Au Moyen-Orient, un jeu d’ombres chinoises

...par Caroline Galactéros - le 06/11/2016.

 

Docteur en Science politique, ancien auditeur de l'IHEDN, elle a enseigné la stratégie et l'éthique à l'Ecole de Guerre et à HEC.

Colonel de réserve, elle dirige aujourd'hui la société de conseil PLANETING et tient la chronique "Etat d'esprit, esprit d'Etat" au Point.fr.

Elle a publié "Manières du monde. Manières de guerre" (éd. Nuvis, 2013) et "Guerre, Technologie et société" (avec R. Debray et V. Desportes, éd. Nuvis, 2014).

Polémologue, spécialiste de géopolitique et d'intelligence stratégique, elle décrit sans détours mais avec précision les nouvelles lignes de faille qui dessinent le monde d'aujourd'hui.


En janvier 2016, le président chinois Xi Jinping s'est rendu en Egypte, en Iran et en Arabie Saoudite, où il a rencontré le roi Salman bin Abdulaziz Al Saud. (Xinhua/Ju Peng)

En janvier 2016, le président chinois Xi Jinping s'est rendu en Egypte, en Iran et en Arabie Saoudite, où il a rencontré le roi Salman bin Abdulaziz Al Saud. (Xinhua/Ju Peng)

 

Nous péchons par ethnocentrisme, surtout quand l’objet d’étude porte sur des régions du monde comme le Moyen-Orient (ou l’Afrique) où l’hégémon occidental s’est naguère exprimé par le biais de la colonisation. Cette vision obscurcie par le spectre des colonies tend à faire oublier que le Moyen-Orient, par sa position sur le globe terrestre, est un point d’équilibre (ou de déséquilibre) entre l’Occident et l’Orient, un point de rencontre ou d’incompréhension entre l’histoire de l’Europe et celle de l’Asie. Tel est aujourd’hui le grand oubli. Ne voyant qu’une seule face du Moyen-Orient, celle qui nous concerne, nous oublions celle qui s’observe depuis le point de vue qu’offre le continent asiatique, particulièrement la Chine. Or, si le spectre de la colonisation est une obsession occidentale qui relève bien de la fantasmagorie, l’ombre chinoise qui plane au Levant tient de la stricte réalité : cette ombre est le signal faible de la mise en œuvre d’un plan stratégique chinois visant à étendre sa sphère d’influence en direction de l’Europe et à répondre au pivot américain vers l’Est par un pivot pékinois vers l’Ouest. Contrairement à la vision mâtinée par l’esprit de guerre froide que véhicule l’espace médiatique, la Chine et les Etats-Unis sont le seul duo d’acteurs qui se jaugent au Moyen-Orient (comme ailleurs) par rapport à des considérations stratégiques d’ordre véritablement planétaire. Au Levant, la Russie, comme la Turquie ou l’Iran, déploient bien plutôt des stratégies d’ordre régional et s’appuient d’ailleurs sur le discret imperium chinois pour solidifier leurs objectifs. Il est intéressant de noter que si Washington suit depuis le premier mandat de Barack Obama une stratégie de « leadership from behind » au Levant, c’est aussi le cas de la Chine, alors que la Russie, la Turquie ou l’Iran vont davantage au choc (quoique de manière très différente – et heureusement ! – de ce qu’ont pu faire dans le passé les Etats-Unis). Si la Russie est en train de gagner au Moyen-Orient la première place, tout à la fois capable de soutenir l’axe chiite et de maintenir des relations franches avec les puissances sunnites, c’est qu’elle se place aussi dans le sillage de la Chine, qui, quoique de manière discrète, déploie une stratégie de moyen et long terme au Levant. Nous avons publié un dossier assez complet sur la « nouvelle route de la Soie » chinoise dont les trajets tant terrestre que maritime passent principalement par le Moyen-Orient. L’idée chinoise est donc de constituer un véritable empire commercial destiné à relier l’Asie et l’Europe, en s’appuyant sur les structures étatiques locales, en déversant concrètement des milliards de dollars, sans pour autant exercer de jugement politico-moral sur la nature des régimes concernés par le projet (à l’inverse de la doctrine néoconservatrice américaine…). Pour parvenir à ses fins, la Chine a besoin d’établir un dialogue franc avec l’ensemble des grandes puissances régionales, qu’elles appartiennent à l’axe chiite (Téhéran, Bagdad, Damas) ou sunnite (Istanbul, Doha, Riyad), qu’elles soient perse, turque ou arabes. Pékin a aussi besoin que les Etats soient relativement stables et ne soient pas en proie au chaos, à l’anarchie ou à la guerre civile : elle a donc tout intérêt à ce que la Turquie, l’Iran, la Russie et les pays du Golfe se mettent d’accord sur une cogestion régionale du Moyen-Orient (on en est encore loin, mais certains signes intéressants vont dans ce sens…) et qu’aucune puissance internationale ne se mette dans l’idée de reconfigurer la carte du Moyen-Orient en détruisant les jeunes Etats-nations qui le compose.

Si Pékin n’a pas besoin d’un Moyen-Orient démocratique ou libéral pour parvenir à ses fins et s’il lui convient très bien de s’appuyer sur des Etats  autoritaires, elle a aussi besoin que l’islamisme radical ne prospère pas davantage car, à l’image de la Russie, elle est aussi victime de celui-ci dans les marches de son Empire. Les Russes ont les Tchétchènes, les Chinois ont les Ouighours. Sur ce point, Moscou et Pékin convergent. On peut dès lors comprendre que la Chine soutienne discrètement mais activement un régime autoritaire et laïc comme celui de Bachar al-Assad. On peut aussi comprendre que, comme la Russie encore, la Chine réalise qu’un équilibre au Moyen-Orient ne sera pas trouvé sans une relation de « win win » avec un grand pays comme la Turquie ou avec des puissances influentes comme celles du Golfe. La Chine est donc prête à coopérer, modulo néanmoins la question du soutien au djihadisme international. 

Telle est la toile de fond de ce dossier, comprendre que tous les gestes, souvent discrets, de la Chine au Moyen-Orient s’ancrent dans une vision de long terme de pivot vers l’Ouest destiné à répondre au pivot américain vers l’Est. Comme toute puissance étendue territorialement, à l’image de la Russie, la Chine craint d’être victime d’encerclement, le fameux syndrome obsidional dont les Russes souffriraient particulièrement… Avec la montée des tensions en Mer de Chine, notamment méridionale, Pékin craint cet encerclement. Nous avons consacré à ce sujet un dossier de fond que je vous invite à (re)lire.

Ce dossier de fond du jour répertorie un grand nombre de symptômes de ce pivot chinois vers l’Ouest. Chacun d’eux dévoile un peu de la méthode chinoise et parfois de ses objectifs. Gageons que tous ces signaux seront de plus en plus nombreux…

De la méthode chinoise au Levant

Le 21 janvier 2016, le président Xi Jinping s’est rendu en Egypte dans le cadre de sa tournée régionale au Moyen-Orient. Il a promis de mettre à disposition une enveloppe de 55 milliards de dollars de prêts en investissement pour le Moyen-Orient. Ces investissements entrent directement ou indirectement dans le grand projet de route de la Soie. Ce dernier n’est pas un projet en soi, mais davantage la coordination d’une multitude de projets locaux et régionaux. En plus des enjeux strictement économiques, commerciaux et énergétiques, c’est aussi pour la Chine un moyen d’exercer une influence géostratégique grâce à une approche qu’elle nomme « gagnant-gagnant » fondée sur la non-conditionnalité politico-morale de son soutien économique. C’est aussi une stratégie en creux pour répondre pragmatiquement à un Occident toujours prompt à faire la leçon et soumettre son appui  financier – par ailleurs compté – à l’accélération des réformes politiques et plus largement sociétales s’inscrivant dans un soi-disant processus de démocratisation. Respectant d’abord la souveraineté des Etats et le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures des autres nations, Pékin jouit en conséquence d’une image positive au Moyen-Orient, comme en Afrique d’ailleurs, où elle a largement détrôné les anciennes puissances coloniales, notamment la France ou le Royaume-Uni.

Il ne faut pas oublier les enjeux énergétiques car Pékin dépend de façon considérable de ses importations d’hydrocarbures. Le Moyen-Orient est ainsi le principal fournisseur en pétrole (46%) et en gaz naturel (41,7%) de la Chine. Pékin et les monarchies pétrolières du Conseil de Coopération du Golfe souhaitent accélérer leurs négociations, en cours depuis près de 12 ans, afin de conclure un accord de libre-échange. La Chine souhaite aussi mettre en place un fond d’investissement commun à hauteur de 20 milliards de dollars avec les Emirats arabes unis et le Qatar dédié à l’exploitation des énergies fossiles et au développement des infrastructures au Moyen-Orient. Précisions néanmoins que, pour assurer son indépendance énergétique, Pékin travaille ardemment au développement de son industrie nucléaire civile et lorgne par ailleurs sur les réserves offshore d’hydrocarbures en Mer de Chine méridionale, même si personne ne sait vraiment aujourd’hui si celles-ci sont économiquement rentables. Ce qui ne l’empêche pas, au contraire, de développer des coopérations dans le nucléaire civil au Moyen-Orient. La Chine a ainsi signé un mémorandum d’entente avec l’Egypte pour coopérer à la construction de réacteurs nucléaires. En 2015, la Chine a passé un accord avec la Jordanie pour renforcer leur coopération nucléaire. Pékin coopère également avec la Turquie pour la construction de réacteurs nucléaires. La Chine pourrait entrer en concurrence avec Rosatom, l’agence russe pour le nucléaire civil, qui est en pointe au Moyen-Orient et se développe tous azimuts (notamment en Turquie, en Iran et peut-être demain en Arabie Saoudite). Cette concurrence, si elle faisait l’objet par ailleurs de coopération de diverses natures (les techniques russes sont beaucoup plus avancées, mais Moscou manque de moyens financiers…) pourrait donner lieu à ce que l’on appelle en gestion des stratégies de « coopétition » (définition d’un équilibre mutuel entre compétition et coopération). Rien ne semble pour l’instant l’indiquer.

Sur la question commerciale et industrielle, la Chine a établi plusieurs partenariats avec les pays du Moyen-Orient afin de mieux pouvoir se projeter dans la région, notamment avec son projet d’ouverture d’une voie logistique pour appuyer la Nouvelle Route de la Soie. Sur ce point, je vous invite derechef à lire le dossier de fond que nous avons consacré à ce sujet. D’après le Conseil d’Etat de la République Populaire de Chine, le but de ce projet est de promouvoir la libre circulation des biens de consommation, de distribuer les ressources et les produits plus efficacement afin de pénétrer davantage les marchés étrangers (notamment européens !) en augmentant la connexion entre les continents asiatique, européen et africain. Dans sa communication officielle – il faudra voir à terme ce qu’il en est vraiment –, le gouvernement chinois respecte les principes de consultation, de contribution commune mais également de partage des bénéfices afin de coopérer avec les différents Etats parties prenantes au projet.

Enfin, le discours de Xi Jinping concernant les relations sino-moyen-orientales a été donné au Caire. Ce pays qui partage avec Pékin une certaine forme d’autoritarisme politique n’a pas été choisi au hasard. Le Canal de Suez est un passage obligé de la première route commerciale mondiale, passage nécessaire notamment au transit des marchandises chinoises vers l’Europe. Pékin n’oublie pas que l’Europe est bien l’objectif ultime de cette « nouvelle route de la Soie » et qu’il faudra bien relier les deux rives de la Méditerranée. Ce n’est pas pour rien que ce sont les Chinois qui ont racheté le port d’Athènes…

Le conflit israélo-palestinien, paradigme de la méthode chinoise

La Chine est fortement impliquée dans le conflit israélo-palestinien et soutient l’indépendance et la création d’un Etat palestinien. Les relations sino-palestiniennes avaient atteint leur paroxysme en 1964 lorsque Pékin a reconnu le peuple palestinien comme nation. La Chine est ainsi devenue le premier Etat non arabe à reconnaître l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP). La position de la Pékin est aujourd’hui plus mesurée, mais elle soutient toujours l’OLP en observant notamment avec attention les évolutions de l’attitude américaine sur le dossier. Si les relations USA-Israël ont paru marquer le pas sous l’administration Obama du fait de l’inflexion de la politique américaine au Moyen-Orient et en l’espèce du rapprochement (très relatif) avec l’Iran, le soutien de Washington à l’Etat hébreu, lui, ne faiblit pas. Le 13 septembre 2016, les USA  ont octroyé une aide militaire record de 38 milliards de dollars à Israël pour la période 2019-2028. Cet accord d’aide militaire exceptionnel entrera en vigueur en 2019 et va permettre à Israël de maintenir un avantage militaire qualitatif sur ses voisins au Moyen-Orient comme le prévoient certaines résolutions du Congrès Américain.

Lors de sa visite en Egypte, Xi Jinping a déclaré qu’il accorderait un prêt de 50 millions de yuans (soit approximativement 7,5 millions de dollars) aux Palestiniens afin de soutenir le projet de centrale solaire en Palestine. Une autre emprise concrète de l’influence chinoise au Moyen-Orient et une pierre dans la chaussure de l’allié stratégique de Washington....

En promouvant ainsi l’indépendance et l'autodétermination des peuples à disposer d’eux-mêmes (au Moyen-Orient, pas au Tibet !), la Chine renforce son influence sur la scène internationale tout en promouvant sa conception souverainiste de la puissance dans une alternative implicite au modèle américain fondé sur un droit international qui, au nom des droits de l’homme et en vertu du droit d’ingérence, malmène davantage le cadre hobbesien de la souveraineté des Etats. La Chine rejoint sur ce point le concept russe de « démocratie souveraine » bien analysée par Jacques Sapir. Loin de la philosophie du droit international, la Chine soutient donc pragmatiquement la cause palestinienne pour gêner Washington et contenter ses nombreux alliés arabes au Moyen-Orient. Lors de son discours du Caire, le président Xi Jinping a également déclaré que la Chine allait fournir une aide humanitaire s’élevant en 2016 à 230 millions de yuans (soit approximativement 34,5 millions de dollars) aux populations de Syrie, Jordanie, Liban, Libye et du Yémen.

En Syrie, la Chine soutient al-Assad et regarde à long terme

S’il fallait remonter à loin, n’oublions pas que les relations « sino-syriennes » s’ancrent dans l’histoire antique et médiévale quand la Route de la Soie traversait l’Asie centrale et passait notamment par Palmyre et Damas avant de bifurquer vers Tyr et Antioche. Si, à l’avenir, Bachar al-Assad et Xi Jinping avaient à se rencontrer (qui sait ?) pour parler de la Nouvelle route de la Soie, leur conversation pourrait remonter aux origines…

Quelle est globalement la position de la Chine sur le dossier syrien ? La position est assez simple : au nom de la souveraineté des Etats et du monopole de la violence légitime dont ceux-ci disposent, Pékin soutient le régime de Damas qui se confond pour elle avec l’Etat légal et légitime de la République de Syrie. En tant que puissance étrangère, la Chine n’a pas à intervenir dans les affaires intérieures d’un pays. En revanche, elle condamne toute forme d’ingérence étrangère qui viserait, par un soutien aux rebelles, à déstabiliser l’Etat syrien. Le discours chinois est donc très proche de celui des Russes. Il représente une certaine vision des relations internationales et du droit international. Il s’ancre dans une vision hyperréaliste où la souveraineté des Etats est précisément ce qui fonde le droit international, lequel est par conséquent subsumé sous elle, ce qui tout à la fois le réduit dans son champ d’application, mais le légitime et donc le renforce dans le même temps. La Chine et la Russie ont tous les deux très mal pris l’intervention occidentale en Libye lorsque la résolution n°1973 du conseil de sécurité de l’ONU votée le 17 mars 2011 a largement été outrepassée (celle-ci, prise en vertu du principe de « liberté de protéger », version adoucie du droit d’ingérence, ne donnait aucunement un mandat à la France, aux Etats-Unis et au Royaume-Uni pour renverser le régime du Colonel Kadhafi…).

La Chine s’investit donc directement en Syrie pour soutenir Bachar al-Assad. En 2015, plusieurs conseillers militaires chinois ont été dépêchés auprès de l’armée syrienne dans sa lutte contre Daech. C’est aussi pour Pékin un moyen de lutter contre l’influence grandissante de Daech dans la province chinoise musulmane du Xinjiang, qui fait les frais de violences communautaires depuis plusieurs années. Il y aurait environ 10 millions de Ouïghours dans cette province dont une partie non négligeable, sensible au discours de Daech et d’Al Qaeda, se serait radicalisée en réaction à la sinisation forcée et à la répression des indépendantistes. Durant les dernières années, le gouvernement chinois à mener de nombreuses opérations dans le Xinjiang pour limiter sa contagion et travaille à cet effet en étroite collaboration avec les pays membres de l’organisation de Shanghai. C’est donc assez logiquement que Pékin, en soutenant un Etat laïc et autoritaire en Syrie, cherche à mater les quelques centaines de ressortissants chinois, notamment Ouïghours qui combattent dans les rangs de Daech en Syrie. La similitude avec la situation russe est flagrante.

Une délégation « technique » chinoise s’est rendue en Syrie le 16 août 2016, avec à sa tête l’Amiral Guan Youfei, responsable du nouveau Département de la Coopération militaire internationale chinoise. L’armée chinoise et l’armée syrienne ont conclu un accord à l’issue de cette rencontre. L’armée chinoise s’est engagée à former des militaires syriens du service de santé en Chine. La moitié des médecins militaires de l’armée syrienne aurait été formée en Chine durant les quatre dernières années.

La présence des Chinois en Syrie témoigne enfin d’une volonté de se positionner afin de gagner un accès stratégique au bassin méditerranéen et de participer à la reconstruction du pays à la fin du conflit. Le président syrien a déclaré à la fin mars 2016 que les entreprises russes, chinoises et iraniennes seraient les principales bénéficiaires des contrats conclus au terme de la guerre. La Chine fournit ainsi une assistance économique considérable à destination de la Syrie comme l’avait fait la Russie en 2012 avec la signature d’un accord de coopération économique avant son intervention militaire sur le territoire syrien. Nous rejoignons ici la « question de la nouvelle route de la Soie » que nous abordions dans le premier paragraphe : il faudra songer pour Pékin à relier les deux rives de la Méditerranée et, pour cela, exister militairement en Méditerranée. Ce n’est pas pour rien que des exercices navals sino-russes ont eu lieu en Méditerranée en mai 2015 – ce sont un peu les exercices symétriques de ceux tenus en Mer de Chine fin septembre 2016. La Chine soutient activement Moscou dans sa volonté de revenir dans les mers chaudes de Méditerranée. A ce titre, la base navale russe de Tartous, qui est appelée à devenir une « base navale permanente » alors qu’elle n’était jusque là qu’un « point d’appui logistique et technique » est d’une importance stratégique vitale pour l’axe Pékin/Moscou qui s’invite dans une Mer Méditerranée largement otanisée.

La Chine et l’Iran

Le 23 janvier 2016, deux jours après l’Egypte, Xi Jinping s’est rendu à Téhéran. Cela faisait 14 ans qu’un président chinois ne s’était pas rendu en Iran pour une visite officielle d’Etat.

A l’issue de cette rencontre, la Chine et l’Iran ont annoncé souhaiter renforcer leur relation économique et augmenter considérablement leurs échanges commerciaux pour atteindre  600 milliards de dollars à horizon de 10 ans. La Chine avait noué un partenariat économique important avec l’Iran (Joint Comprehensive Plan Of Action) avant même que l’accord sur le nucléaire iranien  ne soit signé le 14 juillet 2015. En 2014, les échanges économiques entre la Chine et l’Iran s’élevaient à 52 milliards de dollars. Ces derniers devront augmenter de 10% annuellement durant dix ans afin de réaliser leurs ambitions. La levée (très) progressive des sanctions a permis de renforcer les relations économiques entre l’Iran et la Chine et d’entamer la négociation d’un accord de coopération élargie sur les 25 années à venir. La Chine et l’Iran souhaitent coopérer et avoir des investissements réciproques dans différents domaines comme les transports, les ports, l’industrie, le service et l’énergie.

La Chine envisage d’effectuer des investissements considérables dans les industries énergétiques en Iran. Selon les médias iraniens, 36% du commerce extérieur du l’Iran s’effectuent avec la Chine, qui est le plus gros acheteur de pétrole iranien. Le 31 août 2016, l’Iran a annoncé avoir exporté 1,3 milliards de dollars de minéraux en 5 mois à la Chine, l’Irak et les Emirats Arabes Unis. Les exportations de l’Iran à ses principaux partenaires asiatiques ont augmenté de 61%. Selon Reuters, les exportations pétrolières iraniennes vers l’Inde, le Japon et la Corée du Sud s’élèvent à 1,64 millions de barils/jour,  tandis que l’Iran exportait 0,56 millions de barils/ jour à la Chine en juillet 2016, plaçant alors le pays comme le plus gros importateur pétrolier de l’Iran. La Chine prévoit de devenir le plus gros consommateur mondial de pétrole. Selon les estimations, la demande pétrolière chinoise devrait passer de 6 millions de barils par jour à 13 millions de barils par jour en 2035. L’un des atouts majeurs de l’Iran pour la Chine est que ce dernier est le pays le plus fiable dans la région en matière énergétique dans la mesure où sa politique énergétique n’est pas perméable à l’influence ou aux pressions étrangères. La collaboration sino-iranienne s’explique aussi par le pragmatisme chinois qui a perçu l’Iran comme une opportunité dans laquelle investir, anticipant les bénéfices à gagner en ravivant une économie iranienne suffoquant sous les sanctions. Sur ce point, la Chine n’est pas comme les Etats européens qui, sous le joug de l’extraterritorialité du droit américain, hésitent à revenir investir le marché iranien et, concrètement, ont largement manqué le coche. Habilement, la Chine est devenu le premier partenaire commercial de la République islamique dès 2009. Bien avant la signature du JCPOA, la Chine avait déjà permis à l’économie iranienne de survivre en lui achetant son pétrole en effectuant des transactions en yuans et non pas en dollars afin de contourner les sanctions américaines. La Chine a également beaucoup investi dans les routes, les usines et les infrastructures iraniennes à cette même période, mouvement qui devrait s’accélérer avec les fonds chinois, publics ou privés, destinés à la Nouvelle route de la Soie.

Les relations sino-iraniennes sont loin de se limiter à un simple renforcement de leur partenariat économique et commercial. N’oublions pas que l’Iran est de très loin le plus vieil Etat-nation de la région et, par conséquent, le plus solide, l’existence de tels Etats dans la région étant un objectif privilégié de Pékin pour pouvoir mener à bien son ambition moyen-orientale qui ne peut se déployer sur un terrain fait de chaos et de guerres civiles. Téhéran et Pékin ont donc des liens diplomatiques et militaires forts. La Chine a ainsi contribué au démarrage du programme nucléaire iranien dans les années 1980. Le directeur de l’organisation de l’énergie atomique d’Iran, Ali Akbar Salehi, a annoncé début 2016 qu’il pensait accepter l’aide de la Chine pour la construction de deux réacteurs nucléaires. Salehi et son homologue chinois Xu Dazhe ont décidé de coopérer pour la reconfiguration du site nucléaire d’Arak. Plus largement, depuis la Guerre froide, les complexes militaires et industriels des deux pays sont proches. Lors de la visite du président Xi Jinping dans la capitale iranienne, le Guide suprême Khamenei a rappelé que Téhéran n’oubliera jamais le soutien chinois. Le président Hassan Rohani a quant à lui déclaré que « l’Iran et la Chine ont convenu d’établir une relation stratégique ». La Chine perçoit l’Iran comme un allié disposant d’une position géostratégique privilégiée, frontalier avec la mer Caspienne et le Golfe persique. Un atout de taille aux yeux de Pékin pour son projet de « Nouvelle route de la Soie » (NRS) que nous évoquions, tremplin géopolitique destiné à lui permettre de regagner une centralité économique et stratégique et donc d’étendre sa zone d’influence économique et culturelle. 

Sur un plan purement géostratégique, la Chine coopère plus facilement avec l’Iran chiite qu’avec les puissances sunnites du Golfe, dont l’Arabie Saoudite en prise, depuis le pacte du Quincy de 1945, dans une alliance (trop ?) stratégique avec les Etats-Unis. Notons d’ailleurs que l’Iran comme la Chine s’étaient opposées à l’intervention américaine en Irak et en Afghanistan. Ils partagent sur ce point et avec la Russie une défiance commune envers Washington.

Au niveau militaire, la Chine a conduit des exercices navals avec l’Iran en septembre 2014 dans le Golfe Persique. L’Iran suit également les traces de la Chine en matière de défense stratégique. Téhéran développe en effet un système A2/AD (Anti-access/area denial), similaire à celui de Pékin, afin de réduire la suprématie militaire américaine dans le Golfe persique. Notons néanmoins qu’en matière de défense antiaérienne et antimissile, l’Iran repose également sur la Russie qui lui a fourni cette année les fameux systèmes S-300 (systèmes que la Chine produit de façon indigène depuis la fin des années 1990). La Chine a également signé des pactes de « cyber-coopération » avec l’Iran comme en témoigne la venue de Mahmoud Vaezi, ministre iranien de la Communication et des Technologies de l’Information, à Pékin le 13 juin 2015, pour y rencontrer l’expert en cybersécurité Lu Wei. Il est probable que, dans la années à venir, en même temps que les sanctions seront levées, la Chine, en compétition de ce domaine comme dans bien d’autres avec la Russie, exportera de très importantes quantités d’armements en Iran.

En novembre 2015, le coordinateur du renseignement et de la sécurité à la tête du Parti communiste chinois, Meng Jianzhu, a reçu une délégation iranienne composée du Vice-président Eshq Jahangiri, du ministre de l’Intérieur Abdolreza Rahmani Fazlo et des hauts-fonctionnaires du VAJA, le service de renseignement de Téhéran. Les deux parties ont échangé des informations sur les séparatistes ouïghours qui revendiquent l’indépendance du Xinjiang chinois comme sur Daech. Les Services chinois ont une présence ancienne en Syrie, qui remonte au début des années 70 lors de l’ascension au pouvoir de Hafez el-Assad.

On voit ainsi se former une véritable alliance stratégique entre Téhéran et Pékin, toujours fondée sur le principe de « gagnant-gagnant ». Quels que soient les résultats des élections américaines le 8 novembre prochain, la relative bienveillance américaine envers Téhéran pourrait se durcir, que ce soit dans l’hypothèse de la néoconservatrice Hillary Clinton, qui devrait apporter des gages à son allié saoudien, ou dans celle de Donald Trump, trublion non interventionniste, mais également peu adepte du libre-échange, qui n’a pas manqué de critiquer la « réconciliation » américano-iranienne engagée par Barack Obama. Pour Téhéran, cette alliance avec la Chine est donc vitale en cas de refroidissement avec l’Occident d’autant que ce n’est pas la France qui viendra jouer le rôle d’honest broker entre Washington et Téhéran – avec Laurent Fabius, plus anti-iranien que John Kerry lui-même, Paris jouait davantage le rôle de dishonest broker. Du côté chinois, comme on l’a vu, l’Iran est l’Etat garant du projet de Nouvel route de la Soie par sa solidité, son indépendance et sa position.

La Chine et l’Arabie Saoudite

Y a-t-il beaucoup de chefs d’Etat qui auraient pu se rendre en trois jours à la fois à en Iran et en Arabie Saoudite ? Le mercredi 20 janvier 2016, trois jours avant sa rencontre de Téhéran, le président chinois et le roi d’Arabie Saoudite ont inauguré une raffinerie construite en partenariat. L’Arabie Saoudite est le plus gros fournisseur de pétrole de la Chine. Malgré les tensions entre l’Arabie Saoudite et l’Iran, la Chine s’est implantée dans ces deux pays sans encombre grâce à sa politique de non-ingérence et de neutralité diplomatique. Pendant la visite de Xi Jinping à Riyad, la Chine et l’Arabie Saoudite ont signé 14 accords et mémorandums d’entente, notamment économiques. Il est aussi question de l’établissement d’un mécanisme de consultation sur la lutte contre le terrorisme et sur la construction d’un réacteur nucléaire. L’Arabie Saoudite, par son idéologie wahhabite dangereuse et par son intimité avec les Américains, n’a pas vocation à devenir un allié stratégique de la Chine comme ce pourrait être le cas de l’Iran. Mais Pékin va continuer d’entretenir avec les cheiks saoudiens des relations franches et cordiales d’autant que Riyad comme les autres Etats du Golfe sont aujourd’hui dans une position défensive. Leur financement du djihadisme international pourraient se retourner contre eux, surtout si la baisse du prix de l’or noir réduit les bénéfices de leurs rentes pétrolières. Les luttes intestines entre les grandes familles au sein de ces Etats font que ceux-ci sont plus fragiles que jamais. Alors qu’ils ont échoué à renverser le régime de Bachar al-Assad en Syrie, l’Arabie Saoudite et ses alliés s’enlisent dans le conflit au Yémen où leur armée, malgré un budget colossal, apparaît dénuée de toute capacité réelle d’opération (sauf contre les civils…). Quant aux Etats-Unis, on voit avec les attaques ciblées (et largement justifiées) contre Hillary Clinton et sa fondation que l’alliance américano-saoudienne tourne à la schizophrénie depuis les attentats du World Trade Center. On ne dira jamais assez que Donald Trump et ses outrances récoltent d’abord les fruits d’une évidence, celle de dénoncer, avec le perdant socialiste Bernie Sanders, les ravages d’une politique américaine néoconservatrice largement alliée dans les faits avec les premiers responsables du djihadisme mortifère sur toute la planète.

En conclusion, rappelons que Pékin a créé un outil destiné à l’expansion de sphère d’influence, la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (BAII), rivale de la Banque asiatique de développement et plus largement de la Banque mondiale, toutes les deux dominées par les Etats-Unis et par… le dollar. Dans le cadre du projet de « nouvelle route de la Soie », la BAII pourrait jouer un rôle intégrateur très important et peser lourd à l’avenir dans les affaires du Levant. N’oublions pas également que l’objectif de la Chine est d’abolir « la dictature du dollar » et d’imposer le Yuan comme une monnaie d’alternative d’échange, ce qu’elle commence à faire avec la Russie. Et parmi les 57 membres de la BAII, dont 14 membres de l’Union européenne, en font également partie l’Arabie Saoudite, l’Egypte, les Emirats Arabes Unis, l’Iran, la Jordanie, le sultanat d’Oman, le Qatar, la Turquie et bien sûr la Russie. Les ombres chinoises au Moyen-Orient pèsent lourdement, mais nous faisons mine de ne pas les voir.


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Commentaires: 2
  • #1

    Houdet (dimanche, 13 novembre 2016 08:51)

    Se mettre à la place de l'autre.
    Tournez votre globe, mettez là pays à étudier au centre et regardez A l'est et A l'ouest.
    C'est édifiant pour l'Orient compliqué

  • #2

    BERNARD Serge (mardi, 15 novembre 2016 16:07)

    Très très bon article. Merci