Ce que l'Ukraine nous dit de la guerre qui vient.

Source : CF2R - Tribune libre n° 118 - par Bernard Wicht - janvier 2023.

 

« La conception braudélienne du temps est fondamentale à l’étudiant de la guerre car elle lui permet d’inscrire sa vision comme sa réflexion théorique dans le temps long, celui qui aide à accéder au temps de la guerre. Ce dernier s’oppose à l’homme du XXIe siècle, homme pressé dont l’horizon mental et temporel subit le diktat de l’instantanéité des analyses journalistiques, des médias de masses et des réseaux sociaux. »
Olivier Entraygues, Regards sur la guerre : L’école de la défaite (2020).

 

 

Après l’acclamation du président Zelensky par le Congrès américain, la promesse publique du Premier ministre britannique d’un flot ininterrompu de munitions à destination de l’Ukraine en 2023 et, last but not least, la demande de l’Ukraine d’exclure la Russie de l’ONU, les médias parlent désormais d’une grande victoire ukrainienne, d’un tournant de la guerre et d’une probable défaite russe.

Face à cette surenchère médiatique, il convient, plus que jamais, de mettre en pratique le principe d’analyse élaboré par Fernand Braudel : « les événements ne sont que poussière, ils ne prennent sens que lorsqu’on les replace dans les rythmes et les cycles de la conjoncture et de la longue durée ». Braudel entend par là qu’il importe d’abord d’appréhender le cadre macro-social-économique et politique ainsi que les tendances lourdes du temps long historique dans lesquels les événements prennent corps pour pouvoir, ensuite seulement, en saisir la portée ou, au contraire, la marginalité. Mutatis mutandis, on rejoint l’approche du prospectiviste Thierry Gaudin pour qui, « la reconnaissance précède la connaissance »[1]. Dans le cas de la guerre en Ukraine, il faut ainsi avoir à l’esprit les paramètres suivants en termes de longue durée si l’on veut porter un regard un tant soit peu pertinent sur les événements :

– nous avons affaire à l’affrontement entre, d’un côté, une puissance hégémonique déclinante (les Etats-Unis) et, de l’autre, une puissance régionale émergente (la Russie) ;

– à la suite de la magistrale étude de Paul Kennedy[2], on sait que les hégémonies sur le déclin sont particulièrement belliqueuses cherchant à compenser par la guerre leur effondrement progressif ;

– s’agissant de l’Europe, à partir de 1945 elle est devenue une dépendance de l’empire américain (Plan Marshall, OEEC/OCDE, OTAN et aujourd’hui l’UE), elle partage donc le destin de son tuteur – la force militaire en moins ;

– fait symptomatique, l’Arabie saoudite (allié fidèle des Etats-Unis, grande puissance pétrolière et protectrice des lieux saints de l’islam) prend désormais ses distances d’avec l’empire.

En conséquence, plutôt que de se demander, comme dans un bon vieux western, « qui sont les gentils et qui sont les méchants », il convient de mettre à profit ce « moment ukrainien » pour tenter de décrypter ce qui nous arrive et, si possible, prévoir une riposte adaptée. Car, il y a tout lieu de penser que c’est dans la matrice de cette guerre que le monde de demain est en train d’éclore.

C’est dans cette optique que je livre les réflexions ci-après :

 

  1. L’Ukraine est au bord du gouffre. Depuis la fin des années 90 l’émigration lui a coûté plus de 20 millions d’habitants (sur les 51 qu’elle comptait lors de son accession à l’indépendance). Avec la guerre, son économie et ses infrastructures sont détruites, la génération des hommes de 18-35 ans a été saignée à blanc dans les combats (plus de 500 tués et blessés par jour depuis mai 2022). L’Ukraine a été sacrifiée par ses mentors : c’est dorénavant un État failli aux portes de l’Europe, une plate-forme idéale pour tous les trafics mafieux et l’économie grise.

 

  1. De son côté, la Russie a le temps. Son économie est de type industriel et, contrairement à celle de la Chine, elle n’est pas financiarisée. Elle est donc relativement solide parce que peu dépendante des fluctuations du dollar et n’est pas non plus partie prenante à l’abyssale dette américaine. Elle est basée sur la vente de produits (gaz, pétrole, céréales, etc.) à des très grands pays (Chine, Inde, Pakistan, pour ne citer que les principaux). Cet élément est très important surtout si l’on admet que le but de guerre russe n’est pas principalement l’Ukraine, mais le système occidental et sa déstabilisation. Dès lors, la solidité économique de la Russie explique pourquoi celle-ci a le temps, pourquoi pour elle les gains territoriaux en Ukraine demeurent secondaires. D’ailleurs, concernant le fait d’« avoir le temps », rappelons également que la pensée stratégique russe est coutumière, au plus tard depuis les guerres napoléoniennes, de céder du terrain pour gagner du temps et, à terme, épuiser l’adversaire. Dans ces conditions, j’aimerais avancer les points suivants :
    – compte tenu de l’hémorragie des effectifs, il n‘y a plus beaucoup d’Ukrainiens dans les forces ukrainiennes. Ce sont majoritairement des mercenaires (Polonais, Slovaques et Allemands pour l’essentiel) qui sont, semble-t-il, dorénavant à la manœuvre.
    – Côté russe, il ne devrait pas y avoir de grande offensive sur Kiev : pourquoi se mettre sur les bras d’immenses territoires ravagés dont les populations vous sont hostiles ?
    – Pour le bloc occidental, la sortie de guerre devient de plus en plus pressante étant donné l’épuisement ukrainien et le coût croissant de la guerre pour ses arsenaux (sans oublier le financement du mercenariat). N’oublions pas que, d’une part, les Etats-Unis ne peuvent pas se permettre de se désarmer au moment où les tensions s’accroissent entre la Chine et Taïwan et, d’autre part, l’impression frénétique de monnaie depuis 2020[3] laisse supposer que le dollar est leur dernier instrument de puissance : à savoir financer des guerres par procuration.
    – Le principal obstacle à la sortie de la guerre : c’est le Président Zelensky qui, avec son incroyable flair politique, a sans doute compris que ses mentors le manipulaient et qui, en retour, fait monter les enchères en exigeant des centaines de milliards de dollars. Donc, sa mise à l’écart devient cruciale … mais hautement problématique. Il est intéressant de noter à ce propos que, depuis quelques temps, les presses russes et ukrainiennes bruissent (chacune à sa manière évidemment) de l’hypothèse d’un coup d’État militaire à Kiev.

 

  1. L’Europe est sans défense. Tant à cause de son désarmement (abolition de la conscription, armées professionnelles à faibles effectifs orientées sur les opérations extérieures, recours au mercenariat, démantèlement des infrastructures logistiques) que de la suppression des frontières entre États (Grand marché, Espace Schengen, système Frontex), son espace géographique est à nouveau ouvert aux « grandes chevauchées »[4] (comprendre grandes invasions). Faisons un retour dans l’histoire pour bien comprendre la signification d’un tel constat.
    Les dernières vagues d’invasion se sont déroulées aux IXe et Xe siècles. Les raids des Vikings, des Sarrasins et des Magyars provoquent alors l’effondrement de l’Empire carolingien. Ensuite, à partir du XIe siècle, avec l’avènement de la féodalité, puis plus tard des États territoriaux, l’Europe occidentale se couvre d’un épais maillage de fortifications (châteaux, forteresses, villes de garnison) rendant quasiment impossible les grandes chevauchées barbares. Plus les pouvoirs territoriaux se renforcent, moins les chevauchées deviennent possibles. Aujourd’hui, ce glacis protecteur n’existe plus, le territoire européen est redevenu une « ville ouverte ». A cet égard, on peut d’ores et déjà mentionner les flux migratoires, le trafic de drogue et d’êtres humains qui traversent l’Europe de part en part, le tout constituant un aggloméré de mafias, de gangs et d’économie grise. L’État-failli ukrainien va d’ailleurs jouer un rôle démultiplicateur en la matière avec la quantité extravagante d’armes déversées dans le pays et qui commencent à se retrouver sur les marchés parallèles.

 

  1. Dès lors, nous allons vers une nouvelle guerre … mais laquelle ? Tout porte à le dire et pourtant, c’est la question la plus difficile à laquelle répondre. En effet, il ne faut pas oublier deux leçons essentielles dans ce domaine : d’une part l’histoire ne repasse pas les plats, chaque époque accouchant de sa conflictualité propre ; d’autre part, une erreur courante consiste à envisager la prochaine guerre dans les termes de la précédente. Ces derniers temps l’évocation récurrente d’une troisième guerre mondiale est un exemple caractéristique de ce type d’erreur. Il faut donc se demander quels sont les principaux axes d’affrontements qui se dessinent.
    Dans le contexte actuel, il est évidemment tentant d’évoquer l’hypothèse d’une attaque de la Russie contre ses voisins immédiats (Pologne, États baltes) dégénérant en un conflit plus large. S’il est évident que les états-majors de l’OTAN ne peuvent pas ignorer une telle éventualité, celle-ci semble néanmoins très peu probable : la Russie n’a ni les moyens militaires, ni la logistique d’une telle ambition. Rappelons par ailleurs que la fin de la Guerre froide voit le schème de la guerre inter-étatique remplacé par celui de la dialectique empire/barbares : à savoir les guerres américaines de la mondialisation et la montée concomitante de l’islamisme-djihadisme. Cette confrontation s’étale de la première guerre d’Irak (1991) à l’évacuation catastrophique de Kaboul en 2021. Plus de trente ans de guerre ou, en d’autres termes, une « guerre de trente ans » qui épuise définitivement l’État-nation occidental le transformant en État pénal-carcéral contrôlé par la finance globale. Aujourd’hui, la guerre en Ukraine laisse apparaître un nouveau schème qui n’annule pas le précédent, mais le supplante dans l’ordre des priorités : la dialectique entre une Europe désarmée et le retour des grandes chevauchées.

 

  1. Europe désarmée vs retour des grandes chevauchées ? S’agissant des nouveaux axes d’affrontement, pour l’Europe c’est celui-ci qui doit d’abord être pris en considération. Et, j’ai envie d’ajouter qu’il n’est pas nécessaire d’« agiter l’épouvantail russe » pour imaginer une guerre en Europe ; la violence armée y est déjà bien présente avec les acteurs de l’économie mafieuse et les zones de non-droit dont les trafics de tous ordres font office de grandes chevauchées post-modernes. Les appareils étatiques peinent d’ailleurs de plus en plus à y faire face, comme l’indique les narco-menaces touchant actuellement la Belgique et les Pays-Bas en passe eux-mêmes de devenir des narco-États. A ce sujet, reprenons la comparaison avec la dernière vague d’invasions des IXe et Xe siècles. Les raids qui ont précipité la chute de l’Empire carolingien ne poursuivaient pas d’objectif politique. Leur but était le brigandage à grande échelle des territoires et des populations afin d’en ramener esclaves et butin. C’est l’intensité de ces attaques, leur caractère répétitif dans la durée et leur aptitude à frapper n’importe où et à l’improviste qui provoquent l’affaissement des sociétés carolingiennes. La paysannerie en particulier (colonne vertébrale des structures sociales de l’époque) se retrouve sans défense face à ces pillages. Par peur des révoltes en effet, la noblesse carolingienne est plus préoccupée de désarmer ses paysans que de les protéger. Les populations locales quittent les régions les plus menacées où églises, monastères et villages sont mis à sac … un peu à l’instar des classes populaires européennes qui aujourd’hui vivent dans la précarité et l’insécurité.

 

  1. Effondrement carolingien = effondrement UE ? Certes, comparaison n’est pas raison, on ne peut cependant s’empêcher d’établir un parallèle entre le sort de la paysannerie de l’époque et la lente destruction des classes moyennes et populaires d’Europe occidentale dans la triple tourmente de la précarité, des inégalités et de l’insécurités, abandonnées par leurs élites politiques et désarmées par un État craignant les émeutes. Mutatis mutandis, on retrouve le type de situation qui a présidé à la chute de l’Empire carolingien. Un cycle de plus de mille ans se bouclerait ainsi : L’Europe est sans défense et les chevauchées migratoires ont pris leur envol !

 

 

Le premier volet de cette analyse est paru fin 2022 aux éditions du Cercle Aristote (https://cerclearistote.fr/produit/ukraine-guerre-qui-vient-bernard-wicht/).
Le texte a également été traduit en anglais sur le site The Postil Magazine (https://www.thepostil.com/what-ukraine-tells-us-about-the-coming-war/).

 

[1] Thierry Gaudin, Les voies de l’esprit : prospectives, Paris, Albin Michel, 2001.

[2] Paul Kennedy, Naissance et déclin des grandes puissances : transformations économiques et conflits militaires entre 1500 et 2000, trad., Paris, Payot, rééd. 2004.

[3] En 2019, ce qui est appelé M1 (c’est-à-dire pièces et billets en circulation et dépôts à vue) correspond aux Etats-Unis à 4 247 milliards de dollars. En 2020 et 2021 cette même statistique s’élève à 18 004 et 20 675 milliards de dollars, respectivement. Cela représente une augmentation de 13 757 milliards de dollars entre 2019 et 2020 et une augmentation de 2 671 milliards de dollars entre 2020 et 2021. En comparaison, l’augmentation moyenne de M1 aux Etats-Unis entre 2009 et 2019 était de 229 milliards de dollars par année. Cumulé entre 2009 et 2019, M1 n’a augmenté que de 2 440 milliards de dollars. En conséquence, ces chiffres indiquent la création, depuis 2020, d’une masse monétaire sans précédent (https://fred.stlouisfed.org/series/WM1NS#0).

[4] Cf. Gabriel Martinez-Gros, Brève histoire des empires : comment ils surgissent, comment ils s’effondrent, Paris, Seuil, 2014.

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