« Armes chimiques » en Syrie et OIAC : à propos   d´une récente déclaration conjointe

...par Nicolas Boeglin - le 30/04/2018.

 

Professeur de Droit International Public, Faculté de Droit, Universidad de Costa Rica (UCR).


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Philippe Lalliot est ambassadeur de France aux Pays-Bas et représente son pays à l’OIAC. Il a passé six mois de sa vie en Syrie, dans les années 90. Il a mené sa carrière de diplomate dans le sillage de Jean-Claude Cousseran (directeur des services secrets extérieurs de 2000 à 2002).

 

Lors d’une réunion organisée par la Russie au sein de l’OIAC (Organisation pour l’Interdiction des Armes Chimiques) à La Haye, le 26 avril 2018, afin d’écouter le témoignage de plusieurs personnes sur la prétendue attaque chimique de Douma par les forces armées syriennes, les États-Unis, la France et le Royaume-Uni ainsi que 14 autres États membres de l’OIAC (sur 192 États membres) ont fait circuler une déclaration conjointe. Celle-ci dénonce l’initiative russe en des termes inusités [1].

Comme on le sait, sur le dossier syrien, les États-Unis, la France et le Royaume-Uni sont convaincus, même en l’absence de preuves ou d’enquête in situ, de la responsabilité directe des autorités syriennes concernant l’usage d’armes chimiques lors de l’incident de Douma. D’autres par contre, attendent d’abord de voir les résultats de l’enquête que l’OIAC doit mener sur le terrain. Cette bataille entre certitudes des uns et incertitude généralisée a provoqué de sérieux remous, comme nous le verrons dans les lignes qui suivent.

 

17 États signataires sur 192

L’OIAC compte 192 États Membres, le seul État manquant à l’appel au plan mondial étant Israël. On notera qu’aucun État d’Afrique, ni d’Asie, ni d’Amérique latine n’a accepté de souscrire la déclaration conjointe du 26 avril 2018, et qu’en Europe, seuls l’Allemagne, le Danemark, l’Italie, l’Islande et les Pays-Bas ainsi que la Bulgarie, la Pologne, la République Tchèque, la Slovaquie et les trois États baltes ont accepté de le faire. L’Australie et le Canada complètent la liste des signataires.

La déclaration conjointe est précédée, tout du moins sur le site officiel de la diplomatie française, par un texte citant le délégué de la France à l’OIAC usant d’un ton et d’expressions assez rares dans des communiqués officiels. On le comprendra sûrement en la lisant, la France et ses alliés anglo-saxons ne sont pas du tout d’accord avec la démarche entreprise par la Russie, et ont jugé utile et opportun de hausser le ton, quitte à innover en matière diplomatique.

Comme l’a affirmé le représentant de la France auprès de l’OIAC, M. Philippe Lalliot, cette réunion n’était qu’une mascarade sordide : « Elle ne surprend pas de la part du gouvernement syrien qui n’est pas à une obscénité près, ayant massacré et gazé son propre peuple depuis plus de 7 ans. Il devra rendre des comptes. Nous y veillerons. C’est plus étonnant de la part de la Russie qui ne peut espérer tromper personne avec une manœuvre aussi grossière. »

On se doit de remarquer que cette déclaration conjointe ne figure pas sur le site de la diplomatie allemande, ni sur celui de la diplomatie danoise, ni italienne, ni canadienne. On remerciera nos lecteurs connaisseurs de langues slaves de bien vouloir nous indiquer quels États d’Europe orientale ont procédé à sa diffusion, afin de mieux apprécier l’effort soutenu de divulgation mené par la France, notamment par rapport aux autres États signataires. On notera également que les références faites dans la presse de cette déclaration conjointe sont peu nombreuses.

 

Le contexte de cette déclaration conjointe

Rappelons que suite aux frappes aériennes menées par les États-Unis, la France et le Royaume-Uni le 13 avril dernier en Syrie [2], divers sites et analyses ont mis en doute la responsabilité directe de la Syrie dans l’incident de Douma, et dénoncé le véritable « fiasco » de cette opération du point de vue militaire ; tandis que bon nombre de juristes ont conclu leurs analyses en réaffirmant l’illégalité de ces frappes au regard du droit international et des dispositions de la Charte des Nations Unies de 1945 concernant l’emploi de la force armée. La Russie pour sa part a dénoncé le fait d’accuser les autorités syriennes sans avoir la moindre preuve sur leur responsabilité directe concernant l’usage d’armes chimiques et a trouvé quelques éléments qui prouveraient que l’incident de Douma n’est qu’un montage.

Au plan du droit, on lit dans une analyse des Professeurs Olivier Corten et Nabil Hajjami, intitulée Les frappes des Etats-Unis, du Royaume-Uni et de la France en Syrie : quelles justifications juridiques ? [3], que : « Cela dit, à force de multiplier les précédents dans lesquels on écarte purement et simplement le droit international au nom d’impératifs moraux ou politiques que l’on définit et interprète soi-même, la norme elle-même tend à s’estomper, si pas à disparaître ».

 

Violer le droit international sous prétexte de le défendre : un pari dangereux

Dans le texte de la déclaration conjointe, on lit que pour les 17 États signataires : « Obstruction, propagande, désinformation sont autant de tentatives visant à porter atteinte au cadre multilatéral ». Il s’agit d’une phrase qui devrait faire sourire de nombreux spécialistes ayant dénoncé l’action unilatérale (menée par trois États qui sont membres permanents du Conseil de sécurité) en violation des dispositions de la Charte des Nations unies. Concernant cette dernière, il est bon de rappeler que suite aux attentats de Paris de 2013, la France avait présenté un projet de résolution au Conseil de sécurité omettant toute référence à la Charte. Nous avions à cette occasion indiqué que :

"La France, à cet égard, avait surpris bien des observateurs en présentant, suite aux attentats de Paris, un projet de résolution au Conseil de sécurité sans aucune mention à la Charte des Nations unies dans le dispositif du texte : une grande première pour la diplomatie française, qui mérite d’être soulignée" [4]

Du point de vue politique, il est clair que les trois États auteurs de la frappe du 13 avril, en s’associant de la sorte (sans attendre d’avoir des éléments de preuves vérifiés et vérifiables) ont perdu le peu de crédibilité qu’ils maintenaient encore au Moyen-Orient, et plus particulièrement la France. Sur la date choisie pour lancer leur raid tripartite du 13 avril, elle coïncide avec l’arrivée en Syrie de l’équipe envoyée par l’OIAC pour enquêter sur l’incident de Douma.

Sur ce détail et quelques autres, nous renvoyons le lecteur à notre article sur les réactions officielles en Amérique Latine suite à ces frappes en Syrie [5]

 

Frappes illégales en Syrie basées sur des rapports de services secrets

L’absence de preuves concernant la responsabilité de la Syrie lors des divers incidents dans lesquels l’usage de substances chimiques est allégué n’est plus un obstacle pour procéder à des frappes aériennes contre la Syrie. Ce constat s’était vérifié lors de la frappe nord-américaine d’avril 2017, réalisée de façon solitaire.

On notera que suite à ce bombardement réalisé par les États-Unis en avril 2017, un rapport des services secrets de la France (annoncé quelques jours avant le premier tour des élections présidentielles) [6] avait rejoint les conclusions de leurs homologues nord-américains [7]. L’annonce officielle de « preuves irréfutables contre la Syrie » par la France a été faite quelques jours avant le premier tour des élections, le 19 avril 2107.

 

En guise de conclusion

On se souvient qu’en septembre 2013, la France a failli déclarer la guerre à la Syrie. Le volte-face du président Barack Obama avait obligé à revoir le dispositif militaire de la France [8]. On lit dans la note précitée que : Mercredi 4 septembre, le jour du débat prévu à l’Assemblée nationale, François Hollande convoque ses principaux ministres et collaborateurs pour un conseil restreint, à 11 h 30, à l’Élysée. « Le président insiste sur la nécessité d’apporter des informations d’origine françaises pour valider un argumentaire en quatre points, raconte un témoin : c’est une attaque chimique, massive, contre des civils, orchestrée par le régime de Bachar Al-Assad ».

La déclaration conjointe du 26 avril 2018 semble confirmer que, presque cinq ans plus tard, la France maintient toujours la même stratégie en Syrie et qu’elle a trouvé un partenaire aux États-Unis disposé à l’accompagner, rapports des services secrets aidant. Toute tentative afin de démontrer autre chose que la responsabilité directe des autorités syriennes, est malvenue et doit être combattue : le concours d’autres États est plus que bienvenu pour y parvenir.

 

Nicolas Boeglin

[1] « Déclaration conjointe de l’Allemagne, l’Australie, la Bulgarie, le Canada, le Danemark, l’Estonie, des Etats-Unis d’Amérique, de la France, l’Islande, l’Italie, la Lettonie, la Lituanie, des Pays-Bas, de la Pologne, la République tchèque, du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et de la Slovaquie », Réseau Voltaire, 26 avril 2018.

[2] Le 13 avril 2018 selon le calendrier US, mais c’était déjà le 14 avril en Syrie. NdlR.

[3] « Les frappes des Etats-Unis, du Royaume-Uni et de la France en Syrie : quelles justifications juridiques ? » par Olivier Corten et Nabil Hajjami, Centre de Droit international, Université libre de Bruxelles, 20 avril 2018.

[4] « Contre une invocation abusive de la légitime défense face au terrorisme », Nicolas Boeglin, Dommages civils, 20 juillet 2016.

[5] « "Yo sospecho, tú sospechas, ... nosotros bombardeamos" : a propósito del bombardeo realizado por Estados Unidos, Francia y Reino Unido en Siria y las reacciones oficiales suscitadas en América Latina », Nicolas Boeglin, Derecho internacional, 26 de Abril de 2018.

[6] « Évaluation française de l’attaque chimique de Khan Cheikhoun », Réseau Voltaire, 26 avril 2017.

[7] « Armes chimiques en Syrie : à propos du rapport des services de renseignements français », Nicolas Boeglin, Derecho internacional, 26 de abril de 2017.

[8] « L’été où la France a presque fait la guerre en Syrie (3/3) », Benjamin Barthe, Nathalie Guibert, Yves-Michel Riols et Christophe Ayad, Le Monde, 15 février 2014.

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