Les répercussions du Brexit dans un monde multipolaire

...par Irnerio Seminatore  - le 07/10/2019.

Le 31 octobre, le Royaume-Uni quittera l’Union européenne, où il était entré en 1973, après 48 ans d’adhésion et deux veto successifs de la part du général de Gaulle, en janvier 1963 et en novembre 1967.

Deux tentatives infructueuses d’entrer dans la Communauté économique européenne (CEE) qui donnent la clé du divorce d’aujourd’hui, marquées, en 1963, par l’incompatibilité de l’économie anglaise avec les règles du « Marché commun » de l’époque et, en particulier de la politique agricole commune (PAC), l’économie britannique étant encore liée au Commonwealth en une zone mondiale de libre-échange et, en novembre 1967, par l’irréductibilité des intérêts insulaires (GB et Pays scandinaves) et des intérêts continentaux (les Six), doublés des relations privilégiées de la Grande-Bretagne avec les États-Unis d’Amérique.

De surcroît l’orientation atlantiste de la politique étrangère et de défense de la Grande-Bretagne et son refus de participer à la création d’une force nucléaire européenne indépendante aurait transformé, aux jeux de De Gaulle, la Communauté européenne en une Communauté atlantique et la première aurait été absorbée par la deuxième.

Ces vieux sentiments de singularité des Britanniques ont-ils joué un réflexe instinctif d’indépendance et de liberté dans les orientations populaires, lors du référendum de juin 2016 sur l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union européenne ?

Il est certain que, du point de vue historique, cette date marquera un échec du projet européen et un tournant décisif dans son évolution.

En effet, les dangers du consensus de masse, exprimés par le référendum britannique, ont pris le pas sur la définition de l’avenir du pays.

Ce retour à l’exercice intégral de la « souveraineté » par un choix populaire s’est fait dans des tensions internes, parlementaires et civiles, ainsi que dans l’incertitude internationale.

Trois arguments ont pesé sur le vote populaire : l’immigration, la zone euro et deux perspectives géopolitiques divergentes sur l’espace économique et politique vers lequel projeter l’avenir des deux ensembles.

De façon générale, le vote en faveur du Brexit a représenté pour tous, continentaux et Britanniques, une victoire du populisme, du nationalisme et du souverainisme.

En France et en Europe, l’impuissance des traités à proposer une offre politique à la hauteur des défis a mis en lumière, grâce au référendum, le clivage qui existe désormais entre deux visions de la société, nationale et internationale.

Le Royaume-Uni, l’intérêt national et la « Balance of Power »

En effet, c’est au nom de « l’intérêt national » que la Grande-Bretagne a toujours défini ses choix, en politique interne et en politique européenne, prônant dans le premier cas l’unité du royaume, et dans le deuxième, l’adoption du vieux principe du « divide et impera »!

L’adaptation de l’intérêt national à la politique de « l’équilibre de puissance », comportant une surveillance permanente des intentions et des manœuvres des acteurs continentaux concurrents, afin que « ne soit pas tenue en une seule main une force supérieure à toutes les autres coalisées » a présidé à l’entrée réluctante de la Grande-Bretagne dans la Communauté économique européenne en 1973.

Perspectives continentales et équilibres planétaires

Si les deux impératifs, de l’intérêt national et de l’équilibre de puissance, ont été les deux fils conducteurs du Royaume-Uni depuis le traité de Utrecht (en 1713, reconfirmé par le Congrès de Vienne en 1805), rien de tel n’a joué pour les 27 pays membres, irréductibles à un principe d’action commun.

Or, l’identification des intérêts de survie et l’insertion de ces intérêts dans les nouveaux équilibres planétaires, portera-t-elle la Grande-Bretagne à oublier son encrage insulaire entre l’Europe et l’Amérique ?

À première vue, le Royaume-Uni vise désormais l’océan Pacifique et l’océan Indien (le vieux Commonwealth) dont le contrôle représente l’enjeu majeur du XXIe siècle comme nouveau centre de gravité du monde, où battra le cœur de la grande finance internationale  et de la grande manufacture.

Un « partenariat ambitieux » entre le Royaume-Uni et l’UE ?

Face à une Union européenne à qui a fait défaut une capacité de conception et d’action géopolitique et stratégique globales, et qui montre une impuissance singulière en matière monétaire, de politique étrangère et de sécurité, mais aussi de frontières et d’immigration, l’attractivité de jadis s’est commuée en délégitimation de son rôle et en diffractions internes multiples, qui rendent douteuses ses propositions de « partenariat ambitieux après le Brexit » (M. Barnier/ Le Figaro du 2 août 2018).

Le Brexit permet en effet de comparer deux interprétations du concept de « souveraineté ».

Du côté britannique, une conception unitaire et cohérente du pouvoir et de la légalité, en sa liberté de manifestations historiques, dont la principale s’exprime sous forme de « Balance of Power ».

Du côté de l’Union, une définition relative et partagée du pouvoir souverain, inessentielle du point de vue historique, artificielle du point de vue institutionnel et circonstancielle du point de vue stratégique.

Or, quelles histoires sont en train d’écrire, aujourd’hui, ces deux acteurs de la vie contemporaine, le Royaume-Uni et l’Union européenne ?

Une histoire de vassalisation du Royaume-Uni à l’entreprise déclinante du projet européen, ou, en revanche, une nouvelle aventure de la liberté des peuples de langue anglaise et un retour des nations ?

La souveraineté et le multilatéralisme selon Mike Pompeo

À l’échelle mondiale, le secrétaire d’État américain, Mike Pompeo, a déclaré, au même moment du référendum, au German Marshall Fund de Bruxelles, la fin du multilatéralisme, au nom de la priorité de la souveraineté américaine sur la logique du système international.

Après avoir rappelé que le vieux système des interdépendances et de la coopération ne fonctionne plus et qu’il profite à des acteurs de l’ombre (la Chine), leur permettant d’avancer des pions au sein des institutions supra-nationales ou de creuser un clivage entre les intérêts de bureaucraties non élues et leurs peuples et pays (UE), Pompeo a rappelé que les intérêts de l’Europe et des États-Unis précèdent ceux des institutions supra-nationales (Onu, UE, FMI, BM, OMC etc.), puisque seuls les États-Nations peuvent garantir les libertés démocratiques et ont pour assise des peuples libres.

Un monde libre est un monde d’États-Nations et ne peut être en aucun cas un univers de bureaucraties supra-nationales.

Ce nouvel ordre ne peut jaillir que d’une profonde réforme des esprits et ne peut aspirer à la stabilité que par l’affirmation d’un principe de cohérence, fondé sur le soubassement de trois notions, le leadership, pourvu du sentiment instinctif de l’histoire, la capacité de décision et d’action, essentielle à la vie des États et l’ordre contraignant du monde, bannissant les compromis sans fin et les déclarations illusoires.

Il ne s’agit pas de rééquilibrer, mais de refonder l’ordre international !

Pas d’inclure l’ennemi ou la menace, mais de l’exclure et de les combattre !

Lorsque la liberté et la démocratie se dissocient et la foi dans la raison disparaît ou s’affaiblit, la « guerre civile » mondiale fait son irruption violente dans le cœur des nations.

La souveraineté et la géopolitique globale

Or, si « la souveraineté » est l’autorité, qui décide du cas d’exception, le Brexit, né d’un conflit entre deux principes, de légitimité et de décision, est millénaire pour l’empire britannique et circonstanciel pour l’empire des normes (l’UE).

En son pur concept, la souveraineté reste le nœud incontournable du maintien ou de la déconstruction de tout ordre social, interne ou international et permet d’inscrire un pouvoir dans la géopolitique des grandes espaces, constitués, au XXIe siècle, par le Pacifique et l’océan Indien, comme pivots maritimes de l’Eurasie.

Ainsi, il est à parier que l’après-Brexit sera marqué par la recherche d’un nouveau destin, planétaire et multipolaire, pour les deux ensembles concurrents,le Royaume-Uni et l’Union européenne

De la vieille architecture euro-continentale de la sécurité, le Royaume-Uni héritera l’objectif historique d’une opposition permanente à la Russie et à toute organisation eurasienne à caractère stratégique, dans le but d’empêcher un rapprochement euro-russe et, encore davantage germano-russe, qui en ferait un ensemble dominant et menaçant.

La souveraineté et l’ordre libéral du monde

Le Brexit, comme beaucoup d’autres moments des relations euro-britanniques a été une victime du consensus de masse des démocraties et des tentations des classes dirigeantes, divisées, de satisfaire simultanément aux revendications populaires et aux objectifs à long terme de leurs pays.

En effet le défi a été de taille et a concerné le grand art de gouverner, autrement dit la capacité de conjuguer les impératifs immédiats des passions populaires et les horizons de l’avenir.

Par ailleurs le Brexit marque la fin du sentiment d’appartenir à une même communauté humaine de peuples et de nations, distincte de toutes les autres, la communauté européenne, qui avait réussi à modérer par la raison et à atténuer par le calcul et par l’équilibre des forces, les rivalités continentales.

Pour conclure, le Brexit pousse à une reconsidération sur la résilience de l’État et de la souveraineté étatique, reposant, dans la conception post-moderne du projet européen, sur le soft power, la société civile et les droits de l’homme, dépourvus de l’expérience millénaire du conflit, de la tragédie et du « Daimon » de la guerre.

À la recherche d’une autre idée de l’Europe

L’activation du débat sur l’épuisement historique du modèle de l’intégration a remis à l’ordre du jour la problématique traditionnelle relative à la primauté des Nations dans les relations européennes et internationales. Dans ce cadre, l’approche réaliste (permanence de la société hobbésienne et de l’anarchie internationale) n’exclut en rien l’approche idéaliste, autrement dit l’adoption d’un déterminisme volontariste pour tout projet historique.

L’Europe a besoin de réalisme pour raviver ses conceptions de la sécurité et de la puissance, sans adhérer à l’apostolat d’une doctrine, mais elle a besoin aussi d’idéalisme  pour réactualiser en permanence son idée de l’Europe.

Le Brexit et ses répercussions dans un monde multipolaire

Le Brexit et ses options

La sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne, comme acteur national essentiel, engendrera une série de répercussions, à caractère systémique

– sur l’interaction stratégique entre acteurs majeurs de la scène mondiale

– sur la logique du risque politique, militaire et financier de l’ensemble occidental

– sur les nouveaux modèles de gouvernance de l’UE.

Ces répercussions peuvent conduire également à un séisme géopolitique prolongé : la dislocation du sous-système régional européen, car le retrait d’un acteur essentiel engendre instabilité et conflit.

En effet la défection d’un acteur étatique ne peut être compensée par un sous-système social, la « société civile », qui n’est pas inspirée par l’intérêt individuel d’un acteur national.

La sortie de l’Union fait reprendre au Royaume-Uni son rôle traditionnel de balancier dans les affaires du continent, comme arbitre de ses équilibres politiques et militaires et comme garant de son ancrage dans le camp euro-atlantique.

En puissance océanique et nucléaire, la Grande-Bretagne renforce également sa liberté d’action sur la scène européenne, à travers l’Otan (balance régionale), et sur la scène mondiale, par le biais du Commonwealth (balance planétaire) et favorise indirectement une distribution du pouvoir plus large et plus souple, qui augmente les incertitudes et pousse à l’établissement de nouvelles règles du jeu dans le domaine économique et financier.

Suite au Brexit, l’UE sera dans l’obligation de choisir entre un partenariat atlantique et un rôle planétaire d’acteur incomplet : la première option la place dans une position subordonnée vis-à-vis de la stratégie globale des États-Unis via l’Otan, la deuxième dans une condition solitaire par rapport à une reconfiguration de son projet initial.

Il s’agit là de la quête d’un espace de manœuvre plus autonome et plus indépendant, à obtenir par des ententes bi ou multilatérales, avec une ou plusieurs puissances extérieures, eurasiennes (Russie, Turquie, Moyen-Orient, Chine) ou extra-européennes (États-Unis).

Le but de la réforme de l’Union serait de reprendre son rôle de puissance d’équilibre dans le système global, lui empêchant de dériver vers un vide géopolitique entre l’Est et l’Ouest et d’interdire la constitution d’alliances défavorables à ses intérêts, dans un monde multipolaire à forte compétition stratégique.

Par ailleurs, un sous-système politique sans leadership ne peut se maintenir, car il est soumis à des forces centrifuges qui aboutissent in fine à la désagrégation de l’ensemble.

La survie des États-Nations

En réalité la survie des États-Nations, même transformés par le processus d’intégration, pose à l’Union européenne trois problèmes majeurs, qui méritent un examen critique et un bilan d’étape, théorique, historique et stratégique.

  • Le premier concerne l’hypothèse aronienne et bien connue : « Peut-on aller au-delà de l’État-Nation ? » Or cette hypothèse a pour objet une analyse de la notion d’autonomie et d’indépendance politiques
  • Le deuxième concerne le multilatéralisme et donc la communauté juridique des nations qui ont leur expression supranationale et universelle dans l’organisation de sécurité des Nations unies
  • Le troisième, l’économie mondiale, ou le processus de mondialisation en cours, ou encore la tendance à une interdépendance planétaire sans cesse accrue.

Qu’est qu’une Europe politique ?

A-t-on perdu la notion du politique ?

Est politique une Europe dressée sur une hiérarchie et donc sur un « leadership » reconnu, articulant la « verticale des responsabilités », en une série de cercles de nations, différenciées entre elles.

Cette Europe avec leadership, s’oppose à la démocratie égalitaristeautrement dit à l’Europe « puissance civile », liée à la défense du « statu quo », constamment remis en cause dans la scène internationale.

À partir de l’expérience séculaire de l’Histoire, décideurs et stratèges savent pertinemment que la sphère de la politique est un maillage dans lequel se nouent et se déploient des rapports de force, des rapports de domination, ainsi que des rapports de compétition et de lutte entre individus, groupes, classes, ethnies, peuples et nations, autour de trois grands enjeux : l’idée, l’ambition et la puissance et que dans ce contexte, seule une « Europe des Nations » est en mesure de préserver la personnalité, l’identité et l’homogénéité, culturelles et civilisationnelles, élaborées par l’Europe, au cours d’une histoire vingt-huit fois séculaire.

Irnerio Seminatore

Bruxelles, 7 octobre 2019

Source : https://ripostelaique.com/les-repercussions-du-brexit-dans-un-monde-multipolaire.html

Commentaires: 0