départ remplacer la vingtaine d’Alligator et de Ropucha est elle-même décriée au sein de la marine russe. Le premier navire, l’Ivan Gren, entrera en service cette année alors qu’il a été mis sur cale en … 2004 ! Un second navire sera construit mais ce sera le dernier de cette classe. Avant de construire des porte-avions, la Russie devra se doter au plus tôt de grands navires de débarquement à l’instar des Type 071 & 072 que la Chine construit en grand nombre, ainsi que de porte-hélicoptères pour remplacer … les Mistral que la France a refusé de livrer à Moscou.

 

En dépit d’indéniables difficultés et limites présentes rencontrées par la Russie pour l’entretien et la mise à niveau de sa flotte, on ne peut que constater que celles-ci n’ont pas entamé sa détermination à prendre part au nouveau Grand jeu moyen-oriental, laboratoire d’une refonte du rapport de force global entre les trois acteurs majeurs que sont l’Amérique, la Russie et la Chine. L’Europe n’est pas là ou si peu. Quant à la France, bien qu’il me soit très douloureux de l’admettre, comment ne pas voir que nous jouons les utilités… au profit des autres et sans même servir nos intérêts stratégiques ou culturels fondamentaux.. ?

 

La flotte chinoise : concurrente directe de l’US Navy ?

Ce mois d’août, des médias chinois ont révélé de nouvelles photos de la construction du second porte-avions chinois, de fabrication indigène. Alors que sa construction a commencé en 2011, la coque du porte-avions semble terminée et le tremplin qui propulse les aéronefs a été posée. Même s’il est probable que la conception du porte-avions n°2 est assez similaire à celle du premier, racheté à la Russie (il s’agit du sistership de l’Amiral Kouznetsov), achevé en 2012 par Pékin et renommé Liaoning, cela illustre un double mouvement de développement exponentiel de la marine chinoise et de constitution d’une solide base industrielle de défense.

 

La Chine est engagée dans une véritable course aux armements que reflète parfaitement la montée en puissance quantitative et qualitative de sa marine. Pékin s’appuie d’une part sur la doctrine soviétique de l’Amiral Gorchkov : « la quantité est en soi une qualité », mais pas seulement. Pékin vise d’autre part à atteindre les standards qualitatifs occidentaux en se dotant notamment d’un bouclier anti-missiles et anti-aérien à l’image du système américain "Aegis". La construction d’un grand nombre de destroyers (notamment le très récent type 052D), équipés de radars à antenne active (dits « AESA ») et de systèmes de missiles à lancement vertical (VLS) est en bonne voie pour que Pékin puisse créer ce bouclier dans un laps de temps assez court. La Chine cherche également à se doter d’une flotte importante de frégates (type 054A) et de corvettes (type 056) afin d’assurer la protection de son large littoral. Mais ce n’est pas tout : le conflit potentiel en Mer de Chine méridionale voire orientale (cf. notre dossier de fond sur ce sujet), relatif à la délimitation des eaux territoriales entre les différents pays de la région, lui impose de se doter de forces de projection importantes pour assurer une « dissuasion conventionnelle » et, le cas échéant, pour intervenir militairement. Le développement d’un ou plusieurs groupes aéronavals autour d’un porte-avions et de son escadre sera l’aboutissement de cette force de projection, dont témoigne déjà le nombre important de grands navires de débarquement (de type 071 ou 072A), ce que les Américains appellent des LPD pour Landing Platform Dock.

 

Où en est précisément la marine chinoise ? Rien qu’en 2015, les chantiers industriels chinois ont livré à la marine quelques 15 navires de combat pour un tonnage de 80 000. 

Et l’année 2016 devrait se montrer aussi faste. En 2015, ont rejoint la Flotte chinoise : trois grands navires de débarquement (dont un amphibie de 25 000 tonnes), trois destroyers, quatre frégates et cinq corvettes. A titre de comparaison, la flotte française, en plus de son porte-avions, peut compter comme navires de fort déplacement sur une quinzaine de frégates de 1er rang et trois porte-hélicoptères Mistral (proche en tonnage des LPD chinois de type 071).

 

Par ordre croissant de tonnage, la Chine dispose aujourd’hui d’une trentaine de corvettes de Type 056 (1500 tonnes), déjà lourdement armées, pour protéger son littoral. Pour s’aventurer déjà plus loin, Pékin possède plus de cinquantaine de frégates (la plus ancienne datant de 1995), dont 27 frégates de Type-054A (4000 t) équipées de 8 missiles C-803 (anti-navires ou d’attaque au sol) ainsi que d’un système de lancement vertical portant 32 missiles (des missiles anti-aériens de moyenne portée HQ-16, version navalisée chinoise du “Bouk” russe, et des missiles anti-sous-marins Yu-8). De telles corvettes sont donc très proches des frégates Grigorovitch, mais la Chine n’en possède pas trois comme Moscou, mais 27 ! Et le compte continuera d’augmenter dans les prochaines années.

 

Mais ce n’est pas le plus important. En 2017, la Chine possédera 33 destroyers dans sa flotte (soit la moitié du nombre de destroyers américains, même si le tonnage de ces derniers est certes plus important). De manière plus précise, parmi ces destroyers, 8 sont de conception relativement ancienne, datant des années 1980 ou 1990 (le plus ancien a été mis en service en 1982) et de tonnage peu important (de 3600 t à 4800 t). Dans la plupart des marines occidentales, ils seraient en réalité comptabilisés aujourd’hui comme des frégates. La Chine possède ensuite 15 destroyers construits entre 1999 et 2007. Ce sont soit les premiers destroyers chinois relativement modernes construits de manière indigène et faisant entre 6000 et 7000 tonnes (Type 051B ; Type 051C ; Type 052A ; Type 052B ; Type 052C) soit des destroyers russes de classe Sovremenny de 8000 t achetés par la Chine au début des années 2000. L’ensemble de ces navires est progressivement modernisé pour être équipés des meilleurs systèmes d’armement chinois. Enfin et surtout, en 2017, la Chine possédera 11 destroyers de Type 052D (4 en service à l’heure actuelle) qui sont considérés par les Chinois comme les destroyers “Aegis” made in China. Longs de 156 m et déplaçant 7500 t, ils sont équipés d’un radar et d’un système anti-aérien et anti-missiles à longue portée : une version chinoise du S-300 russe (portée de 200 km), mais auquel a été adjoint un radar à antenne active (AESA) probablement discrètement emprunté au système “Patriot” américain… Au total, les Type 052D disposent d’un système de lancement vertical (VLS en anglais) emportant 64 missiles, mélangés entre des CY-5 (anti-sous-marins) ; CJ-10 (croisière d’attaque au sol) ; YJ-83 (anti-navires) ; HQ-16 (anti-aérien de moyenne portée) ; HHQ-9 (anti-aérien à longue portée). Ce n’est pas tout encore : non seulement la Chine construira probablement beaucoup d’autres destroyers de Type 052D, mais elle s’est lancée dans la fabrication d’un nouveau destroyer de Type 055, plus long et plus lourd que le Type 052D. Avec 190 m de long et 12 000 tonnes de déplacement, ce destroyer serait une nouvelle étape dans la montée en puissance de la marine chinoise. Les Américains estiment qu’équipé de nouveaux missiles anti-navires, ce destroyer proche d’un croiseur par ses capacités pourrait jouer le rôle de « tueur de porte-avions » longtemps dévolu aux croiseurs soviétiques de classe Kara, Slava et Kirov. Il pourrait être aussi le premier navire chinois à être équipé d’armes laser. Il emportera enfin suffisamment de missiles anti-aériens à longue portée pour jouer le rôle des croiseurs Ticonderoga dans la flotte américaine.

 

On peut penser que d’ici 2030 (et peut-être avant), la Flotte chinoise sera capable de disposer d’un nombre de destroyers (voire de presque croiseurs dans le cas du Type 055) aussi important que celui de l’US Navy, autrement dit plus de 80 navires hauturiers lourdement armés dont le tonnage variera entre 7000 et 12000 tonnes. Il n’est pas impossible non plus que Pékin se dote d’ici 2030 de plusieurs groupes aéronavals dans la mesure où la construction de leur second porte-avions semble se dérouler relativement rapidement. Ses capacités de projection sont déjà importantes grâce à quatre Amphibious Transport Dockparticulièrement impressionnants de Type 071 construits entre 2007 et 2015. Avec 210 mètres de long et 25 000 tonnes de déplacement, ces navires sont plus imposants que nos Mistral et peuvent accueillir un bataillon de marines de 800 hommes et 20 véhicules blindés. Ces Type 071 peuvent être accompagnés par 32 navires de débarquement de Type 072 dont le déplacement varie entre 4100 et 4800 tonnes (soit l’équivalent des navires de débarquement russes).

C’est donc en une véritable armada que se mue la Flotte chinoise, d’autant que l’on pourrait comparer celle-ci non à l’US Navy dans son ensemble, mais seulement à la 7e Flotte américaine, chargée de l’Asie … Cette expansion de l’imperium chinois a conduit à une course aux armements navals, notamment avec le Japon et dans une moindre mesure avec les pays de l’ASEAN, qui, faute d’une réelle base industrielle de défense, achètent des navires aux Occidentaux ou à la Russie.

 

La course aux armements navals dans le reste de l’Asie

Le Japon qui bénéficie d’excellents chantiers navals, est le pays qui a le plus vite réagi à la montée en puissance chinoise en passant des accords de coopération avec les Etats-Unis. 

La flotte japonaise possède aujourd’hui 26 destroyers, dont six sont des destroyers (classes Atago et Kongo) de 10 000 tonnes équipés du système américain “Aegis” emportant les missiles anti-aériens et anti-missiles SM-2. Les autres sont soit des destroyers de conception ancienne datant des années 1980 ou 1990 (les 2 de classe Hatakazé et les 9 de classe Murasame) soit des destroyers de conception plus récentes, mais plus légers (les 5 de classe Takanami et les 4 de classe Akizuki). Le Japon possède aussi une quinzaine de frégates de classes différentes dont le déplacement va de 2500 à 4500 tonnes. La marine japonaise peut encore compter sur quatre porte-hélicoptères. Deux de classe Hyuga de 19000 tonnes mis en service en 2009 et 2011. Deux de classe Izumo de 27000 tonnes dont la particularité est qu’ils pourront également emporter des chasseurs-bombardiers F-35 Lightning II dans leur version à décollage vertical, ce qui leur permettra de jouer aussi le rôle d’un porte-avions léger. Le premier est entré en service en 2015, le second devrait entrer en service en 2017.

Enfin, la marine japonaise dispose de 17 sous-marins d’attaque non nucléaire. Les 10 de la classe Oyashio sont entrés en service entre 1998 et 2008. Les 7 de classe Soryu ont la particularité de disposer d’une propulsion anaérobie (ils n’ont pas besoin de remonter en surface pour se recharger en air), ce qui leur permet d’être beaucoup plus discrets et de prolonger leur autonomie sans refaire surface. Sept ont déjà été mis en service depuis 2009. Leur nombre devrait être porté à 12 d’ici 2020/2021.

 

La Corée du Sud connaît elle aussi un développement important grâce à d’excellents chantiers navals et à des coopérations avec les Etats-Unis (notamment concernant le système “Aegis”). C’est le cas notamment de ses trois destroyers de classe Sejong le Grand de 11 000 tonnes équipés du système anti-aérien américain (trois autres destroyers du même type sont en construction). Séoul possède également son porte-hélicoptères de classe Dokdo, de fabrication indigène (un second est en construction). On voit bien que les deux principaux partenaires et alliés des Etats-Unis dans la région restent la Corée du Sud et le Japon, les deux seuls pays qui ont les capacités financières et industrielles pour suivre la course aux armements chinoise. Le système “Aegis” est l’élément central de l’objectif de Washington de constituer un véritable bouclier anti-missiles en Asie qui, loin de concerner la Corée du Nord, concerne évidemment en priorité Pékin.

 

La plupart des pays de l’ASEAN, en conflit semi-ouvert avec la Chine en Mer de Chine méridionale, ne disposent pas de ces mêmes capacités industrielles ou financières. Ils essaient néanmoins de limiter les pots cassés en achetant de nombreux navires aux Occidentaux ou aux Russes, notamment des corvettes ou des frégates légères pour protéger leurs côtes. Ils essaient également de développer leurs sous-marinades.

 

Ainsi, le Vietnam a acheté à la Russie six sous-marins de classe Kilo modernisés (cf. paragraphe sur la sous-marinade russe), quatre frégates de classe Guépard (2000 tonnes) et 12 frégates de classe Molnyia (500 tonnes) dont une dizaine sont construites directement au Vietnam.

 

La Thaïlande pourrait elle aussi avoir passé un contrat (non encore officiellement révélé) pour deux sous-marins de classe Kilo modernisé.

 

La marine malaisienne a quant à elle acheté six corvettes GoWind françaises de chez DCNS dans leur plus grande version dite “2500” (correspondant au tonnage du navire). Elles seront livrées à partir de 2017. Cette même marine avait acheté à DCNS dans les années 2000 deux sous-marins de classe Scorpène.

 

Les Philippines enfin, achètent principalement des navires de seconde main américains : ils possèdent ainsi six frégates et une quinzaine de corvettes.

 

Conclusion, après ce large panorama…

L’Asie est le foyer d’une course aux armements sans précédent sur fond de rivalités sino-américaines dont la zone de crise semble être d’abord la Mer de Chine méridionale, ensuite la Mer de Chine orientale. Face au développement exponentiel chinois et face à ses propres faiblesses, les Etats-Unis s’appuient de plus en plus sur le Japon et la Corée du Sud pour endiguer l’armada chinoise en construction. La Russie, bien en peine en matière de construction navale, tente de ne pas disparaître du Pacifique où sa flotte est réduite à peau de chagrin. Avec bien peu de moyens, elle fait néanmoins preuve d’une très forte volonté politique, comme l’ont illustré d’une part la dernière réunion du G20, et d’autre part son mouvement plus ambitieux encore vers l'intégration régionale eurasiatique (cf. la tenue, début septembre, du second Forum économique asiatique à Vladivostok) autour du développement économique de son “Far East”. Contrairement à ce qu’on persiste à clamer, comme pour s’en convaincre, à l’Ouest, la Russie n’est pas du tout isolée diplomatiquement. Bien au contraire, mieux que les Etats-Unis, Moscou parvient à parler à tous les acteurs en même temps et scelle son alliance (provisoire, par dépit et/ou conviction) avec la Chine tout en se rapprochant du Japon (malgré le conflit territorial des îles Senkaku) et en conservant une vieille amitié avec le Vietnam.

 

Quant aux Etats européens, ils sont désespérément muets… La France, grâce à sa présence outre-mer et à sa vocation historique d’honest broker, pourrait jouer un rôle de grande valeur dans cette zone probablement la plus dangereuse au monde dans les décennies qui viennent. Plus que jamais, la Chine entend entonner, du moins, dans cette partie du monde : “Rule China, China rule the waves”... Les Américains dont l'hyper puissance navale paraissait encore incontestée il y a quelques années, risquent de se souvenir de cet hymne britannique non officiel avec une pointe d’amertume.

 


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