L'offensive de déstabilisation de l'Algérie semble victorieuse

...par Stratediplo - Le 15/04/2019

 

 

 De formation militaire, financière et diplomatique, s'appuie sur une trentaine d'années d'investigations en sciences sociales et relations internationales.

La déstabilisation de l'Algérie, qu'on annonçait il y a six mois (http://stratediplo.blogspot.com/2018/10/tant-qua-destabiliser.html) et dont on constatait le lancement le mois dernier (http://stratediplo.blogspot.com/2019/03/destabilisation-de-lalgerie.html), est désormais bien engagée et le processus est maintenant difficilement réversible.

 

Les foules qui ont spontanément et simultanément, dans tout le pays, décidé de manifester dans la rue en sortant des mosquées vendredi 22 février, continuent de le faire tous les vendredis et même depuis peu dans la semaine, en dépit de l'obtention de ce que la presse présentait comme la demande simple, mais non négociable, de ces foules. La rue est échauffée, les foules dites non coordonnées sont emballées et, comme un cheval qui a pris le mors aux dents, elles ne seront pas faciles à arrêter, comme l'expliquerait l'indémodable sociologue Serge Moscovici. D'ailleurs personne n'a cherché à le faire, puisque, compte tenu de la sympathie affichée à l'étranger pour le mouvement, toute la gent politique algérienne s'est sentie obligée de se déclarer immédiatement solidaire dudit mouvement. La classe politique lui a ainsi apporté une caution aveugle puisque le mouvement n'avait alors aucun chef apparent, et aucun programme avoué, donc aucune revendication spécifique ultime dont la satisfaction pourrait garantir la fin des protestations.

 

Il peut être utile ici de revenir sur les enchaînements politiques récents. Le 26 mars le général Ahmed Gaïd Salah, chef d'état-major de l'armée et vice-ministre de la Défense (le ministre en titre étant le président de la république), a appelé le Conseil Constitutionnel à constater l'incapacité totale du président et à lancer le processus d'empêchement, d'interim et d'organisation d'élection, tout cela en conformité avec la constitution qui prévoit effectivement la continuité des institutions en cas de vacance présidentielle. Faute de réaction du côté du Conseil, le général Gaïd Salah a renouvelé son appel, avec plus d'insistance, quatre jours plus tard.

 

Mais parallèlement, le 30 mars le général (à la retraite) Mohamed Mediène, l'éminence grise du régime dont le dernier coup de maître discret avait permis de renforcer la fonction présidentielle (http://stratediplo.blogspot.com/2015/09/le-mythe-toufik-passe-lhistoire.html), a convoqué le général retiré et ancien président Liamine Zéroual (homme du compromis pendant la guerre civile), dont le nom circulait depuis deux semaines, avec l'accord forcé du général Athmane Tartag (successeur de Mediène à la tête du renseignement et de la sécurité) et de Saïd Bouteflika, frère et conseiller du président. L'ancien président se vit proposer de piloter une instance chargée de "conduire la transition", ce qui correspondait à une relance de la feuille de route annoncée par la présidence le 11 mars, à savoir une conférence nationale constituante, dont la conduite avait alors été officiellement confiée à l'homme de l'ONU Lakhdar Brahimi le même 11 mars, sur lequel des rumeurs de démission ont circulé plus récemment. En fait l'initiative du général Mediène consistait en une investiture dictatoriale (au sens antique), le dictateur recevant les pleins pouvoirs pour un mandat bien déterminé (transition vers une nouvelle constitution) de salut public, de la part de l'ancien pilier du régime (Mediène) qui obtenait pour cela l'allégeance de la nomenklatura (Bouteflika) et des services sécuritaires (Tartag).

 

Ne se sentant vraisemblablement pas à la hauteur de la tâche, et prétextant l'écoute démophile de la rue, Liamine Zéroual a refusé ce mandat. C'est pourtant bien ainsi qu'avait procédé le père de l'indépendance de l'Algérie en mai 1958, brandissant de plus la menace militaire (opération Résurrection), en exigeant du président de la IV° république et du président du conseil les pleins pouvoirs pour fonder un nouveau régime, c'est-à-dire pour renverser la IV° république (française) ; assurant ironiquement ne pas avoir l'intention de "commencer une carrière de dictateur" à 67 ans, il mit effectivement fin à sa dictature quelques mois plus tard en s'investissant président d'un régime présidentiel taillé par ses soins à ses mesures.

 

De son côté le général Gaïd Salah, inflexible constitutionnaliste (et donc évidemment pas associé au projet de Mediène), a immédiatement dénoncé un complot anticonstitutionnaliste de la part de personnes sans mandat ni autorité politique, et insisté sur la solution légale, à savoir le constat de la vacance de la présidence et le déclenchement du processus constitutionnel menant à l'organisation d'une élection présidentielle sous 90 jours, par le président du Conseil de la Nation (sénat) automatiquement chargé de l'interim des fonctions de chef de l'Etat.

 

C'est bien là l'alternative qui incarne la déstabilisation de l'Algérie. Cela fait une bonne décennie que Mediène poussait à traiter séparément dans le temps la question de la réforme constitutionnelle et celle de la succession générationnelle, que la nomenklatura (que l'opinion réduit au ventriloque marionnettiste Saïd Bouteflika qui n'est soi-même qu'une marionnette) a repoussé jusqu'à l'inévitable collision des deux nécessités dans l'urgence dictée, au prétexte circonstanciel de l'élection présidentielle, par les puissances qui ont décidé l'année dernière de faire sauter l'obstacle algérien au déversement de l'Afrique en Europe, et ont peut-être quelque chose à voir avec l'impulsion spontanée télépathique massive du 22 février à manifester par millions en sortant des mosquées. L'alternative est entre un grand chantier de changement de régime et un changement organisé de personnel politique.

 

Un changement organisé de personnel politique suppose l'organisation d'élections d'abord présidentielles puis législatives, sous le pilotage temporaire des autorités intérimaires prévues par la constitution, qui dans un souci de stabilité interdit la démission du gouvernement, la dissolution de l'assemblée, la candidature du chef d'Etat par interim (le président du sénat) à la présidence de la république, ainsi que toute modification constitutionnelle (ou légale majeure) précipitée. Les modifications constitutionnelles par un parlement représentatif des souhaits les plus récents de la population ne peuvent avoir lieu qu'après l'élection d'un nouveau parlement, elle-même consécutive à l'élection présidentielle. C'est l'option démocratique, où le nombre de voix écrites comptées dans les urnes l'emporte sur le volume estimé des vociférations dans la rue. La presse qui se dit à l'écoute du peuple pourrait soutenir cette solution, demandée par le chef de la seule institution en laquelle les Algériens aient infailliblement confiance, à savoir l'armée. Mais au contraire, pour complaire à l'étranger par une interprétation révolutionnaire des mouvements massifs mais pacifiques et sans revendication précise, la presse promeut le lancement désordonné d'un grand chantier de changement de régime, tout en refusant "par principe" qu'il soit conduit selon la proposition gouvernementale du 11 mars d'une conférence nationale constituante sous gouvernement transitoire. Le mot d'ordre non-dit est l'anarchie (commencer par tout détruire), qu'on s'interdit d'appeler chaos au prétexte de la bonne volonté des masses populaires censée n'avoir pas besoin de méthodologie.

 

La solution Mediène est finalement une tentative de compromis, mais de compromis ferme pour mise en oeuvre rapide (prendre de court les déstabilisateurs), à savoir reconnaître le caractère exceptionnel de la crise qui met en danger le pays, entériner le besoin d'un changement de régime en-dehors du cadre fourni par la constitution, et confier arbitrairement à une équipe compétente le lancement d'un chantier refondateur sur la base d'un compromis inclusif avant l'effondrement total de l'Etat. Mais c'est aussi un premier bousculement de la constitution, qui en théorie légitime toute autre dérive ultérieure, selon le paradigme bien connu des théoriciens de la révolution : accepter le principe de la révolution interdit d'en concevoir la fin.

 

Le problème est que l'essentiel de la ressource politique compétente, tant celle susceptible de conduire la transition que celle susceptible d'assurer la relève, a déjà accepté le discours de l'anarchie bienveillante (à l'opposé de l'empirisme organisateur), déclare s'en remettre à la rue et refuse de participer à toute discussion ou réflexion sur le futur ou la méthodogie. Les uns après les autres, les politiciens démissionnent voire même abandonnent leurs fonctions au sein des partis politiques, comme pour se dégager de toute responsabilité quant à l'avenir du pays, ou simplement prétendre se recréer une "virginité" hors gouvernement et hors partis, à la manière Chirac ou Macron. Cette fièvre du lavement de mains a touché jusqu'à Saïd Saadi, autrefois espoir d'une alternance compétente, et contraint les journalistes à questionner les seuls qui osent encore exprimer une opinion, comme la trotskiste Louisa Hanoune... ou les islamistes au début discrets.

 

Dimanche 31 mars la présidence de la république a officiellement nommé les membres du gouvernement Bedoui, le deuxième puisqu'un premier gouvernement Bedoui avait été nommé le 11 mars. Hormis six ministres reconduits (dont le premier ministre, le vice-ministre de la Défense...), ce gouvernement est essentiellement constitué de pointures de seconde catégorie, les vrais politiciens sollicités s'étant certainement faits porter pâles malgré l'interdiction de sortie de territoire imposée par le ministère de la Défense à tous les apparatchiks et suspects de corruption. Le seul aspect notable de la nouvelle équipe gouvernementale en est la disparition des hauts agents de la "communauté internationale", Ramtane Lamamra nommé vingt jours plus tôt ministre des Affaires Etrangères et Lakhdar Brahimi chargé vingt jours plus tôt de conduire la conférence nationale constituante, dont des rumeurs sur leur hésitation à s'engager pour le sauvetage de l'Algérie avaient vite suivi leur nomination... pourtant certainement acceptée avant annonce. Le retrait de Lamamra du ministère des Affaires Etrangères a d'abord été interprété comme l'indice d'une intention de le nommer le 1er avril au sénat, dont il aurait pu être choisi président et donc futur chef de l'Etat par interim, en remplacement du très décrié Abdelkader Bensalah (qui n'aurait eu qu'à démissionner de la présidence du sénat pour laisser la place), mais ce ne fut finalement pas le cas, Lamamra ayant décliné l'offre au dernier moment.

 

Le 2 avril la présidence de la république, qui avait annoncé la veille l'imminence de décisions importantes, a simplement communiqué la démission du président Abdelaziz Bouteflika, et le 3 avril le Conseil Constitutionnel a notifié au parlement la vacance présidentielle, et donc l'accession automatique du président du sénat Abdelkader Bensallah à l'interim des fonctions de chef de l'Etat. Les ragots sur une possibilité de nationalité étrangère (marocaine) de ce dernier sont sans intérêt puisque la constitution n'exige pas dudit intérimaire les mêmes conditions que pour un président de la république. Une élection présidentielle doit avoir lieu pendant le mandat intérimaire de 90 jours, et est déjà annoncée pour le 4 juillet, et le chef d'Etat par interim n'a aucun pouvoir constitutionnel ou même gouvernemental, ne pouvant par exemple même pas accepter la démission d'un ministre, ce qui gèle non seulement la constitution mais également la composition du gouvernement. Dès le début de la semaine tout le monde, y compris la presse gouvernementale, notait déjà l'impopularité et le défaut d'autorité du nouveau gouvernement, les "ministres" stagiaires étant hués voire éjectés à chacune de leurs apparitions publiques, ce qui ne peut que conforter la décision des vrais politiciens de se faire oublier pendant quelque temps et d'éviter le processus de transition.

 

Parenthèse, le 5 avril la communication gouvernementale a annoncé le limogeage du général Athmane Tartag, qui dépendait directement de la présidence de la république, et le rattachement de tous les services de sécurité au ministère de la Défense. Cette restructuration n'a pu légalement intervenir qu'avant le 2 et, affaiblissant le régime politique pour renforcer le pilier militaire, pourrait indiquer un ralliement du général Mediène, sinon à la solution constitutionnelle prônée par le général Gaïd Salah, du moins à la seule institution solide, l'armée.

 

Evidemment le 5, les manifestations du vendredi ont eu lieu pour la septième fois, comme si rien n'avait changé (et encore avant-hier 12 avril). De leur côté les chefs des deux principaux partis islamistes, Abderrazak Mokri et Abdallah Djaballah, sont finalement sortis de la réserve censés les dissocier de ces manifestations spontanées à la sortie des mosquées, pour appeler à une solution "consensuelle" c'est-à-dire non constitutionnelle. Ils exigent la démission du président du Conseil Constitutionnel Belaïz et du Conseil de la Nation (sénat) Bensallah, dont ils ne reconnaissent pas la nomination comme chef d'Etat par interim, ainsi que du premier ministre Bedoui et de tout le gouvernement. Ils estiment que la solution ne peut sortir que d'un préalable "vide institutionnel" (que la science politique nomme anarchie), à savoir la désintégration immédiate de toutes les institutions sauf l'armée, qui pourrait être chargée de conduire un dialogue national devant aboutir à la désignation d'une personnalité et d'une équipe consensuellement acceptées par le mouvement de contestation populaire. Voilà évidemment plus un voeu religieux qu'une méthodologie de changement, et plus l'assurance de conflits que de résultats.

 

A ce jour l'encouragement du maintien de la frustration de la rue, tant par l'étranger que par la presse algérienne complaisante envers la dynamique révolutionnaire et les rares politiciens qui ne veulent pas se faire oublier, semble compromettre tout retour à la normalité. Si l'armée n'obtient pas le rétablissement du respect de la constitution, les agitateurs obtiendront ce qu'ils demandent ouvertement, l'écroulement de tout le système, car comme on l'écrivait le 17 octobre "bousculer le régime serait détruire l'Etat". La suite sera écrite d'une part par des événements anarchiques pouvant mener à la guerre civile, et d'autre part par les (deux) grands commis de l'étranger qui avaient été prépositionnés pour la "transition" puis se sont retirés pour ne pas devoir la conduire dans un cadre organisé. Ceci rappelle le fameux conseil de l'ambassadeur Warren Zimmerman au président Alija Izetbegovic, après la signature de l'accord de Lisbonne du 22 février 1992...

 

La déstabilisation de l'Algérie semble acquise.

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